B. Exploration et révélation : la persistance du modèle Riis

L’un des principaux traits caractéristiques du Survey, c’est en effet de reprendre l’exploration photographique des quartiers populaires de la grande ville là où Jacob Riis l’avait laissée en 1890, dans How the Other Half Lives. Entre cette date et l’entreprise menée par Kellogg, on ne recense que très peu de travaux photographiques similaires, malgré quelques exemples de moindre envergure tels que le livre ambigu de Jack London sur Londres, The People of the Abyss. L’un des intérêts majeurs de l’entreprise de Riis, et après lui du Survey, est de reprendre à son compte la métaphore exploratoire dont la photographie est porteuse depuis l’origine, pour l’appliquer à ce que l’on pourrait considérer avec Kellogg comme la dernière frontière du 19e siècle, c’est-à-dire la ville, et notamment ses quartiers ouvriers. En 1890, Riis conseillait aux missionnaires américains de s’intéresser moins à l’Afrique, et plus à New York, où il y avait autant de travail et où l’urgence était toute aussi grande.342 Pour prouver ce qu’il avançait, il se proposait à travers son livre de « promener » ses lecteurs dans les bas-fonds du Bowery, et de leur offrir une vision de l’enfer urbain. Son oeuvre est l’un des cas les plus probants de cette « nouvelle littérature d’exploration », selon l’expression utilisée en 1907 par Walter Rauschenbusch, dans son livre le plus célèbre et le plus lu, Christianity and the Social Crisis  :

‘« We have a new literature of exploration [...] Darkest Africa and the polar regions are becoming familiar ; be we now have intrepid men and women who plunge for a time into the life of the lower classes and return to write books about this unknown race. »343

On ne saurait trouver d’expression plus explicite du sentiment d’hétérogénéité sociale radicale qui habite une grande partie des classes moyennes, pour qui de nombreux quartiers s’apparentent à un avatar moderne de terra incognita. Dans l’ordre des représentations, photographiques ou autres, il s’agit d’une remise en cause spectaculaire du modèle le plus courant, qui propose généralement le progrès industriel et le développement urbain comme synonymes de domination et de prise de contrôle de l’espace américain. Par un retournement remarquable, la grande ville elle-même est devenue une terre sauvage, que les missions de reconnaissance menées par Riis, puis les Progressistes, doivent permettre de redécouvrir et de reprendre en main.

Exactement au moment où Rauschenbusch s’enthousiasme, les enquêteurs du Survey endossent à leur tour le costume d’explorateurs de la ville. Divers collaborateurs de Paul Kellogg choisissent de conduire leurs lecteurs dans le dédale des petites rues non pavées, le long des couloirs sombres, jusqu’en haut des escaliers de bois branlants. Tout l’intérêt de cette exploration tient à la manière dont la ville cesse ainsi d’être une carte postale bi-dimensionnelle pour être redéfinie comme un espace en trois dimensions, quasi-sauvage, peuplé de « races » humaines « inconnues » : les ponts, la rivière et les chemins de fer, dont la valeur monumentale et symbolique surdétermine les visions panoramiques décrites plus haut, laissent leur place au labyrinthe sans issue des quartiers les plus pauvres. Ces images révèlent le négatif sinistre du « sublime industriel » décrit plus haut.

On retrouve ici, sous une forme différente, le modèle de l’observateur parcourant l’espace urbain de l’intérieur. Au milieu du 19e siècle, ce « promeneur » était le symbole même de l’unité d’une ville qu’il pouvait arpenter à pied. Au début du 20e siècle, alors que l’extension de la métropole, la spécialisation des espaces et le développement des transports en commun rend ce modèle désuet, les réformateurs lui rendent une réalité toute autre, celle de l’explorateur-journaliste parti en quelque sorte de la civilisation (le monde de son lecteur) pour rendre compte des régions inconnues et inquiétantes des quartiers industriels. Elizabeth Butler est à cet égard l’élève la plus zélée de Jacob Riis : son récit se révèle être celui d’une aventurière déterminée à révéler à ses lecteurs de véritables mondes cachés, ceux des ateliers d’ouvrières. C’est presque « caméra à l’épaule » qu’elle pousse la porte de ces lieux mal conçus et mal éclairés pour en offrir une vision dont le sensationnalisme de type journalistique n’est pas totalement absent :

‘« One of them can be reached from Strawberry Alley by climbing three flights of narrow, dark stairs. You pass the retail cigar store on the ground floor, the dingy Chinese restaurant on the floor above, and above that silent warerooms. Pausing for breath at the blind landing just below the roof, you see through the half-open door half a dozen stocky, undersized, foreign-looking men passing from stove to table with their irons [...] Such machinery as there is is the most primitive type [...] The workers, too, are in a sense primitive. »344

Un autre texte similaire met l’accent sur l’ « exotisme » paradoxal de ces lieux « primitifs ». La longue quête de Butler et de son guide les mène dans un quartier que l’on croirait situé « à 150 kilomètres » de Pittsburgh, et qui pourtant fait partie de la ville. Une fois de plus, la cohérence théorique de l’espace urbain est contredite par l’expérience de son hétérogénéité et de sa dispersion. Il faut sans cesse explorer la ville pour en découvrir les franges méconnues, les réalités invisibles :

‘« As you go farther beyond the built-up portion of the city, this question as to the manufacture of garments is answered more fully. One early spring morning I set out with the secretary of the Cutters’ Local to find the further answer. We rode through the factory district of the South Side, past streets of small brick houses to the end of the Carson Street line, and then walk for perhaps half a mile along a muddy, unpaved road [...] These hills are full of little settlements [...] This district is within the city limits of Pittsburgh, but to all appearance it might be away a hundred miles. » 345

Dans cet extrait, le rôle de la voie ferrée (menant en quelque sorte aux limites de l’espace civilisé), la route de terre, mais aussi l’utilisation du terme « settlement », semblent faire de ce quartier excentré une nouvelle forme, certes moins exaltante, de la nouvelle frontière américaine redéfinie par Kellogg.

Dans le ton et la forme, Riis annonce donc clairement Butler et une partie non négligeable du Survey. On rencontre en effet tout au long des six volumes de nombreux passages similaires, fondés généralement sur des oppositions simples et souvent manichéennes construisant dans un premier temps une vision bipolaire de l’espace urbain et industriel : l’intérieur contre l’extérieur, le dessus contre le dessous (the underworld), et bien sûr l’apparent contre l’invisible, le sombre contre le lumineux. On ne saurait recenser de manière exhaustive les occurrences de ce type de métaphores tout au long du texte. L’opposition entre la lumière et l’ombre est particulièrement courante, et fonctionne ici comme un contrepoint aux visions nocturnes du sublime industriel. Le lecteur découvre, avec les enquêteurs du Survey, que la lumière incandescente des hauts-fourneaux, si elle marque de ses reflets le paysage naturel, ne suffit pas à éclairer les recoins les plus sombres de la ville. On peut suivre par exemple les pas de Florence Larrabee Lattimore dans sa contribution au volume intitulé The Pittsburgh District, où elle parcourt à pied (toujours à pied) le quartier de Skunk Hollow :

‘« As you climb back up the stairs in the late afternoon, you meet the lamplighter going down with his ladder. Early ? Yes but it is not well to go into the hollow after dusk. There are only 16 lamps there, - soon lighted, but people have their own reasons for turning them off, and few of them burn till morning. The hollow doesn’t wish to see the light. »346

Ce trou de putois, qui « ne désire pas voir la lumière », est notamment habité par la population noire la plus pauvre. Les maisons qui s’y élèvent sont en vérité des bâtiments dont on ne sait s’ils ont été conçus « pour des humains, des vaches ou des chevaux ».347 Lattimore croise symboliquement la route de l’allumeur de réverbères et part explorer cette région oubliée de Pittsburgh. Ne craignant pas d’user des images les plus éloquentes, sa description mêle la vétusté des bâtiments, l’obscurité qui descend sur la ville, les connotations particulièrement évocatrices de la toponymie, et les fantasmes racistes inspirés par l’existence d’une communauté noire et pauvre. Comme le suggérait Rauschenbusch, l’exploration de certaines villes américaines vaut bien celle de l’Afrique.

Quelques pages plus loin, une autre exploratrice téméraire se risque dans le quartier connu sous le nom de Tammany Hall. Dans une expédition elle aussi directement inspirée des méthodes de Riis, Elisabeth Crowell choisit volontairement de s’y aventurer de nuit, seul moment susceptible de rendre justice à l’infamie du lieu :

‘« A frame building of the flimsiest possible construction, with every available bit of space partitioned off to make 26 rooms, - a cul-de-sac here, a few steps there and a maximum of dirt and foul odors, - it served as home for 25 families. To see the place in all its hideousness, a night visit was advised. Accompanied by the chief of the tenement house bureau, I made a visit of inspection there at 2 o’clock on a Sunday morning in 1907. It was a cold, drizzly, desolate sort of night without, but nothing compared to the desolation within. The air was heavy and malodorous. One passageway was lighted by an electric light in the outside alley ; two others by smoking lanterns suspended by ropes from the ceiling. Two passageways were pitchdark. » 348

Ce texte, parfaitement représentatif du style de « reportage » inspiré du travail de Riis, reprend la plupart des oppositions thématiques courantes (l’intérieur est la face cachée et désolée de l’extérieur, la nuit règne sur un espace privé de lumière, etc.). Il est en outre illustré de plusieurs photographies typiques de ce type de travaux d’exploration sociale. En vis-à-vis du texte, on trouve notamment une image intitulée Six-dollars-a-month room in Tammany Hall (Figure 5). On notera l’insistance, dans le sous-titre, sur le manque de lumière (« Except for one window opening on a covered passageway, the tenants had only the small sky-light for light and air. »). Sur l’image elle-même, un homme sans doute âgé pose assis sur une chaise au fond d’une pièce violemment éclairée au flash. Le grand angle de l’objectif crée une perspective très marquée, de telle sorte que les murs semblent converger au fond de la pièce, comme une sorte de gigantesque piège à rat. Mais plus que tout autre élément, c’est l’absence de toute source convaincante de lumière naturelle qui est la plus frappante.349 Elle souligne l’importance cruciale de l’intervention photographique, sans laquelle ce type de lieu resterait invisible. Ce type de cliché fonctionne donc de manière exactement inverse aux grandes réussites du « sublime industriel » décrit plus haut. Dans River at Night (Figure 1), la nouvelle réalité urbano-industrielle créait littéralement l’image en lui fournissant une source de lumière nouvelle et indispensable. Ici, au contraire, c’est à la photographie de rendre possible la visualisation d’un espace urbain qui, sans elle, est plongée dans les ténèbres. La lumière artificielle de flash redéfinit la ville en proposant une image de ce qui jusque-là était invisible, comme l’avait compris Jacob Riis dès qu’il avait

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Figure 5 : Six-Dollars-A-Month Room in Tammany Hall ( The Pittsburgh District , p. 137) et A One-Room Household ( Homestead , p. 53).
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appris l’existence de cette technique. Si l’on en croit son autobiographie, il aura fallu en effet la mise au point du flash pour rendre possible sa croisade contre les taudis, qui ne pouvaient plus espérer échapper à la représentation photographique :

‘« One morning, scanning my newspaper at the breakfast table, I put it down with an outcry that startled my wife, sitting opposite. There it was, the thing I had been looking for all these years. A four-line despatch from somewhere in Germany, if I remember right, had it all. A way had been discovered, it ran, to take pictures by flashlight. The darkest corner might be photographed that way. »350

Vingt ans plus tard, le Survey poursuit cette exploration au flash des recoins les plus sombres de la ville. Dans Homestead, sur une photo de Lewis Hine intitulée A One-Room Household, 351 (Figure 5), une famille pose au milieu d’une pièce sale et encombrée, sur laquelle un bref éclair a jeté une lumière blafarde. On peut citer en outre Slavic Lodging House on South Side, qui met plutôt l’accent sur la surpopulation de ces appartements exigus transformés en pensions ouvrières,352 ou, sur le même thème, Four beds in a Room ; Two in a Bed et Night Scene in a Slavic Lodging House, tous tirés de Wage-Earning Pittsburgh.353 A travers chacune de ces images, le Survey s’inscrit dans la description classique de la photographie sociale du tournant du siècle :

‘« [...] in each case the idea was to penetrate the inner sanctum of squalor and exploitation in America, to uncover something that was purposely concealed from view. »354

Révélation et dénonciation vont ici de pair, comme chez Jacob Riis. La photographie est bien l’instrument journalistique par excellence, au sens où il est celui de la démystification.

Notes
342.

Riis, Jacob A., How the Other Half Lives, Studies Among the Tenements of New York, New York : Dover [Charles Scribner], 1971[1890], p. 140.

343.

Rauschenbusch, Walter, Christianity and the Social Crisis, 1907. Cité in Boyer, Paul, Urban Masses and Moral Order in America, 1820-1920, Cambridge, Massachusetts & London : Harvard University Press, 1978, p. 127.

344.

Butler, op. cit., p. 129.

345.

Ibid., p. 133.

346.

Lattimore, Florence Larrabee, « Skunk Hollow : the Squatter », The Pittsburgh District, p. 129.

347.

Ibid., p. 125.

348.

Crowell, F. Elisabeth, « Tammany Hall : a Common Rookery », The Pittsburgh District, p. 137.

349.

On peut évidemment supposer que la photographie a été prise de nuit, au moment par exemple de l’expédition de Crowell. Cela ne ferait que renforcer l’hypothèse d’un choix esthétique délibéré, visant justement à accentuer l’absence de lumière de la pièce.

350.

Riis, Jacob A., The Making of an American, New York : McMillan, 1961 [1901], p. 172.

351.

Byington, op. cit., p. 53.

352.

Wage-Earning, p. 49.

353.

Ibid., p. 48.

354.

Westerbeck, Colin, & Meyerowitz, Joel, Bystander - A history of street photography, London : Thames and Hudson, 1994, p. 243. Cette définition est appliquée par Westerbeck et Meyerowitz au travail de Lewis Hine.