III. La ville-monument

Après avoir évoqué les représentations de la ville et de l’industrie qui cherchent à embrasser l’ensemble urbain d’un seul regard synthétique, et souligné quelques-unes des tentatives du Survey pour analyser et déconstruire visuellement ces modèles, il n’est pas inutile de prendre l’éventail des images possibles à l’autre extrémité, et de considérer l’importance des photographies qui cherchent à dire « l’essence » de la ville par la mise en valeur d’un seul objet, le plus souvent un bâtiment isolé ou un monument. La plupart de ces photographies, extrêmement nombreuses, sont d’une simplicité qui ne nécessite pas, généralement, une analyse individuelle très détaillée. Toutefois, l’évolution du contenu de ces clichés confirme en partie la problématique « politique », ou plutôt civique, suggérée ci-dessus. Les bâtiments isolés par la photographie, dans le Survey, tendent à perdre leur valeur symbolique univoque pour devenir des signes de la nouvelle complexité sociale et économique de l’espace urbain.

Il ne fait guère de doute que la construction d’immeubles de plus en plus imposants, dans le centre des grandes villes américaines, ne répond pas seulement à un besoin pressant d’économiser l’espace. L’architecture est au tournant du siècle une manière d’affirmer la puissance et le dynamisme d’un pouvoir politique, d’une ville, ou d’une entreprise. Sans doute l’un des problèmes de Pittsburgh est-il que ces trois composantes sont quelquefois tellement imbriquées qu’il est difficile de les distinguer. Ainsi, lorsque Carnegie décide d’interrompre un an la construction de son siège social, afin de pouvoir faire admirer la structure d’acier qui soutient cette ambitieuse construction, il sert à la fois sa ville et, naturellement, sa propre gloire, ainsi que celle de son entreprise.

Dès 1922, le Progressiste Walter Lippman définit les bâtiments civils construits au tournant du siècle pour ce qu’ils sont réellement, à savoir des modes de représentation immédiatement compréhensibles des succès de la « mythologie » capitaliste américaine. Pour lui, la complexité du fonctionnement économique réel du pays est telle qu’elle échappe au public mais aussi, pour une large part, aux économistes eux-mêmes. Ceux-ci en ont donc proposé un modèle simplifié, une théorie qui trouve sa justification dans la prospérité industrielle et financière du pays. Ces succès, à leur tour, sont rendus visibles par leur matérialisation architecturale :

‘« With modification and embroidery, this pure fiction used by economists to simplify their thinking, was retailed and popularized until for large sections of the population it prevailed as the economic mythology of the day. It supplied a standard version of capitalist, promoter, worker, and consumer in a society that was naturally more bent on achieving success than on explaining it. The buildings which rose, and the bank accounts which accumulated, were evidence that the stereotype of how things had been done was accurate. »391

Moins qu’une explication, ces immeubles de plus en plus élancés sont des preuves, dont l’aveuglante évidence renforce la légitimité du schéma déjà illustré par les panoramas urbains et industriels, celui du succès économique de la grande ville. Selon Lippman, cette « pure fiction » doit imposer le modèle économique dominant à un public qui risquerait de ne pas en saisir toutes les nuances. Ainsi, l’architecture ou les chiffres de l’activité bancaire sont en quelque sorte des éléments de vulgarisation de l’orthodoxie économique, et ainsi, par extension, de l’organisation sociale. C’est évidemment le cas pour une ville comme Pittsburgh, fille aînée du grand capitalisme industriel de la fin du 19e siècle, comme le prouve par exemple ce texte d’introduction d’un album publié en 1896 sous le titre Pittsburgh of Today :

‘« Nowhere in the continent is there a city similar to Pittsburgh, her phenomenal progress, her incomparable industries, and remarkable resources have made her the greatest manufacturing center of America [...]
We desire to disabuse for ever the mind of the American public that our claims to prolific progress are mere daydreams, and by a plain and simple arraignement of facts to substantiate the claim that Pittsburgh is in surety in the van of progression among American cities. »392

Ces « faits » susceptibles de dissiper les soupçons dans l’esprit du grand public, ce sont principalement des descriptions et des photographies d’usines et d’entreprises commerciales de tailles diverses, qui alternent avec des clichés des parcs et des ponts de la villes. La section illustrée consacrée aux Representative Business Houses souligne bien l’importance cruciale qui leur est accordée, non seulement dans la prospérité économique de la ville, mais aussi dans l’image qu’elle projette :

‘« The attention of the readers is now directed to the rise and progress of representative business houses in Pittsburgh. We have endeavored to give a review of those firms whose honorable dealings and straightforward methods, irrespective of the magnitude and class of their operations, make them worthy of the mention they have received. It is such houses as these that have materially contributed in placing the fame of this metropolis in its present exalted position. »393

Ainsi les bâtiments liés au commerce et à l’industrie ponctuent-ils le paysage urbain et en expriment en quelque sorte l’essence. On ne peut que repenser à Lippman en découvrant, dans un autre album sur Pittsburgh publié en 1896 à New York, un chapitre intitulé Financial Institutions, et contenant une étonnante série de 21 photographies successives de banques.394 Le siège de Carnegie Steel et les multiples ensembles architecturaux abritant l’essentiel de l’activité économiques de la ville ne sont pas seulement les façades prestigieuses de chacune de ces entreprises considérées individuellement. Chacune est aussi le symbole de la cité dans son ensemble, et leur nombre imposant colore très largement les représentations conventionnelles de Pittsburgh.

Visuellement, ces images sont toutes composées plus ou moins selon le même modèle, extrêmement simple : la présence humaine y est nulle ou à peine visible, et il s’agit en général d’isoler, autant que possible, le bâtiment considéré. Le point de vue est généralement frontal, lorsqu’il s’agit d’un édifice abritant des activités financières ou publiques, tandis que les photographies de bâtiments industriels, souvent allongés ou construits au bord d’une voie ferrée, sont prises de biais et s’organisent autour d’une perspective plus fuyante (Figure 10). Beaucoup de clichés sont en légère contre-plongée, ce qui tend à mettre l’accent sur la hauteur des bâtiments.395

Toutefois, la discrétion de tels « effets », dictés par les conditions de prise de vue autant sans doute que par une volonté esthétique délibérée, ne permet guère à ces images, prises individuellement, de dépasser le simple statut de constat visuel. Les photographies se contentent finalement de recenser les éléments particuliers qui constituent les panoramas analysés plus haut. Ces clichés individuels d’usines ou de sièges sociaux d’entreprise tiennent d’abord de l’inventaire, doublé d’un catalogue

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Figure 10 : Plant of the Lockhart Iron & Steel Co., McKees Rocks, Pa. ( The Story of Pittsburgh and Vicinity , 1908, p. 163).

publicitaire : photographier les façades des bâtiments, sur lesquelles les enseignes sont généralement parfaitement visibles, est simplement une manière de dupliquer l’image publique des entreprises considérées. La photographie n’a guère besoin de faire plus, puisque ce sont les bâtiments eux-mêmes qui jouent le rôle de symboles de la ville. Les images ne servent qu’à multiplier ces signes architecturaux, à les diffuser, à les populariser, ce qui en soi n’est pas négligeable. Mais leur faculté à isoler ces bâtiments ne constitue pas un mode de construction visuelle extrêmement élaboré. Les photographies se contentent en quelque sorte de redoubler le fonctionnement déjà symbolique de l’architecture, tel qu’il a pu être défini par certains historiens selon lesquels les gratte-ciel, les usines et les bâtiments publics constituent un ensemble complexe de signes de pouvoir. Pour Sarah L. Watts, par exemple :

‘« The power of business elites found further reinforcement in public and private architecture, especially the modern skyscrapers built of steel and concrete after the 1880s, which furnished massive, costly and seemingly permanent expressions of corporate power. Factories, government buildings, and the churches and homes of the wealthy all supplied visual sustenance to the reality of elite institutions and belief systems. Messages encoded in the material presence of their walls signified the special ability of elites to govern public space and to influence, and even intimidate, persons entering those spaces. By comparison the scale and significance of the buildings that represented working-class institutions - union meeting halls, public parks, local bars, residential neighborhoods, factory towns - provided relatively less dramatic reinforcement. »396

L’analyse de Watts élargit le champ des « symboles de pouvoir » au-delà des seuls bâtiments commerciaux et industriels. Les sources photographiques consultées confirment en grande partie cette généralisation. Il n’est pas rare, en effet, de trouver des clichés d’églises ou de grandes institutions culturelles en alternance avec les photographies d’usines ou d’établissements financiers. On l’a dit, Pittsburgh of Today laisse une large part aux vues de divers parcs et espaces verts. De même, la série d’articles publiée en 1905 par la North American Review of Reviews sous le titre générique Pittsburg, - a new great city présente dans son dernier volet, intitulé The aesthetic and intellectual side of Pittsburg, des vues de Highland Park, de la bibliothèque Carnegie, de la cathédrale catholique, et du tribunal d’Allegheny.397 La légende de cette dernière image, une vue frontale isolant parfaitement le bâtiment de son contexte urbain immédiat, précise qu’il s’agit là d’une des réussites architecturales les plus remarquables du pays (One of the most notable pieces of architecture in the country). Comme le souligne l’auteur de l’article, un certain Burd Shippen Patterson :

‘« The stranger visiting the business portion of Pittsburgh [...] and observing the push and energy with which the whole population appears to be laboring for material advancement, cannot realize that under the smoke and fog, and amid the universal hum of the vast street trafic or the clang of the omnipresent machinery, there is abundant evidence to be found that the higher life - the life which takes keen delight, not only in the spiritual, but in the intellectual and the artistic, - is being cultivated by a multitude of the inhabitants of the city in a manner which reflects the same energetic vigor and thoroughness that have signalized their efforts along material lines. »398

Gratte-ciel ou cathédrale, il s’agit donc bien des deux facettes d’une même réalité, celle du dynamisme sans limites de Pittsburgh. Dans le premier volet de cette série d’articles, évoqué plus haut, la Review of Reviews déclinait précisément le thème industriel à l’aide du panorama et de photographies d’usines. On y trouvait même différentes images mettant en valeur l’un des aspects les plus caractéristiques des bâtiments industriels ainsi mis en valeur : un haut-fourneau récent ou un alignement de cheminées tenaient lieu de synecdoque de l’usine, voire de l’activité industrielle toute entière, et donc par extension de Pittsburgh (Figure 11). Cette figure extrême du symbolisme industriel, permettant presque de ramener Pittsburgh à un série de cheminées d’usine (et à quelques grandes personnalités du monde industriel),399 place finalement ces éléments de l’architecture industrielle sur le même plan que les colonnes monumentales de Highland Park. Logiquement, les mêmes stratégies visuelles sont à l’oeuvre dans les deux cas. Les vues frontales de l’entrée du parc, comme les façades des banques ou les bâtiments industriels, sont en quelque sorte les indices visuels de la nouvelle réalité de Pittsburgh et de ses deux facettes complémentaires, l’une industrielle, l’autre urbaine. Peter B. Hales a recensé certaines des stratégies visuelles élaborées par les photographes américains de la fin du 19e siècle pour concilier ces deux aspects de la « civilisation urbaine » sur des images relativement complexes.400 Peu d’images de Pittsburgh parvenues jusqu’à nous, hormis les panoramas déjà cités, parviennent à construire de telles représentations synthétiques. Comme le suggèrent les exemples déjà cités de l’article de la Review of Reviews, ou les albums Pittsburgh Today et The Story of Pittsburgh and Vicinity, c’est en général par l’alternance des vues, ou leur juxtaposition, que se crée l’image d’une cité industrielle où progrès, prospérité et culture se côtoient et se complètent. Une double page tirée d’un article de Harper’s Weekly datant de 1903 (Figure 12 et Figure 13) présente un cas d’école, même s’il manque une photographie

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Figure 11 : Portraits et vues traditionnelles de hauts-fourneaux, illustrant un article intitulé « Pittsburg, - a new great city » ( The North American Review of Reviews , 1905, pp. 52-53).

Voir aussi Figure 16.

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Figure 12 : « Pittsburgh, the Giant Industrial City of the World » ( Harper’s Weekly , 1903, p. 846).
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Figure 13: « Pittsburgh, the Giant Industrial City of the World » ( Harper’s Weekly , 1903, p. 847).

de parc pour couvrir l’ensemble des types d’images évoqués ici : autour d’un panorama industriel classique (« Jeanette », symbolisée et masquée par son usine de verre, annonce déjà l’ « Annabelle » du Survey), deux édifices religieux voisinent avec deux institutions bancaires. On ne saurait mieux résumer l’équivalence presque trop flagrante entre les valeurs morales et pécuniaires qui fondent l’image que Pittsburgh veut présenter d’elle-même. Pour citer Hales, dont les conclusions restent adaptées au cas de la ville de l’acier :

‘« Within the fictional world of this photography, the city became a place of monumental scale and inexorable progress, where laissez-faire capitalism was successfully converting urban entropy into a new civilization - an environment of order, grandeur and permanence. »401

Ce sont ces images d’ordre, de grandeur et de permanence que le Survey conteste, ou du moins redéfinit à sa manière, à travers son iconographie. Dans ses pages, les monuments civils et industriels sont souvent présentés de manière plus complexe que dans les exemples présentés jusqu’ici.

Notes
391.

Lippman, Walter, Public Opinion, New York : Macmillan, 1932 [1922], p. 117.

392.

Pittsburgh Today, Pittsburgh, 1896, p. 37.

393.

Ibid., p. 95.

394.

Greater Pittsburgh, the Iron City, New York : The Graphics, 1896, pp. 35-57.

395.

L’analyse des sources disponibles sur Pittsburgh ne confirme donc qu’en partie les analyses de Peter B. Hales, op. cit., pp. 87-96 et 115-127. Si nous retenons l’essentiel de ses conclusions, notamment l’idée selon laquelle les photographies de bâtiments civils et industriels « are examples of the urban boosterism which saw architecture as an index to civilization » (p. 90), les différentes conventions iconographiques en cours à Pittsburgh autour de 1900 semblent légèrement différentes de celles jugées prédominantes par Hales à la fin du 19e siècle. Les vues en plongée sur de bâtiments importants, ou leur mise en valeur au sein d’un contexte architectural moins élevé leur servant de « faire-valoir » visuel, paraissent relativement minoritaires dans le corpus étudié.

396.

Watts, Sarah Lyons, Order against Chaos : Business Culture and Labor Ideology in America, 1880-1915, New York, Westport, London : Greenwood Press, 1991, p. 23.

397.

Patterson, Burd Shippen, « The aesthetic and intellectual side of Pittsburg », The North American Review of Reviews, Jan. 1905, pp. 68, 72, 73.

398.

Ibid., p. 67.

399.

On reviendra sur cette question. Voir notamment Figure 16 Figure 16.

400.

Hales, op. cit., p. 95.

401.

Ibid., p. 119.