Deux exemples, tirés de volumes différents du Survey, permettent de poser la question de l’ambivalence des représentations progressistes vis-à-vis de la norme panoramique du modèle urbain et industriel. Paradoxalement, la reprise apparemment la plus respectueuse des conventions du panorama, celle de Margaret Byington dans Homestead, est sans doute aussi la plus problématique. A l’inverse, un article de H.F.J. Porter propose a priori une sorte de « déconstruction » visuelle des formes établies, pour mieux conclure en réalité à la légitimité de l’organisation industrielle des villes.
On s’intéressera tout d’abord au deuxième cas, une double photographie tirée de Wage-Earning Pittsburgh, le volume contenant River at Night (Figure 1). Entre les pages 260 et 261 de cet ouvrage collectif, au sein d’un chapitre intitulé Industrial hygiene in the Pittsburgh District, se trouvent rassemblées sur une seule page deux « moitiés » d’un panorama industriel, placées l’une au-dessus de l’autre. Ce double cliché appelle plusieurs commentaires, menant à des conclusions apparemment contradictoires (Figure 7).
On constate d’abord sur ces images la rupture esthétique du panorama, imposée sans doute par la mise en page. Si l’on garde pour référence, une fois de plus, le travail de Muybridge à San Francisco, on ne peut qu’être frappé par la manière dont cette « vue panoramique » (selon la légende elle-même) perd de son ampleur, et trahit sa propre nature en étant de la sorte divisée. La légende de la seconde image - Panoramic View of Annabelle - (To the right of the view shown opposite) - ne fait que tenter maladroitement de rattraper par la description ce que la photographie a perdu de cohérence et de continuité. Ces deux prises de vue devraient
être placées bout à bout, afin d’embrasser l’ensemble du site d’Annabelle. L’extrémité d’un bâtiment industriel, à droite de l’image supérieure, permet de confirmer que les deux images n’en sont potentiellement qu’une, et que leur séparation nuit au projet originel de leur auteur anonyme.
Cette division en deux du panorama offre d’abord des pistes d’interprétation presque trop évidentes. On est tenté de souligner que l’image supérieure propose principalement la vision lointaine d’un village de petites maisons blanches, rassemblées sur une colline râpée dont elles accompagnent les courbes. L’image inférieure, au contraire, représente côte-à-côte le corps de bâtiments d’une usine de la Pittsburgh Buffalo Company et un groupe de maisons ouvrières, alignées en terrasse selon un arrangement dont le caractère artificiel et mécanique est relativement clair. Enfin, le sous-titre de la légende supérieure renforce le doute. Dans « The latest town built by the Pittsburgh-Buffalo Company and, to their mind, the best. », l’incise « to their mind » paraît évidemment cruciale dans un ouvrage à teneur progressiste. Elle semble en effet sous-entendre un désaccord de l’auteur de la légende avec la version « officielle » de la Pittsburgh-Buffalo Company, et renforcer ainsi ce que l’on tient a priori pour l’attitude anti-industrielle des auteurs du Survey. La séparation en deux moitiés, parallèles mais disjointes, de ce panorama industriel aurait donc pour objet de déconstruire la représentation conventionnelle de la ville-usine, bâtie sur un modèle proche de celui de Pullman ou de Gary, dans l’Indiana. Ainsi, Annabelle serait divisée entre une petite « ville sur la colline » (en forçant un peu le trait), et une cité industrielle totalement dépendante de son activité manufacturière. Selon une telle lecture, la photographie telle que la conçoit le Survey s’ingénierait ainsi à miner et à défaire, de la manière la plus concrète, l’illusion trompeuse d’une cohésion urbaine fondée sur l’organisation industrielle, telle que la postule le panorama conventionnel du tournant du siècle.
Une telle interprétation, pour tentante qu’elle soit, est pourtant hâtive. Elle fait peu de cas en effet du contexte un peu plus large de cette mise en page. Le sujet des deux moitiés d’image présentées ici est bien, à l’évidence, la construction de ces villes champignons qui grandissent autour de Pittsburgh et modifient l’aspect de la région. Les clichés s’insèrent en effet dans un sous-chapitre intitulé Mill Towns, qui s’ouvre sur ces lignes :
‘« All around Pittsburgh are small towns which have grown up either as the result of the development of some natural product found there, or because some entreprise previously located in Pittsburgh outgrows its site, and unable to acquire adjacent property, has been compelled to move where land is cheap and where it will have plenty of opportunity to expand. »374 ’Nous sommes là, clairement, dans le modèle du type « Gary ». Or l’auteur de l’article ne prétend à aucun moment condamner cette forme de développement urbain, et il s’empresse dans les pages qui suivent de présenter quelques exemples à ses yeux parfaitement convaincants de ce qu’il est alors convenu d’appeler welfare capitalism, formule sous laquelle sont rassemblée diverses stratégies mises en place par les industriels pour faciliter - ou contrôler, selon les interprétations - la vie de leurs employés en dehors des heures de travail. La conception d’une cité ouvrière est à l’évidence la forme la plus aboutie de cette démarche.
Or, pour H. F. J. Porter, auteur de l’article au sein duquel s’insèrent ces images, les efforts de compagnies comme la Westinghouse Air Brake Company ou, précisément, la Pittsburgh-Buffalo Company, sont dignes d’éloge. Pas une ligne, dans le corps principal du texte, ne porte sur cette dernière société. Mais son exemplarité est démontrée dans une série de photographies portant le titre générique : Mining towns of Pittsburgh-Buffalo Company, et dont les deux demi panoramas décrits précédemment font partie. Quatre autres clichés complètent cette série visuelle. Les deux premières sont d’une part un nouveau panorama (d’ampleur certes modeste) de la petite ville de Johnetta (on y dénombre au mieux une petite vingtaine de maisons neuves, disposées selon un plan très régulier), et d’autre part une vue en perspective d’une rue de Marianna. Quant aux deux derniers clichés de la série, ils présentent deux bâtiments visibles dans leur totalité. Prises de biais, et non de manière frontale, ces photographies permettent de percevoir au mieux l’ensemble de ces deux constructions : seul un panorama aérien aurait pu en permettre une vue plus complète. La première de ces deux images est légendée Miner’s Dwelling, et elle porte le tampon officiel de la Pittsburgh-Buffalo Company. La seconde s’intitule School at Marianna, et s’accompagne d’un court texte signalant que la construction d’une école dans ce genre de ville minière est rien moins qu’une « révolution ». Enfin, le court commentaire général de la série, présenté sous la forme d’une longue légende sous les deux premières images, explique à la fois les contraintes auxquelles doivent faire face les compagnies minières, et les progrès que certaines, comme la Pittsburgh-Buffalo Company, ont accompli dans l’édification des villes-usines dont elles ont besoin :
‘« The coal mining business cannot draw on a city full of workers.On le voit, l’auteur de l’article auquel ces images servent d’illustration ne cherche en rien à critiquer, sur le principe, ces cités dont la logique, l’identité et l’organisation répondent fondamentalement aux besoins de l’industrie. Porter ne se prive d’ailleurs pas d’affirmer, quelques lignes plus haut, que l’intérêt de l’employeur pour la manière dont vit ses ouvriers est naturelle et légitime, et que ces derniers sont les premiers à s’en féliciter lorsque son intervention est conduite de manière adéquate (proper).376 Ainsi, ce que pourrait suggérer l’image isolée d’un panorama coupé en deux, proposant la vision d’une communauté mal intégrée sur les pentes de collines arides, s’efface devant les perspectives ouvertes par le texte ci-dessus. En réalité, les images choisies pour illustrer l’article de Porter sont une nouvelle manifestation de la conquête progressive et rationnelle du paysage, et de la notion même de ville, par le progrès industriel. Ce panorama morcelé et à moitié vide n’est que la promesse d’une future ville-usine modèle. Le Survey, ici, suit la marche en avant de l’industrie et de ses représentations ; il n’est donc guère étonnant qu’il emprunte à la Pittsburgh-Buffalo Company certaines des images que la société produit elle-même, comme en atteste le tampon apposé sur Miner’s Dwelling.
Si le texte de Porter et l’utilisation des images telle qu’elle est dirigée par la légende citée offrent une cohérence tout à fait incontestable, il n’en va pas de même du lien qui relie cet article, et ses illustrations, à d’autres volumes du Survey. Pour
qui consulte l’ensemble des six tomes dans leur ordre de publication, il est en effet pour le moins surprenant de lire sous la plume de Porter que :
‘« The most commodious social centers for workingmen in the District are in the three Carnegie mill towns adjoining the Braddock, Duquesne, and Homestead plants of the Carnegie Steel Company. »377 ’Un tel éloge du « capitalisme industriel » de Carnegie, notamment à Homestead, n’est pas, en effet, l’impression générale qui se dégage du volume éponyme de Margaret Byington, paru quatre ans plus tôt.
Un retour sur les premières photographies de Homestead permet de cerner au plus près les termes du débat. Comme dans Wage-Earning Pittsburgh, la mise en page du livre de Margaret Byington choisit d’user du panorama comme stratégie de mise en place visuelle de la communauté industrielle. Mais contrairement à l’article de Porter, le genre est ici présenté sous sa forme la plus accomplie, un cliché tout en longueur englobant apparemment l’ensemble de la ville, et placé en ouverture du volume (Figure 8).
On l’a dit, le texte de Byington s’empresse d’instaurer le principe d’une exploration nécessaire du décor urbain ainsi planté.378 Selon cette logique, le panorama est une sorte d’écran trompeur au-delà duquel il faut savoir découvrir certaines réalités cachées. Il nous semble pourtant que l’utilisation du genre panoramique proposée ici par Byington va au-delà de ce modèle trop simple, fondé sur l’opposition binaire entre le visible et l’invisible, l’illusion et la réalité. Dans Homestead, la photographie ne se contente pas d’explorer : elle initie un véritable processus d’analyse dont on peut tenter de cerner quelques éléments.
Le point de vue sur lequel se construit cette image, surplombant les divers bâtiments photographiés, est à première vue un nouvel avatar de la vision de Muybridge, perché sur une colline de San Francisco. La largeur remarquable du cadrage rappelle le fantasme d’un paysage circulaire, couvrant le champ de 360° qui entoure l’observateur. Réalisé par le Detroit Publishing Company, ce cliché semble vouloir rendre compte de l’ampleur de l’agglomération et de ses usines, spectacle grandiose qu’il convient d’embrasser, si possible, d’un seul regard. On note toutefois, par rapport aux clichés déjà mentionnés, l’absence du repère visuel traditionnel que sont les rivières. L’Allegheny ou la Monongahela forment habituellement un premier plan obligé, et jouent plusieurs rôles dans l’organisation de la représentation. Elles symbolisent tour à tour la nature domptée ou le flux économique, de même qu’elles servent de justification pratique à l’implantation des usines, au bord des voies navigables qui permettront à la production de hauts-fourneaux d’être expédiés dans tous le pays, voire au-delà des frontières.
Nous sommes donc bien ici dans l’envers du décor, mais l’image ne se contente pas de cette simple inversion. Sans les rivières, principes organisateurs du panorama de Pittsburgh,379 les repères sont plus incertains, et le point d’équilibre de la photographie se déplace. Le premier plan, réduit à sa plus simple expression au centre de la photographie, est constitué d’habitations plus ou moins clairement visibles sur les tiers droit et gauche du cliché. Ces quelques maisons sont en quelque sorte évincées, repoussées vers les bords du cadre par les bâtiments industriels, dont l’avancée, au milieu du cliché, est renforcée par un léger effet de distorsion, dû semble-t-il à la très courte focale utilisé lors de la prise de vue.
C’est cette rivalité latente entre la ville et l’usine, illustrée ici par une forme un peu particulière du panorama, qui est au centre de Homestead. Il va de soi que les visées de la Detroit Publishing Company, au moment de la réalisation de cette photographie, étaient sans doute bien différentes de celles du Survey. Mais la reprise de ce cliché relativement conventionnel par Byington s’inscrit dans une volonté de problématiser, dès les premières pages du livre, la coexistence difficile de la cité et de l’industrie, visualisée ici à travers l’accaparement du panorama par les usines. Dès les premières lignes de son texte, Byington suggère qu’Homestead est dénaturée par sa conversion industrielle :
‘« Homestead gives at the first a sense of the stress of indutry rather than of the old time household cheer which its name suggests. The banks of the brown Monongahela are preëmpted on one side by the railroad, on the other by unsightly stretches of mill yards. Gray plumes of smoke hang heavily from the stacks of the long, low mill buildings, and noise and effort dominate what once were quiet pasture lands. »380 ’Au-delà de l’apparente nostalgie d’une Amérique rurale, il ne s’agit pas d’attribuer à cette image d’origine commerciale plus de sens qu’elle n’en a. Il est difficile de lire explicitement, que ce soit dans la photographie inaugurale ou dans l’entrée en matière du texte, une critique virulente du nouvel ordre social et économique. Mais Byington pose en préambule, à la fois par le texte et par l’illustration, les paradoxes du paysage industriel. En quelques mots, elle souligne le décalage entre le nom même de la commune, chargé d’une symbolique agrarienne remontant à l’époque où la « frontière » de l’Ouest était encore ouverte, et la réalité du spectacle qu’offre la ville. Parallèlement, par le choix du point de vue et le brouillage de certaines conventions de représentation, cette première photographie travaille de l’intérieur les conventions du panorama urbain et industriel. Celui-ci, en quelque sorte, ne va pas de soi, il doit être envisagé de manière plus complexe, comme le souligne avec éclat la légende :
‘« THE HOMESTEAD PLANT : CARNEGIE STEEL COMPANY - To these mills, the households of the community look for their livelihood. »’Grâce à ces deux lignes, la complexité de l’image gagne encore en épaisseur. Dans cette légende, l’usine et la ville sont deux entités distinctes. La cohérence entre l’organisation urbaine et la puissance industrielle sont donc posées, d’emblée, comme problématiques. Mieux encore, leurs rapports sont subtilement hiérarchisés (l’expression « to look to » implique en effet une relation de dépendance). Enfin, le début de la légende, en capitale, est remarquable. Un peu comme dans les panoramas proposés par U. S. Steel (Figure 4), il marque bien la disparition de Homestead en tant que ville, et son statut de propriété industrielle. En même temps, il est ouvertement en contradiction avec le contenu de l’image proposée. On y voit en effet assez de maisons pour s’apercevoir que c’est bien une petite ville qui passe ainsi par pertes et profits, absorbée et repoussée à la fois par l’ensemble industriel. Dans le rapport annuel d’U. S. Steel, l’image des usines masquait l’existence des communautés urbaines au point, pratiquement, de se substituer à elles. Dans Homestead, la ville est littéralement marginalisée par la poussée de l’industrie. Elle ne trouve sa place que sur les bords de l’image. La photographie toute aussi complexe proposée quelques pages plus loin, et qui est une autre variation sur le panorama, suggère des commentaires similaires, et confirme la théorie d’une lecture « problématique » de l’organisation spatiale de Homestead.381
La mise en rapport de la photographie qui inaugure le livre de Byington et du double panorama de Wage-Earning Pittsburgh est donc riche de contradictions. En 1914, Porter choisit de voir une ville, « Annabelle », dans ce qui n’est encore que l’assemblage en devenir d’une usine et de deux cités ouvrières en construction. Quatre ans auparavant, Byington ouvrait au contraire son livre, Homestead : The Households of a Mill Town, sur un paradoxe. A peine le titre enregistré par le lecteur (il y est bien question d’une « mill town », comme dans le chapitre écrit par Porter), l’image inaugurales et sa légende posent le problème qui occupe Byington pendant tout le reste de son travail : malgré ce que l’on pourrait croire, Homestead est moins une « ville » qu’une usine, propriété de la Carnegie Steel Company.
Des constructions visuelles telles que Panoramic View of Annabelle, West Virginia ne peuvent que renforcer l’hypothèse d’une classe moyenne progressiste entrée en collusion avec le monde financier et industriel pour la préservation du statu quo économique et social. Cette hypothèse d’interprétation a été présentée lors du premier chapitre. On peut alors facilement expliquer les contradictions entre les images illustrant l’article de Porter et celle qui sert d’ouverture à Homestead, en se fondant sur les « profils » respectifs des deux auteurs. Porter appartient de plein droit au monde industriel, puisqu’il est présenté sous le titre de « Consulting industrial engineer ». Son expérience de manager dans diverses branches d’industrie, notamment à Pittsburgh, lui a valu de siéger dans de nombreuses commissions, portant notamment sur les conditions de sécurité dans les usines.382 Porter est donc un expert tout droit venu du nouveau monde industriel, et son texte en porte nettement la marque.383 Ce n’est évidemment pas le cas de Margaret Byington, issue du mouvement des Charities,384 et souvent présentée, avec John Fitch et Crystal Eastman, comme l’une des critiques les plus sévères de la nouvelle organisation industrielle au sein de l’équipe du Survey.385
Cette explication idéologique est naturellement primordiale : elle est une première manifestation de la complexité du discours progressiste et de son hétérogénéité. Les six volumes en témoignent abondamment. Pourtant, il paraît imprudent de conclure, même momentanément, à une confusion rédhibitoire des modèles de représentation proposés par le Survey. Sur l’ensemble des six volumes, les stratégies visuelles du type de celle de Homestead sont plus fréquentes que celles qui se fondent sur l’iconographie pré-digérée obligeamment fournie par la Pittsburgh-Buffalo Company. Deux nouveaux exemples de variations sur le panorama industriel nous permettront de conclure provisoirement sur ce point. Tous deux sont tirés du volume The Pittsburgh District, publié en 1914. Tous deux utilisent l’image du fleuve pour figurer une dysharmonie de l’espace urbain.
Le premier exemple, Natural Beauty vs Industrial Odds, apparaît dans un article d’Allen T. Burns portant sur le réveil civique de Pittsburgh (Figure 9).386 Il s’agit d’une photographie anonyme dont le titre suffit à donner sens à la composition. La vue a sans doute été réalisée à partir d’un bateau naviguant sur l’un des deux fleuves cernant Pittsburgh. La définition insuffisante de la photographie et de sa reproduction n’ont que peu d’importance, car le fonctionnement de cette image se veut principalement symbolique. Les deux rives sombres surmontées de panaches de fumée, et reliées par un pont lointain, sont séparées par les eaux du fleuve, qui occupent près de la moitié de l’image. Sous cette photographie, où la perspective créée par le cours d’eau semble s’enfoncer comme un coin entre les deux rives, la légende laconique se contente de remettre en cause l’harmonie supposée du paysage industriel, bâti comme on l’a vu sur les décombres d’une nature domptée. L’auteur de cette légende retourne sur lui-même le « sublime industriel » dont on a tenté de définir plus haut les principales caractéristiques. Il problématise aussi, dans le même mouvement, l’esprit de conquête dont nous avons vu qu’il est l’un des fondements de la photographie de paysage. La polysémie même du mot « odds », connotant aussi bien le hasard que l’hétérogénéité (« l’impair »), est un commentaire cruel sur les rêves de grandeur technologiques et industriels. La belle harmonie qui préside aux paysages urbain est soudain rompue, tandis que la rivière, qui sépare plus qu’elle ne rassemble, souligne l’incohérence de la géographie particulière de Pittsburgh, qui n’est plus ici prétexte à de grandioses panoramas.
Attardons-nous un instant, pour finir, sur une image tirée d’un article très richement illustré, et intitulé « The disproportion of taxation in Pittsburgh ».387 Parmi les diverses variations sur le panorama offertes par les illustrations de ce texte, la photographie intitulée High Hills and Low Taxes 388 est sans doute la plus frappante. Comme le suggère cette légende, le cliché fonctionne de la même manière que le précédent, sur le contraste établi entre deux composantes de l’image. Prise du haut des falaises entourant Pittsburgh, cette photographie respecte dans un premier temps la règle primordiale du panorama classique de la ville. Mais là encore, le fleuve qui traverse le milieu de l’image fonctionne comme une séparation infranchissable, le signe visuel symbolisant l’hétérogénéité radicale du paysage urbain. En bas de la photographie, au premier plan, un ensemble indistinct de maisons totalement sous-exposé, forme une masse noire. Au troisième plan, au-delà du fleuve, le centre de Pittsburgh, légèrement surexposé, est toutefois parfaitement distinct. Entre les deux espaces ainsi opposés, dans un pur exemple de manichéisme visuel (noir-blanc), le pont qui traverse la rivière devient l’ambivalent symbole de deux mondes indissociablement liés par la logique technologique et industrielle, et pourtant séparés par la largeur d’un fleuve et l’absurdité des règles du jeu économiques, notamment par le biais de critères d’imposition mal adaptés aux réalités et aux besoins de l’aménagement de l’espace urbain. Le sous-titre du cliché, là encore, est riche d’une ironie sans doute involontaire :
‘« A view showing the nearness of the Grandview unimproved (one-half taxed) property to the heart of downtown Pittsburgh. »’L’un des soucis d’Harrison, largement développé dans le texte,389 est en effet de taxer plus fortement Grandview, une propriété jouissant comme son nom l’indique d’une situation privilégiée, et dont l’auteur s’étonne qu’elle puisse encore rester non bâtie (et donc objet de spéculations prometteuses), alors que les rives du fleuves ont un besoin criant d’aménagements divers. Un projet cohérent d’utilisation de l’espace à Pittsburgh devrait au moins faire payer aux propriétaires de cet espace l’inutilisation délibérée d’un terrain aussi bien placé. La photographie proposée ici, si elle reste bien incapable de synthétiser efficacement les opinions d’Harrison en matière de taxe foncière, n’en met pas moins en exergue la relation problématique des diverses composantes de l’espace urbain, envisagées ici selon un principe d’équité économique et sociale. Le propos n’est pas, loin de là, de critiquer la ville en tant que telle, ou d’opposer ses formes nouvelles à un « âge d’or » hypothétique, mais simplement de souligner certaines de ses incohérences présentes. C’est dans cette optique que le « panorama », fiction visuelle de la synthèse urbano-industrielle, apparaît ici problématique : revu par des auteurs comme Harrison, ce tableau ne va plus de soi. L’enregistrement panoramique ne peut plus se contenter de justifier l’état de fait.
Une fois de plus, on ne serait pas en peine de trouver contradictoires certaines des positions tenues ou suggérées par les auteurs des deux articles, Allen Burns et Shelby Harrison. Mais il paraît tout aussi évident que le rôle de la photographie dans l’organisation de leurs discours respectifs est similaire, et joue sur le même registre que celui du double panorama complexe qui ouvre Homestead. Il s’agit de dépasser la simple logique de la synthèse photographique, de la forme spectaculaire du skyline, pour postuler au contraire une relation conflictuelle entre les diverses composantes de l’espace urbain. Cette problématique est une constante dans l’ensemble du Survey, malgré quelques exceptions ponctuelles. Notons pour finir que Burns et Harrison, comme Margaret Byington mais contrairement à H. J.C. Porter, sont des travailleurs sociaux professionnels.390 Cela tendrait à confirmer certaines des hypothèses avancées ci-dessus sur l’opposition des profils des différents auteurs et sa relation aux contradictions apparentes du Survey. Avant de revenir sur ce point, il paraît utile d’examiner quelques autres formes traditionnelles de représentation de l’espace urbain et industriel par la photographie, dont la relecture par le Survey nous semble confirmer l’hypothèse d’une problématisation de l’espace urbain et industriel.
Porter, H. F. J., « Industrial hygiene of the Pittsburgh District », Wage-Earning, p. 260.
Ibid.
Ibid. : « When, however, what the employe does in his own time has a very decided effect upon what he does in his employer’s time, it can not help but be the employer’s business to interest himself in it, and when he does this in a proper way it is not only not resented but is welcomed by the employe. » La troisième partie de ce travail reviendra en détail sur ces questions.
Ibid., p. 261.
Voir p. 497
Voir Woods, Robert A., « Pittsburgh : an interpretation of its growth », The Pittsburgh District, p. 20. Dans cet article, Woods insiste sur l’importance économique et « sentimentale » des deux fleuves. Au passage, il mentionne leur rôle dans l’organisation du « paysage » de Pittsburgh, tel qu’il est généralement perçu : « The converging rivers, providing broad, open spaces up and down and across which much of this drama of modern world industry may be viewed, have at last come to mean not separation but identity [...] If the banks on either side were improved, the river might easily become sentimentally as well as economically one of the most important common possessions of the old and the new sections of Greater Pittsburgh. » (c’est moi qui souligne).
Byington, op. cit., p. 3.
Ibid., p. 9 : « Homestead from the Pittsburgh Side of the Monongahela ».
Selon l’abondant curriculum vitae proposé dans la table des matières du volume qui contient son article, H. F. J. Porter a été entre autres : « assistant engineer in the rolling mills of the New Jersey Steel and Iron Company », et « vice-president and manager of the Westinghouse-Nernst Lamp Company, Pittsburgh, 1902-1906 ». A l’époque où il publie cet article intitulé « Industrial hygiene of the Pittsburgh District », il est membre de trois commission différentes, traitant notamment de la prévention des incendies. Voir Wage-Earning, p. vii.
Le troisième chapitre de cette étude aura amplement l’occasion de le confirmer
Margaret F. Byington est présentée comme « former district agent Boston Associated Charities ; assistant secretary Brooklyn Bureau of Charities », dans The Pittsburgh District, p. 500.
Voir Cohen, Steven R., « The Failure of Fair Wages and the Death of Labor Republicanism : the Ideological Legacy of the Pittsburgh Survey », in Greenwald ; Anderson (ed.), op. cit., pp. 52-53.
Burns, Allen T., « Coalition of Pittsburgh’s Civic Forces », The Pittsburgh District, pp. 44-48.
Harrison, Shelby M., « The disproportion of taxation in Pittsburgh », The Pittsburgh District, pp. 156-216.
Ibid., p. 171.
Ibid., p. 170.
Allen T. Burns appartient en 1914 à une multitude d’organisations et de comités divers, tous clairement marqués par l’esprit progressiste. Il est notamment Dean of the Chicago School of Civics and Philanthropy, et Chairman, Pittsburgh Clearing House of Charitable Information. Shelby M. Harrison est directement employé par la fondation Russell Sage, où il exerce les fonctions cruciales de Director, Department of Surveys and Exhibits. Voir The Pittsburgh District, pp. vi, viii.