CHAPITRE CINQ :
DE L’ALBUM AU SURVEY

Si l’on en croit les images et les textes jusqu’ici, l’une des principales stratégies visuelles du Survey consiste à réexaminer les formes conventionnelles de l’iconographie urbaine et industrielle traditionnelle, et d’y introduire ce que nous avons appelé une troisième dimension de l’image. Cette dernière n’a évidemment plus rien à voir avec l’impression de relief, que les vues stéréoscopiques en vogue au 19e siècle s’évertuaient à reproduire. Avec le Survey, la photographie quitte justement le domaine du prodige et de l’illusionnisme, pour entrer dans une ère d’analyse et d’interprétation du réel. On pourrait désigner cette nouvelle dimension visuelle par l’expression de « profondeur sociale ». En explorant les taudis, les auteurs progressistes font émerger une arrière-plan jusque-là peu connu, ou en tout cas rarement visible. En travaillant les conventions du panorama, la photographie redéfinit la ville comme espace pluridimensionnel, sujet à des interactions diverses.

A contrario, l’une des caractéristiques du panorama traditionnel est d’esquiver presque systématiquement cette donnée de la représentation photographique, en s’organisant plutôt autour de la « platitude » du cliché, c’est-à-dire la réduction de l’image à ses deux dimensions concrètes : horizontalité et verticalité. La netteté impeccable et uniforme de l’image est un ingrédient essentiel d’un panorama digne de ce nom, et une conséquence naturelle de cette conception de la photographie urbaine : rien n’est flou puisque tout est ramené au même plan. L’album photographique, on va le voir, est une forme de représentation parfaitement adaptée à cette conception du monde urbain comme simple juxtaposition d’éléments discrets.

En ce qui concerne les vues frontales ou isolées des bâtiments, de même que certaines images panoramiques de la ville conçues sur l’idée de skyline, on peut dire qu’elles offrent des représentations d’autant plus facilement synthétiques de l’univers urbain qu’elles n’ont pas réellement d’arrière-plan. Quand celui-ci apparaît, il se contente généralement de répéter l’avant-scène de l’image, et de renforcer ainsi son uniformité : des usines succèdent aux usines, des gratte-ciel succèdent aux églises : tous ces signes architecturaux, on l’a vu, sont visuellement équivalents. Au mieux, des effets spectaculaires de perspective (rue, rivière, chemin de fer) organisent la vision selon des schémas clairs et faciles à suivre, des « lignes de fuite » qui portent bien leur nom : sur ce type d’image, dont nous avons peu parlé, la complexité de l’espace urbain est en quelque sorte masquée par la mise en évidence d’une ligne visuelle forte, autour de laquelle s’organisent l’image et, par extension, l’espace perçu.416

Rien de tel, on l’a vu, dans les panoramas du Survey ou dans un certain nombre de ses représentations des bâtiments publics ou privés. Il s’agit toujours, dans les espaces ainsi photographiés, de rendre aux bâtiments une dimension sociale, que ce soit en soulignant l’hétérogénéité des espaces, leur altérité radicale, ou bien la complexité des rapports sociaux et économiques que leurs façades trop univoques ont tendance à évacuer. La diversité des formes empêche, nous semble-t-il, d’accoler une étiquette simple à ce type de vues. Cette difficulté ne doit pourtant pas masquer la volonté manifeste, dans le Survey, de chercher à rendre compte par l’image d’une réelle complexité économique, sociale et civique de l’espace urbain.

En guise de conclusion sur ce point, il n’est pas inutile sans doute de replacer ces représentations spatiales et architecturales dans un contexte un peu plus large : il serait en effet absurde de ramener toute l’iconographie urbaine et industrielle du début du siècle à la représentation des gratte-ciel et des usines. Les portraits, ainsi que les images illustrant les processus et les objets industriels eux-mêmes, sont deux types de photographie à peine évoqués jusqu’ici, et qui mériteraient à eux seuls une étude plus poussée. Faute de pouvoir nous y consacrer dans ces pages, on se contentera de donner quelques exemples de la manière dont ces images complètent les vues analysées au cours des chapitres précédents, notamment au sein des nombreux albums publiés à l’occasion du cent-cinquantenaire de Pittsburgh. Il nous semble en effet indispensable de montrer, pour finir, en quoi « l’objet » Survey, ses six volumes et tous les documents qui s’y rapportent, s’opposent, dans leur conception même, à ces ouvrages de prestige, essentiellement commémoratifs ou publicitaires.

Notes
416.

Sur cette question, voir encore Hales, Peter B., Silver Cities : Photography of American Urbanization, 1839-1915, Philadelphia : Temple University Press, 1984, pp. 88-89.