D. « Slumming » : au-delà du voyeurisme

Certains des textes cités plus haut, chez Butler comme chez Sokoloff, exploitent de manière évidente certaines conventions du reportage. Leurs récits jouent sur les conventions de la narration, et l’effet d’identification qu’ils cherchent à imposer (« you see », « you enter »...) sont autant de moyens de faire partager au lecteur les frissons de l’aventure. Comme Riis ou London avant eux, les auteurs du Survey ne dédaignent pas user d’une dose de sensationnalisme, qui ferait presque de ces explorations des taudis urbains et industriels une forme un peu perverse du tourisme exotique. Ce genre d’expéditions, où un guide « informé » fait visiter les lieux les plus sordides à des observateurs venus des beaux quartiers, porte d’ailleurs un nom à la fin du 19e siècle : « slumming ». On retrouve par exemple ce terme sous la plume d’un journaliste ayant assisté à une conférence de Jacob Riis dans les années 1890, et dont le commentaire est révélateur de l’ambiguïté fondamentale de ce genre de manifestation, censé éveiller la conscience sociale des citadins des classes moyennes et aisées :

‘« There is in each human breast an insatiable desire to go slumming. The lecture was an opportunity to go with a man of experience to visit the holes in the great American city [...] and at the same time to be free from contamination ».369

D’après l’historien Peter Shergold, cette curiosité était à l’origine de certaines expéditions organisées à Pittsburgh même, dès la fin du 19e siècle :

‘« [...] many Pittsburghers were concerned with the low quality of much of the city’s housing. ‘Slumming parties’ became a popular pastime for those interested in the welfare of the workers [...] ».370

La nature paradoxale de telles initiatives, où l’on sent bien que la fascination se mêle aux préoccupations sociales, prête sans doute le flanc à la critique ; cela est d’autant plus vrai lorsque la photographie permet justement au spectateur de ne plus même avoir à explorer en personne les quartiers les plus pauvres de sa ville. Il reste ainsi « à l’abri de la contamination », comme le suggère l’auditeur de Riis. La réalité dite « sociale » est vécue par procuration, et confine par cette distanciation au spectacle.

Maren Stange n’hésite donc pas à rapprocher ce type d’exploration urbaine de certaines formes d’impérialisme, en ce sens qu’il investit la scène sociale de la grande ville américaine pour la commuer en spectacle du malheur et de la misère. Ainsi se renforcerait le sentiment de supériorité des « colonisateurs », issus des classes moyennes et supérieures, qui se sentent alors investis d’une véritable mission civilisatrice. Ce qui nous intéresse le plus ici, c’est que la critique de Stange ramène finalement l’entreprise de Riis du côté du panorama, en prenant pour modèle les images du Sud et de l’Ouest américains, très populaires dans les années 1850. Ces clichés étaient destinés à exalter la conquête progressive de ces régions. Maren Stange considère que ce genre d’image tend à protéger le lecteur plutôt qu’à l’impliquer, si ce n’est de manière extrêmement superficielle :

‘« As an ‘exhibitor’, Riis stood closer to the panoramists who would domesticate than to the journalists who would mystify, and his evocation of spectacle and tourism in regard to New York slums used the rhetoric and its associations for purposes akin to those of the western imperialists. Riis’s representation of the touristic point of view offered a ‘respectable’ perspective on the photographs he showed ; in addition, it helped him further flatter his audience, implicitly assuring them that they were the ‘half’ designated by history and progress to colonize and dominate. Just as the panorama promoters’ fulsome congratulation of their audience affected to assume not only their curiosity, but also their privileged position as those who would soon colonize the uncivilized landscape, so Riis’s phrases convey his understanding that his ‘excursionist’ is at once tenderly refined and and sternly reform minded. He or she deserves both the information needed to transform or control the slums, and the security and privilege of distance that obviates the ‘vulgar, odious and repulsive’ experiences that the actual slums would inevitably present. »371

La critique se fait donc à un double niveau. Le « panorama » offert par la photographie d’exploration sert d’abord, selon Stange, à conforter le spectateur dans l’illusion que les quartiers populaires, lieux d’aventure et d’exploration, sont en même temps un lieu de conquête. En outre, il présente l’intérêt d’offrir une expérience médiatisée de l’espace urbain, une forme de réalité par procuration. On retomberait ainsi sur un négatif presque parfait des grands modèles photographiques du 19e siècle. La ville remplace l’espace naturel comme lieu d’exploration et de conquête, tandis que la photographie, fidèle à elle-même, est à la fois la preuve et le moyen de cette prise de contrôle de l’espace. La « jungle » urbaine devient ainsi le pendant parfaitement convaincant des grands espaces naturels, au point même de susciter un type original de tourisme exotique, sous forme de visite guidée des taudis. Le genre panoramique et la photographie d’exploration relèveraient donc des mêmes schémas, malgré leurs caractéristiques visuelles apparemment contraires : dans les deux cas, la réalité serait mise à distance par l’image, figée dans des représentations de nature essentiellement spectaculaire. Stange, par d’autres chemins, rejoint Alexis Sokoloff et sa critique du snapshot.

Cette interprétation, certainement justifiée quand il est question de Riis, permet de rendre compte de certains des textes et des images du Survey. Paul Kellogg lui-même, on l’a déjà dit, reconnaissait se dette à l’égard du réformateur d’origine danoise. Toutefois, aussi nette que soit cette influence, les images et les textes du Survey relevant de ce modèle d’exploration urbaine s’intègrent dans une conception de la ville qui les englobe et les dépasse largement. Au mot « conquête », ou aux termes de « colonisation » et de « domination » proposés par Stange, il est temps sans doute d’associer le mot « réforme », sur lequel les Progressistes fondent leur discours, mais aussi leurs représentations.

L’exploration du monde urbain diffère en effet de la conquête des territoires de l’Ouest sur un point crucial : création humaine, la ville reste susceptible d’amélioration, et de reconstruction. De plus, la « réforme » de l’espace urbain est un enjeu éthique et politique qui dépasse de loin le désir de conquête, car la ville modèle l’humain, aussi sûrement que le corps social crée la ville.372 Dans un tel schéma, la photographie ne se contente pas de « saisir » un espace figé, dominé, et donc en quelque sorte « achevé ». C’est en ce sens que les images d’exploration évoquées ici se distinguent sans doute le plus fondamentalement des représentations panoramiques de l’espace urbain, conçu dans ce type d’image comme un aboutissement. Au contraire, le Survey pose toujours la question de l’avenir de la cité. Le futur n’est pas « tracé », mais bien au contraire à construire. Un texte tiré de Wage-Earning Pittsburgh offre un raccourci saisissant de l’évolution de la pensée sociale américaine sur ce point. Il part précisément du modèle du reportage ou de l’exploration, mais dépasse l’étape du spectacle, ou du souci de contrôle : le présent narratif, et l’utilisation de la deuxième personne du singulier, laisse place à ce que l’on pourrait appeler un mode d’impératif moral. L’exploration proposée ici au lecteur lui renvoie la question de sa propre responsabilité :

‘« Go through Pike Street, Mulberry and Spring Alleys, through the Hill district from Sixth Avenue up, over on the South Side, and see for yourself if this is not true. Pick you way through the narrow alleys between the houses, look into the closets and shacks that fill the courtyards, grope your way through living rooms, go up the narrow, black stairways, note the ceilings patched with papers where the leaking roof has sent the plaster to the floor [...] look at the worn, tired bodies and faces of the mothers, at the little children huddled about the stove [...] ; and then, as you sit in your own comfortable home that evening [...] ask yourself the question if you are not responsible for them and if you are doing all in your power to relieve them. »373

A en croire ce texte, le récit d’exploration tel qu’il est conçu par les réformateurs n’est pas tant une manière de protéger le grand public de réalités déplaisantes que de proposer (par la photographie, entre autres) une sorte de simulation crédible de la démarche que ce public devrait faire par lui-même. L’image photographique est une preuve qui a la particularité d’être facilement vérifiable. Chacun est libre de s’assurer de la véracité de ce qu’elle prétend représenter.

Au-delà de cette injonction à la responsabilité et à l’action, l’exploration sert moins, finalement, à découvrir l’espace urbain qu’à le définir. En arpentant les ruelles tortueuses, les couloirs lugubres et les escaliers branlants, le témoin prend conscience de la fonction de l’espace, et non seulement de sa nature. En tant qu’environnement, le taudis urbain produit, littéralement, des hommes et des femmes. Il les forme, ou plutôt dans le cas de Pittsburgh les déforme. Cette visite dans les coulisses du décor panoramique tend à démystifier la dimension emblématique de Pittsburgh comme cité du 20e siècle. Elle suggère aussi une dimension sociale totalement absente du panorama traditionnel.

Pourtant, on l’a dit, le modèle de l’exploration urbaine n’est qu’une étape insuffisante. Le Survey ne se contente pas de développer une esthétique de la révélation, qui tiendrait finalement d’une simple démystification, et proposerait un modèle un peu simpliste de l’espace urbain et industriel. Il ne suffit pas de poser l’idée d’un « envers du décor », et d’opposer à la synthèse unificatrice du panorama traditionnel les visions nocturnes des taudis ouvriers. Les illustrateurs et les auteurs du Survey tentent en effet de redessiner le paysage urbain et industriel selon de nouvelles perspectives, susceptibles de rendre justice à la réalité complexe de Pittsburgh. Les éléments constitutifs du panorama sont ainsi redistribués selon des codes visuels nouveaux, qui n’appartiennent ni à la tradition grandiose du sublime industriel ni à celle du journalisme d’exploration. Sur ces images, le Survey parvient à dépasser, de manière plus convaincante encore que dans sa reprise des modèles hérités de Riis, les insuffisances de la photographie telles que les dénoncent Sokoloff et Small.

Notes
369.

Cité in Lane, James B., Jacob A. Riis and the American City, Port Washington : Kennikat Press, 1974, p. 153.

370.

Shergold, Peter, Working-Class Life - The « American Standard » in Comparative Perspective, 1899-1913., Pittsburgh : University of Pittsburgh Press, 1982, p. 149.

371.

Stange, Maren, Symbols of Ideal Life : Social Documentary Photography in America, 1890-1950, Cambridge : Cambridge University Press, 1989, p. 17.

372.

La troisième partie de ce travail reprendra ces thèmes en détail.

373.

Wayland Dinwiddie, Emily, & Crowell, F. Elizabeth, « The Housing of Pittsburgh Workers », The Pittsburgh District, p. 97.