C. Les limites d’un modèle

Le Survey apporte pourtant une nuance importante à la démarche de Riis, l’une de ces inflexions qui tirent progressivement les formes journalistiques vers le domaine de la « science sociale ». On constate notamment que les images des taudis ne sont jamais volées à leurs occupants. Tandis que Riis n’hésite pas à déclencher son flash à l’improviste lorsque la situation l’exige,355 les images proposées par Kellogg et son équipe donnent l’impression d’avoir été réalisées avec l’accord de leurs sujets. Ce qui pourrait s’apparenter à un choix purement esthétique est peut-être un parti-pris éthique, plus sûrement une approche épistémologique délibérée. On peut du moins le supposer lorsqu’on analyse un article d’Alexis Sokoloff dans Wage-Earning Pittsburgh. Ce texte, intitulé Mediaeval Russia in the Pittsburgh District ramène paradoxalement la forme panoramique et la photographie instantanée à une même impasse : la schématisation du réel. Pour l’ingénieur Sokoloff, ces deux formes photographiques se fondent en effet sur l’éloignement dans l’espace et dans le temps : le panorama ne peut se construire que par la distance au sujet, tandis que l’instantané se fonde sur la rapidité, et donc la caricature. Trop loin ou trop pressé, l’auteur de snapshots ou de panoramas ne parvient qu’à fixer les traits les plus grossiers de la réalité sociale.

Dans ce texte, ce n’est pas la photographie en tant que telle qui est en question.356 La métaphore sert en réalité à illustrer le phénomène d’aliénation raciale et sociale qui semble se développer au sein de la communauté de Pittsburgh. Russe de naissance, l’auteur constate que son intégration professionnelle au sein de la société anglo-saxonne l’a éloigné de ses compatriotes. Chargé par le Survey de faire une synthèse du mode de vie de ces nouveaux immigrants, Sokoloff va de maison en maison, en bon explorateur social. Mais chaque étape ne lui laisse que le temps de se faire une impression rapide des conditions de vie qu’il observe. Cette succession de visions furtives ne lui permet jamais de dépasser la généralisation simplificatrice d’une « vue panoramique », assimilée dès la première ligne de son texte à un cliché, comme en témoigne la citation inaugurale placée entre guillemets :

‘« ’They appeared in immense numbers with their hideous looks and ugly cries’ [...] So now, to the prosperous and respectable people of America look the ’foreigners,’ especially my kith and kin - the Slavs. So, in truth, after living over three years among Americans, away from the foreign quarters, did these immigrants appear to me, too, when work had given me a panoramic view of their life.
Day after day, walking from house to house in an endeavor to gather information [...] I caught glimpses of hundreds of living pictures - pictures not unlike vivid photographic snapshots.
Here is one : You enter the kitchen of a dark tenement under the Tenth Street bridge. The dim light of an oil lamp on a long, dirty table shows a crowd of about 15 men sitting rather silently at a table and along the walls ; in the foreground a dirty woman with a huge knife is busy over a large pan containing almost a whole fried calf [...] You can not help but notice the hungry, wolfish looks of the other fellows as they watch the lucky one. ».357

Le dernier paragraphe de cet extrait est en lui-même un « instantané » narratif, la description nécessaire de la disposition des personnages dans l’espace du taudis conférant une dominante visuelle à cette scène. L’efficacité rhétorique du procédé est utilisée en toute connaissance de cause par Sokoloff, qui reconnaît donc implicitement que les images « vivaces » glanées au fil de ses visites trop courtes ont une puissance évocatrice non négligeable. Telle est l’efficacité paradoxale du cliché, capable de dire une part de vérité en un mot, une formule ou une image convenue. Cette image, Sokoloff la propose sciemment (Here is one), avec tous les ingrédients attendus : l’obscurité (dark, dim, dirty), l’animalité (wolfish, a whole fried calf), et la violence sous-jacente (le couteau, la jalousie latente...). Le lecteur de Sokoloff est plongé en plein roman misérabiliste, retrouve les meilleurs pages de Riis, et pourtant reste au coeur du Survey. Cette scène du monde caché rappelle en effet d’autant plus celles décrites par Elizabeth Butler que Sokoloff compare ensuite ces hommes et ces femmes à des troglodytes, terme à peine plus respectueux que celui de « primitif » utilisé par sa collègue dans Women and the Trades. Au détour d’un couloir sombre, les deux enquêteurs du Survey découvrent pareillement l’existence d’hommes des cavernes.

Telle est, du moins, l’impression causée par cette approche faussée d’une réalité sociale particulière. Car les instantanés de Sokoloff, pas plus que le panorama superficiel que leur accumulation lui permet d’échafauder, ne sauraient donner une représentation juste de la vérité. L’auteur poursuit en effet son récit par une sorte d’autocritique, et en vient à remettre en cause la valeur même du snapshot comme mode de représentation du réel :

« You ask your question and hurry on under the impression that you have seen a repast of the troglodytes ; only afterward bringing a little correction to your impression - that it was not a dinner but the filling-up of the dinner pails for tomorrow that you saw.

[...] But everyone knows the effect of a snapshot ; most of them show the creature they portray in a grotesque attitude [...] I should be willing to reproach the Americans for having merely what can be called a snapshot knowledge about foreigners. »358

Dans un même mouvement, Sokoloff avance ainsi deux critiques de l’instantané photographique : d’une part son inclination pour le grotesque, comme si la rapidité d’exécution (I caught glimpses) impliquait nécessairement la mise en valeur du trait le plus saillant, c’est-à-dire la caricature ; d’autre part, le pittoresque, c’est-à-dire là aussi une manière de fixer et de neutraliser l’altérité culturelle par sa réduction à l’une de ses composantes les plus « exotiques ». Se contentant de clichés, photographiques ou rhétoriques, les « Américains » se forment d’une vision réductrice de la communauté russe. Que cette connaissance superficielle se fonde sur un panorama trop distant ou sur un instantané grotesque n’est alors qu’une question purement formelle, car les deux types de représentations sont exactement symétriques.

Ainsi le texte singulier de Sokoloff met-il en évidence, par l’intermédiaire de la métaphore photographique, certaines des limites du modèle établi par Riis, et dont l’influence reste pourtant majeure dans le Survey. Cette prise de conscience naissante se traduit visuellement par le souci constant des images de tenements d’explorer, en priorité les rapports entre individus et environnement. Si toutes ces images sont posées, c’est qu’elles visent explicitement, comme le confirment leurs légendes, à traiter les logements et les ateliers sous l’angle des conditions de vie et de travail qu’ils offrent. De manière systématique, c’est donc leur fonction sociale qui est mise en avant, et non l’attitude ou les particularismes culturels et physiques des personnes photographiées. Le locataire de Six-dollars-a-Month Room in Tammany Hall est simplement un rappel visuel dont la fonction est de signifier au lecteur que cet espace sordide est censé être un logement. Ni l’origine, ni l’histoire de cet homme n’ont d’importance : le sujet de cette photographie est la révélation et la représentation des conditions architecturales et sanitaires de la pauvreté urbaine. Dans A One-Room Household, on discerne une géométrie des formes mise en scène par Hine pour figurer l’organisation d’un espace : les trois personnages, déplacés vers la gauche de l’image, sont presque des éléments du décor parmi d’autres : l’homme assis sur le lit est le reflet symétrique du poêle qui lui fait face côté droit, tandis que la mère et son enfant sont les pendants - de part et d’autre de la bassine qui occupe le centre de l’image - de l’armoire (ils occupent un espace à peu près équivalent) et du berceau (par association visuelle). Les visages sont difficiles à détailler, mais ce n’est pas dû au déclenchement hâtif de l’instantané : évidemment posée, cette image évite le risque du grotesque ou de la caricature en effaçant pratiquement tout trait particulier du visage ou des vêtements des personnages, et en mettant en valeur l’organisation de cette pièce sans doute unique comme cadre de vie : le lit, la bassine, l’armoire et le poêle constituent les instruments représentatifs de toutes les activités familiales quotidiennes. Juxtaposés de gauche à droite de l’image, ils soulignent par leur alignement l’absence de fonctionnalité de ce logement. En refusant l’instantané, la photographie évite ici de construire une « scène », avec la dramaturgie qui s’y rattache (chez Sokoloff, les regards affamés des 15 hommes), pour proposer une

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Figure 6 : Tobacco Stripping in a Hill Sweatshop ( Women and the Trades , p. 87).

espèce de tableau synthétique des éléments constitutifs de la vie familiale dans un logement ouvrier de Pittsburgh. Par cette approche, la photographie des taudis telle qu’elle apparaît dans le Survey tente de contourner le piège de la caricature et du pittoresque.

De manière plus significative encore, le Survey ne se prive pas de jouer sur une variation de cette forme visuelle en présentant une multitude d’images d’un type similaire, mais vidées de toute présence humaine. Un ingrédient classique du sensationnalisme (le recours à l’identification, et donc à l’émotion) est ainsi éliminé. Ces photographies se contentent de montrer des couloirs vides et sombres, des pièces lugubres, des cours mal éclairées. On se reportera par exemple à Cheap Lodging House, Interior,359 à A Cellar Bedroom,360 ou à deux images publiées sur la même page, et intitulées One of the Passageways in Tammany Hall et Two-story Passage.361 La première de ces deux photographies, prise de telle sorte qu’une pièce mal éclairée, occupant la droite du cadre, et un couloir interminable, à gauche, ne semblent séparés par un énorme tuyau d’évacuation, insiste de manière presque caricaturale sur l’organisation aberrante de l’espace habitable.

Le troisième avatar de cette esthétique de l’exploration et de la révélation, des espaces exigus et des lumières blafardes, est la présentation sous cette même forme d’ateliers inconfortables et mal éclairés, dont on trouve notamment plusieurs exemples dans Women and the Trades. On pense à des photographies telles que Tobacco Stripping in a Hill Sweatshop 362 (Figure 6), mais aussi A Sweatshop Proprietor and Two of her Employes,363 ou A Cellar Stripping Room.364 Dans ce type d’images, où les caves ont la part belle, l’idée d’un monde caché, souterrain, et par extension immoral, d’un « underworld » à tous les sens du terme, est primordiale. Mais le fait que ces lieux soient des espaces où s’organisent une forme d’activité économique rend ces photographies d’autant plus significatives dans l’économie générale du Survey. Une fois de plus, l’envers du sublime industriel se révèle, comme la partie immergée de l’iceberg : aux splendeurs pyrotechniques des cheminées d’usines embrasant le ciel de Pennsylvanie répondent ces caves insalubres, où les petites mains de l’industrie du cigare gagnent péniblement leur vie. Plutôt que des scènes pathétiques, ces images visent implicitement à contredire le cliché si répandu selon lequel Pittsburgh est « l’atelier du monde » (the workhop of the world) : la ville ressemble plutôt, sur ces photographies, à un monde de sweatshops insalubres.

Robert Hales recense quelques exemples exactement contemporains du Survey de ce genre de photographie d’exploration urbaine. Il cite notamment le livre de Charles Weller sur les taudis de Washington, intitulé Neglected Neighbors (1909), ou les premiers numéros de The American Journal of Sociology (à partir de 1910).365 Les réformateurs contemporains sont d’ailleurs parfaitement conscients du rôle particulier de la forme photographique dans cette esthétique de la révélation sociale, comme le prouvent ces quelques lignes signées Robert De Forest dans Charities, dès 1903 :

‘« We are accustomed to use the photograph in describing tenement conditions as we find them. These describe these conditions more vividly than they can be described by language. Moreover, they describe them accurately (except that you can not photograph odors ; I sometimes wish you would). »366

Il faut dire que la photographie, dans ce contexte, est à la fois outil et paradigme, notamment grâce à l’utilisation du flash, dont l’éclair violent et peu discriminant à l’époque jette une lumière crue sur tous les recoins sombres de la grande métropole. La photographie se révèle ainsi l’instrument par excellence de la révélation, qui passe par l’exploration de régions inconnues, et pourtant nichées au coeur même du nouvel espace américain, cette cité idéale qu’est la grande ville industrielle.

Toutefois, on voit que cette esthétique de la révélation, d’essence journalistique chez Riis, ne se transmet pas telle quelle chez les auteurs du Survey. Alexis Sokoloff et Lewis Hine, notamment, semblent percevoir certaines limites de cette forme d’approche photographique. Clarice Stasz suggère une interprétation possible de ce glissement, presque imperceptible, lorsqu’elle s’interroge sur les raisons qui ont poussé l’American Journal of Sociology à abandonner la photographie entre 1905 et 1909, puis après 1916. Selon son analyse, la légitimité scientifique de la sociologie et l’affirmation de son autonomie vis-à-vis du mouvement de réforme impliquaient cette condamnation de l’image photographique.367 Ainsi retrouverait-on, dans la question de l’utilité de la photographie et le choix de ses formes, le dilemme fondateur du Survey, à la fois reportage journalistique, rapport scientifique et projet social. Pour s’affranchir du Progressisme, et s’établir en tant que discipline scientifique, la sociologie renonce à l’image photographique ; pour asséner son message, le Survey ne peut au contraire s’en passer, mais tente de corriger sa tendance à la caricature pour en faire un outil d’analyse de l’espace social.

L’interprétation de Stasz confirme le poids du doute pesant sur la capacité réelle du médium à servir fidèlement l’idéal d’exactitude du discours scientifique, comme le laisse deviner ce jugement d’Albion Small, directeur de la publication de l’American Journal of Sociology  :

‘« Only here and there a person has discovered the difference between this sort of explanation [causal analysis] and mere photographing of wide fields of unexplained events by means of essentially descriptive formulation »368

Dans le discours scientifique, l’analyse des causes s’oppose ici à une forme insuffisante de description, qui ressemble à s’y méprendre aux compilations panoramiques (wide fields of unexplained events) critiquées par Sokoloff. Expliquer n’est pas seulement décrire, seule opération que Sokoloff, Small, mais aussi De Forest, accordent à la photographie. Avant d’en venir à la manière dont le Survey tente de surmonter cette apparente insuffisance de l’image (l’inaptitude à ce que Small appelle « l’analyse causale », la schématisation du réel dénoncée par Sokoloff), il convient pourtant de comprendre ce que les auteurs du Survey attendent de cette exploration photographique des taudis et des ateliers souterrains. L’acuité des « sensations » transmises par la photographie (et exprimée par le même mot, vivid / vividly, chez DeForest et Sokoloff) n’est en effet qu’un premier aspect, assez superficiel, de l’esthétique de la révélation que propose le Survey.

Notes
355.

Voir par exemple An all-night two-cent restaurant in ‘The Bend’ [flashlight photo, 3 A. M.], photographie réalisée lors de ce que Riis appelle un « raid » sur un bar clandestin, durant lequel lui-même se compare à « un genre de correspondant de guerre » suivant pas à pas une opération de police.Le premier plan de cette image est obstrué par une masse claire informe, le plafond occupe près de la moitié du cadre, les personnages sont flous ou de dos. Tout suggère que la prise de vue a été improvisée et rapide. Riis, The Other Half, p. 60.

356.

En cela, Sokoloff ne fait que prolonger une habitude tenace du discours intellectuel du 19e siècle, qui utilise la plus souvent la métaphore photographique à titre d’illustration, et pour parler d’autre chose. Sur cette « fonction d’argument » de la photographie, voir Brunet, François, La naissance de l’idée de photographie, Paris : Presses Universitaires de France, 2000, p. 279-281.

357.

Sokoloff, Alexis, « Mediaeval Russia in the Pittsburgh District », Wage-Earning Pittsburgh, p. 78.

358.

Ibid., p. 79.

359.

Wage-Earning, p. 345.

360.

The Pittsburgh District, p. 132.

361.

Ibid., p. 138. Dans le cas de cette dernière image, on note toutefois la présence à peine visible d’un jeune garçon, que la légende ramène au statut de repère spatial : « A totally dark passage at the point where the boy stands led off to other rooms. »

362.

Butler, Women and the Trades, p. 87.

363.

Ibid., p. 95.

364.

Ibid., p. 363.

365.

Hales, op. cit., p. 258.

366.

De Forest, Robert W., « New York Tenements Freed of Prostitution », Charities, 11 : 9, Aug. 29, 1903, p. 179.

367.

Stasz, Clarice, « The Early History of Visual Sociology », in Wagner, Jon, ed. Images of Information - Still Photography in the Social Sciences, Beverley Hills, London : Sage Publications, 1979, pp. 131-132.

368.

Cité in Ibid., p. 134.