I. Pittsburgh, terre d’exploration

A. Du tableau au détail

L’ouverture de Homestead offre un premier exemple frappant de la logique d’exploration guidant un certain nombre d’auteurs du Survey : à la suite d’un préambule visuel constitué précisément de deux panoramas, le début du texte de Byington propose précisément un « point de vue » différent sur la ville, fondé sur le principe de l’enquête et de la découverte. Le fantasme du regard fixe et global laisse place à un oeil mobile, qui s’attache à visiter le décor. Sur le modèle prôné par Jacob Riis à New York en 1890, l’auteur de Homestead propose au lecteur de le suivre pas à pas dans le dédale des rues pour tenter de comprendre les méandres de l’espace urbain, et les poser en termes de « conditions de vie » :

‘« On the slope which rises steeply behind the mill are the Carnegie Library and the ‘mansion’ of the mill superintendent, with the larger and more attractive dwellings of the town grouped about two small parks. Here and there the tower of a church rise in relief. The green of the park modifies the first impression of the dreariness by one of prosperity such as is not infrequent in American industrial towns. Turn up a side street, however, and you pass uniform frame houses, closely built and dulled by the smoke [...]
There is more to tell, however, that can be gained by first impressions. The Homestead I would interpret in detail is neither the mill nor the town, but is made up of the households of working people [...] »340

Les contrastes se succèdent au fil de l’exploration de Byington : ces variations architecturales révèlent de profondes inégalités économiques. Les monuments s’élèvent « ici et là » sans pour autant organiser l’espace. Chaque coin de rue ouvre le regard sur des maisons jusque-là invisibles, noyées dans la fumée des usines. Il s’agit de se rapprocher et de « détailler » la réalité, deux opérations dont la photographie est capable mais qu’elle n’avait guère appliqué jusqu’alors à Pittsburgh. Il ne s’agit plus de synthétiser mais d’analyser, ou, pour dire les choses plus trivialement, de « regarder de plus près ». Cette enquête de proximité rompt l’impression de cohérence spatiale et économique dont la vision panoramique fait généralement son affaire.

Une métaphore voisine, auditive et non visuelle, ouvre le volume d’Elizabeth Butler, Women and the Trades. Là encore, les premières lignes du texte sont aussi, à leur manière, une entreprise de déconstruction du panorama par le rapprochement du point de vue (ou si l’on préfère ici, du « point d’écoute ») :

‘« Pittsburgh as a workshop for women seems a contradiction in terms. Workshop this city is, but a workshop which calls for the labor of men [...]
Nevertheless, in this city whose prosperity is founded in steel, iron and coal, there has come into being beside the men a group of co-laborers. If we listen closely enough, we hear the cry of the dwarfs not only from gangs of furnacemen, but from the girl thread makers at the screw and bolt works, and from the strong-armed women who fashion sand cores in foundries planned like Alberich’s smithy in the underworld. And if we listen still more closely, we shall hear answering voices in many other workrooms [...] For Pittsburgh is not only a great workshop, it is many workshops. »341

C’est donc l’ouïe qui, dans ce texte, sert paradoxalement à déconstruire le cliché. En tendant l’oreille, par rapprochements successifs, Butler et le lecteur en viennent à comprendre la diversité des réalités sociales et économiques de Pittsburgh. Le texte part de la représentation traditionnelle dont le panorama est la forme photographique la plus probante : la ville, apparemment, n’est qu’une usine. Mais l’examen attentif de ce paysage économique et social révèle précisément que cette uniformité est trompeuse : Pittsburgh vit certes de l’industrie, mais cette identité économique n’en implique par pour autant une uniformité sociale. La ville, si l’on y fait suffisamment attention, « is many workshops ». Les premières impressions, comme chez Byington, cachent une réalité plus diverse. L’auteur de Homestead souligne l’importance cruciale du détail. Butler à son tour exhorte ses lecteurs à écouter la ville de plus près, « more closely ».

Les deux approches se recoupent évidemment. Le « détail » de Byington, lorsqu’on traite d’iconographie, c’est justement cet élément que l’on extrait du tableau pour le mettre en valeur, souligner sa fonction dans l’ensemble, ou au contraire son incongruité apparente. Quant au « gros-plan » il se dit précisément « close-up » en anglais : pour Butler, il n’est pas tant question de « grossir » (le trait), comme semble le suggérer le terme français, que de se rapprocher, c’est-à-dire d’entrer dans le décor pour en décrire les éléments et les mécanismes.

Ainsi l’entreprise progressiste se présente-t-elle dans un premier temps comme un examen à la loupe de la surface des représentations de la grande ville. Fouillée dans ses moindres recoins, Pittsburgh dévoile une réalité plus complexe, et moins reluisante, que ne le laisse augurer l’alignement majestueux du skyline. L’approche proposée par Byington et Butler s’apparente à ce qu’on pourrait appeler la tradition journalistique de l’exploration urbaine, déjà évoquée lors avec la figure de Jacob A. Riis, dont certaines des techniques sont réutilisées par les auteurs du Survey.

Notes
340.

Byington, Margaret, Homestead, The households of a mill town, Pittsburgh [New York] : The University Center for International Studies [The Russell Sage Foundation], 1974 [1910], p. 3.

341.

Butler, Elizabeth Beardsley, Women and the Trades, Pittsburgh [New York] : University of Pittsburgh Press [Charities Publication Committee], 1984 [1909] p. 17.