B. Le panorama industriel et la ville-usine

Pittsburgh, pourtant, offre un cas particulier dont les textes que nous venons de citer suggèrent précisément la nature. Nous avons déjà montré, dans la première partie de ce travail, que la ville de l’acier apparaît, aux yeux de nombreux contemporains, comme le prototype idéal de la cité du futur : il s’agit en effet d’une ville dont les composantes urbaine et industrielle ne font qu’une. De ce point de vue, il est incontestable que la puissance synthétique du panorama est l’un des moyens visuels de renforcer cet idéal de cohérence entre ville et industrie. Or ce thème est l’un des enjeux majeurs de la critique progressiste. Se révèle en effet, au début du 20e siècle, une appropriation croissante de l’urbain par l’industriel, qui se traduit iconographiquement par une confusion progressive des genres. Le panorama industriel en vient peu à peu à contaminer le panorama urbain et la tradition de la photographie « Grand Style » dont parle Peter Hales. Les usines ne se contentent pas de s’ajouter à la ville, d’y trouver simplement la place qui serait la leur. Il nous semble au contraire que l’iconographie industrielle vient en quelque sorte supplanter les représentations proprement urbaines pour tenter de se poser en principe de cohésion de la cité. Disons, pour le moins, que deux logiques de représentation entrent progressivement en concurrence : l’une où l’industrie reste une simple composante, parmi d’autres, du paysage urbain ; l’autre où l’élément industriel sert de principe organisateur à la cité et à ses images. L’analyse de quelques exemples permettra sans doute de mieux poser les termes de l’alternative.

Dans son ouvrage datant de 1908, intitulé A Short History of Pittsburgh, Samuel Church consacre un chapitre à l’industrie locale : la seule image qui illustre cette section est un panorama de la ville.329 Celle-ci apparaît donc comme une entité spatiale et architecturale, dont l’industrie n’est que l’un des principes dynamiques, même si sa part dans la prospérité urbaine est croissante. Cette vision, si l’on se fie aux principales publications de l’époque, est très minoritaire au début du 20e siècle. On trouve notamment très peu de photographies comparables à celle publiée dans l’album commémoratif du cent-cinquantenaire, édité par Edward White, et intitulée Manufacturing District Along the Allegheny (Figure 3).330 Cette image offre un point de vue pourtant simple, mais quasi inédit, du moins dans les documents de l’époque parvenus jusqu’à nous : l’industrie y est vue de l’intérieur de la ville. Les usines ne sont qu’un élément de l’ensemble, certes important, mais non prédominant.

Le choix d’un point de vue intérieur à la cité, et non d’une vue panoramique au sens strict, renforce cette impression. On en revient ici, même si l’ambition de l’image est moindre, au point de vue de Muybridge sur San Francisco en 1878. Par rapport au panorama Grand Style du tournant du siècle, la ville retrouve ici une complexité perdue, elle n’est plus réduite aux dimensions d’une silhouette (skyline). Surtout, par rapport à l’organisation des images que nous allons analyser plus loin,

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Figure 3 : Manufacturing District Along the Allegheny ( 150 Years of Unparalleled Thrift , 1908, p. 33).

cette photographie possède la particularité rare d’essayer d’intégrer le géant industriel à un modèle proprement urbain. L’association, dans la légende, des deux mots « manufacturing » et « district », pour banale qu’elle puisse paraître à première vue, est en réalité extrêmement significative. Elle permet de souligner que l’espace ainsi vu est avant tout un quartier, et non un espace purement industriel. Or cette vision, à Pittsburgh et dans ses environs, est loin d’être dominante à l’époque.

En effet, au moment du Survey, le paysage urbain semble sur le point de se fondre dans le paysage industriel, alors que de véritables « villes-usines » passent aux yeux de certains pour la forme la plus aboutie du développement urbain. Là encore, le panorama photographique ne manque pas de renforcer cette vision de cohérence et d’homogénéité, mais celle-ci se fait souvent au détriment de la cité. L’unité visuelle tente de suggérer, à sa manière, l’idée d’une sorte de consensus industriel. Face aux évolutions sociales massives qui remettent en cause l’homogénéité supposée de la communauté urbaine, la ville-industrie se pose en modèle du futur, en symbole du progrès, et tente de redéfinir la cohésion urbaine autour de son dynamisme économique. La cité industrielle est la demeure partagée d’une population qui vit par et pour la production sidérurgique. Comme l’écrit Willard Glazer, dès 1884, dans son livre Peculiarities of American Cities :

‘« Pittsburgh is a city of workers. From the proprietors of those extensive works, down to the youngest apprentices, all are busy ; and perhaps the higher up the scale, the harder the work and the greater the worry. » 331

Cette définition bien trop large du « travailleur » est déjà mise à mal à l’heure où Glazer écrit ces lignes. Mais pour l’observateur extérieur, désireux de définir en quelques mots la caractéristique la plus évidente de Pittsburgh, l’idée de « ville-usine » s’impose ; la cité de l’acier n’a d’identité qu’industrielle. C’est précisément cette définition qui lui donne, de facto, l’homogénéité culturelle et sociale dont certains Américains commencent déjà à redouter la disparition.

Naturellement, l’équivalence entre ville et industrie est plus marquée encore dans les publications dont le but avoué est de vanter les mérites de la puissance sidérurgique. On en trouve des exemples extrêmes dans le premier rapport annuel du géant U. S. Steel, publié en 1903, deux ans après la création du groupe par J. P. Morgan.332 Parmi les 63 illustrations qui concluent ce volume, on trouve des panoramas de « communes » telles que Homestead ou Bessemer.333 Ces deux villes-usines ont été modelées - voire fondées, en ce qui concerne la seconde - par et pour l’industrie. Par leur situation géographique, elles « prolongent » en quelque sorte Pittsburgh le long des rives de l’Allegheny et de la Monongahela, et reçoivent d’ailleurs le même traitement iconographique : une représentation panoramique qui élève visuellement ces communes industrielles au rang de « villes », sous le titre général, extrêmement révélateur, de Views of representative properties owned by Subsidiary Companies of United States Steel Corporation (Figure 4). Sur ces images, souvent recadrées horizontalement, des ensembles industriels immenses paraissent ainsi plus étendus encore, longeant la rivière comme Pittsburgh le fera elle-même en août 1910 à la une du Pittsburgh Post. Ces usines se présentent ainsi, par leur taille et leur situation géographique, comme les nouveaux visages, ou du moins les nouvelles facettes, de la représentation des villes industrielles.

Ici, les usines usurpent en quelque sorte la place traditionnellement dévolue à la ville comme principe organisateur du paysage. Ils n’en font plus seulement partie, mais au contraire la remplacent, ou du moins lui font concurrence. Les légendes de ces images, en précisant le nom des communes où sont installées les usines, ne font que souligner l’emprise de ces dernières sur le territoire ainsi constitué. Les Homestead Works sont installés à Munhall, au mépris de toute logique ; les Edgar Thompson Works sont implantés à Bessemer, nom dont la charge symbolique est écrasante. Les photographies publiées ici ont pour conséquence ultime de faire ressortir une extraordinaire absence : malgré l’ampleur des images, on ne voit

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Figure 4 : Views of representative properties owned by Subsidiary Companies of United States Steel Corporation ( First annual report of the United States Steel Corporation , 1903).

justement ni Munhall, ni Bessemer. « Homestead » n’est qu’un nom d’usine. Ces trois « villes », annexes de Pittsburgh, ont littéralement disparu du paysage (elles n’ont sans doute jamais eu l’occasion d’y figurer réellement), sinon de la carte. Ce sont surtout, si l’on en croit le surtitre de ces images, des annexes de U. S. Steel, c’est-à-dire des propriétés industrielles.

On comprend mieux encore l’importance de ce basculement en faisant un détour par l’Indiana. Il y sort de terre, au moment même du Survey, une ville baptisée du nom du président de U. S. Steel, Gary. Selon de North American Review of Reviews, ce nouveau centre industriel créé de toutes pièces est destiné, sous peu, à rivaliser avec Pittsburgh. L’article célébrant la mise en service du premier haut-fourneau local, publié en 1909, commence ainsi :

‘« A stereopticon image magnifying a hundredfold the problem-details facing every business man -
That is Gary.
Because of its magnitude - the world-challenging job of creating a new city, deep-sea harbor, industry’s biggest steel mill, - Gary has held the attention of four continents since 1900 [...] »334

Sans vouloir en tirer des conclusions excessives par rapport au propos explicite du texte, on ne peut manquer de souligner en passant la remarquable métaphore qui fait de Gary, nouvelle ville-usine, une vue stéréographique. Ce type d’image était en effet la forme privilégiée de la diffusion de photographies - et notamment de panoramas naturels et urbain - pendant la deuxième moitié du 19e siècle. Dépassées, ou du moins désuètes, au 20e siècle, les images « stéréo » produites sous divers noms et diverses formes donnaient la sensation de la profondeur et du relief : elles passaient donc pour des représentations complexes et fidèles, des « illusions parfaites ». Un texte souvent cité d’Oliver Wendell Holmes proposait d’ailleurs avec humour, dès 1859, de se désintéresser du monde pour ne plus s’intéresser qu’aux imitations fascinantes qu’en proposaient le stéréoscope et la stéréographie.335 La reprise d’une métaphore « stéréoptique », cinquante ans plus tard, n’est certes pas aussi riche d’implications que le texte justement célèbre de Holmes. Elle met néanmoins l’accent sur le statut de Gary en tant que « modèle réduit » du monde, si parfait qu’il serait lui aussi susceptible, comme les images stéréographiques, de supplanter tous les autres modèles urbains et sociaux. En outre, le « stereopticon » industriel est posé, par la seule vertu de cette métaphore, comme une réalité à la fois tri-dimensionnelle et spectaculaire, comme une construction bien plus complexe qu’un simple panorama en deux dimensions. Dans le reste de l’article, la comparaison avec le « stereopticon » est explicitement justifiée par la complexité et la précision extrêmes de l’organisation sociale et industrielle imaginée et réalisée à Gary.

Or, comment ce modèle envisage-t-il la ville ? L’article de la Review of Reviews décrit d’abord la manière dont le site naturel a dû être modifié pour accommoder l’implantation de l’usine ; puis les modalités de la construction des bâtiments industriels ; enfin, l’élaboration d’une ville ouvrière où loger les employés. Dans cette réalisation quasi expérimentale, on voit bien comment se conçoit le nouvel espace urbain : le projet industriel prend possession du paysage et le modèle selon ses besoins (suivant l’adage : « Build the perfect plant on paper ; then fit the site to the plant »336). Dans un deuxième temps, il engendre une ville qui ne vit que par et pour lui, en offrant simultanément toutes les garanties de confort de la vie citadine :

‘« [...] by reason of its metropolitan comforts and conveniences, its perfect sanitation, its reasonable rents ; its low rates for water, gas, and electric light ; its parks and schools ; opportunity to build a house on terms even a pick-and-shovel man can compass... Five hundred houses will be built, for sale or rent. »337

L’article de la Review of Reviews tire de cette entreprise titanesque les conclusions qui s’imposent : malgré tout le respect dû à l’honorable Juge Gary, l’auteur suggère que ce nouveau fleuron du paysage industriel américain devrait plutôt être baptisé « Economy ». La ville n’est plus considérée comme une entité politique, ou même comme un ensemble architectural, mais bien, pour reprendre une terminologie plus récente, comme une sorte d’« unité de production ». L’expression est utile, car c’est justement cette unité qui permet la représentation. Pour seule illustration à cet article, écrit alors que l’essentiel de la « ville », au sens plus traditionnel du terme, n’est pas encore sortie de terre, on trouve l’image d’un haut-fourneau, en légère plongée, dans la phase terminale de sa construction. Ce bâtiment industriel isolé, image relevant d’un « monumental économique » dont nous aurons l’occasion de reparler, devient le signe métonymique de la ville dans son ensemble.

Le cas extrême de Gary, qui, comme Pullman par exemple, est conçue dès l’origine comme une ville-usine, n’est certes pas généralisable à toutes les grandes cités américaines. Il ne serait sans doute pas applicable à une analyse des représentations de New York ou San Francisco par exemple. Mais il reste un modèle de référence pour une ville comme Pittsburgh, qui offre un « profil » différent, à mi-chemin, en quelque sorte entre Gary et New York. Ses aspirations à devenir une grande métropole y sont en effet indissociables du motif industriel. Cette double dimension est notamment sensible dans les très nombreuses représentations panoramiques de l’angle occidental du triangle formée par la jonction de l’Allegheny et de la Monongahela, connue à Pittsburgh sous le nom de « The Point ». Cet espace est en quelque sorte la « signature » visuelle de la ville, comme peuvent l’être certains points de vues immédiatement reconnaissables d’autres grandes métropoles américaines. Ce sont en général des versions plus synthétiques encore du traditionnel panorama, perçu parfois comme trop complexe, parfois comme insuffisamment identifiable, ou dans certains cas impossible techniquement à réaliser du fait de la topographie. Comme l’explique Anselin Strauss :

‘« [...] even an aerial view is for some purposes too large and too various to symbolize the city. Briefer, more condensed symbols are available, which are often more evocative, for all their conciseness. Thus the delicate and majestic sweep of the Golden Gate Bridge stands for San Francisco, a brief close-up of the French Quarter identifies New Orleans, and, most commonly of all, a view of the New York skyline from the Battery is the standing equivalent for that city [...] This familiar expression of the city’s essential nature is as much accepted by native New Yorkers as it is by outsiders. »338

A Pittsburgh, le seul exemple d’un tel « raccourci » visuel est précisément l’imagerie traditionnelle centrée sur la pointe occidentale de la ville (The Point), que nous avons déjà évoquée dans la tradition du panorama industriel traditionnel (Figure 2). Qu’une telle image soit utilisée comme frontispice d’un volume du Survey dont le sous-titre est Civic Frontage suggère bien à quel point cette vue particulière de Pittsburgh peut être susceptible, dans certains cas, de transcender la dimension industrielle de la ville pour lui rendre une identité plus globalement urbaine et « civique ». Mais le Quartier Français de La Nouvelle-Orléans ou le Golden Gate de San Francisco ont l’immense avantage d’être des symboles presque autonomes, qui organisent un espace qui leur est propre : le French Quarter est un quartier d’un autre temps, une survivance du passé historique de la ville ; le célèbre pont de San Francisco est à l’écart de la cité, arc majestueux au-dessus de l’océan, et qui semble suspendu par miracle. The Point au contraire, même s’il est le site historique de la naissance de la ville, ne parvient pas à échapper à l’omniprésence des symboles industriels. Sur les photographies du début du siècle, sa pointe ultime est en partie colonisée par des entrepôts. Des ponts métalliques le relient aux usines qui bordent l’Allegheny et la Monongahela. Il manque à ces vues un élément d’intemporalité ou d’indépendance économique, spatiale ou visuelle. The Point n’est pas un vestige intact du passé, ni le symbole majestueux d’un avenir radieux. Il est précisément, au contraire, l’image contingente du présent, la manifestation spatiale et visuelle de la prise de pouvoir sans cesse plus grande de l’industriel et de l’économique sur l’espace naturel et urbain.

On le voit, l’évolution du panorama urbain est soumise à diverses « pressions » visuelles, indissociables du poids croissant de la grande sidérurgie sur le développement de la cité. D’abord, le panorama industriel tend à faire passer certaines usines de la banlieue de Pittsburgh pour des villes à part entière. Ensuite, les modèles proposés pour la cité du futur (Gary, Pullman) s’organisent autour des bâtiments industriels. Enfin, l’image de la ville qui est la plus souvent reprise pour tenter d’en symboliser l’identité, The Point, doit s’accommoder de la multiplication des signes industriels. Le rôle de la photographie ne se limite pas, on le voit, à enregistrer ponctuellement la redistribution de l’espace urbain autour de la ville. En mettant sur un pied d’égalité Bessemer et Pittsburgh, en fixant comme image de la ville un espace progressivement gagné par l’activité industrielle, le panorama propose une synthèse visuelle où la part de l’usine se fait non seulement plus pressante, mais aussi plus fondamentale. Rappelons à nouveau la une du Pittsburgh Post, définissant le profil architectural de la ville (skyline) comme un « symbole de sa puissance industrielle ». En postulant la synthèse entre ces deux éléments, le panorama en vient à participer à la définition unidimensionnelle d’une ville qui n’est plus connue que sous le nom de Steel City. La force de ces représentations est telle que le Survey lui-même, lorsqu’il les aborde, semble parfois les adopter. Le plus souvent, pourtant, il cherche le moyen de les remettre en cause.

Notes
329.

Voir Church, Samuel Harden, A short history of Pittsburgh, 1758-1908, NY : De Vinne Press, 1908.

330.

White, Edward, Pittsburgh Sesqui-Centennial, Pittsburgh : Edward White, 1908, p. 33.

331.

Cité in Vexler, Robert, Pittsburgh : a chronological and documentary history, 1682-1976, Dobbs Ferry, NY : Oceana Publications, 1977, p. 121.

332.

First annual report to stockholders of the United States Steel Corporation for the Fiscal Year Ended December 31, 1902, Hoboken, NJ : Office of United States Steel Corporation, 1903, 40 p.

333.

Baptisée en l’honneur de Sir Henry Bessemer, inventeur en 1958 d’un procédé plus efficace de purification du fer. Cette méthode de production de l’acier est adoptée dans les années 1880 dans la plupart des hauts-fourneaux de Pennsylvanie. Voir Fitch, op. cit., p. 39.

334.

« Gary, - Pittsburg’s Future Rival », The North American Review of Reviews, February 1909, p. 236.

335.

Holmes, Oliver Wendell, « The Stereoscope and the Stereograph », cité in Goldberg, Vicki (ed.), Photography in Print - Writings from 1816 to the Present, New York : Simon and Schuster, 1981, pp. 100-114.

On ne résiste pas au plaisir d’en citer, pour mémoire, quelques lignes : « Form is henceforth divorced from matter. In fact, matter as a visible object is of no great use any longer, except as the mould on which form is shaped. Give us a few negatives of a thing worth seeing, taken from different points of view, and that is all we want from it. Pull it down or burn it up if you please. »

336.

« Gary, - Pittsburg’s Future Rival », op. cit., p. 236.

337.

Ibid, p. 237.

338.

Strauss, op. cit., p. 9.