Dans les albums, mais aussi les nombreux articles illustrés, dédiés à Pittsburgh et à son industrie, l’iconographie reflète une conception figée - et quasi-irrationnelle - de l’organisation économique et sociale. Comme l’expliquent aussi bien Robert Wiebe que Walter Lippman avant lui, le 19e siècle américain « attribuait la toute puissance à des abstractions », tels que les monopoles, la bourse, la « machine » politique, etc.417 A Pittsburgh, cette abstraction se nomme naturellement « Industrie ». Il nous semble que le reflet de cette vision de la société urbaine et industrielle se retrouve dès lors dans des albums photographiques offrant une représentation tout à fait transparente et univoque du réel, où la ville n’est conçue que sous la forme d’une juxtaposition visuelle de bâtiments et de monuments (Voir Figure 12 et Figure 13, tirées d’un article de magazine fonctionnant selon un modèle similaire). Ces booster books 418 rassemblant photographies de gratte-ciel et vues panoramiques, et dont le cent-cinquantenaire de Pittsburgh fournit quelques exemples déjà évoqués plus haut, dressent de la ville un portrait idyllique qui ne relève pas uniquement de la démarche promotionnelle : ces signes extérieurs de prospérité sont rigoureusement des icônes de la déesse Industrie. Encore faut-il préciser les deux sens que nous attribuons ici à ce terme.
Suivant la définition célèbre de Charles Sanders Peirce, il faudrait désigner par le mot « icône » toute image dont le fonctionnement premier est essentiellement analogique.419 L’icône, pour le logicien américain, repose sur la mimesis : sa principale qualité est sa ressemblance avec l’objet représenté. Ainsi les panoramas de Pittsburgh sont-ils immédiatement reconnaissables, notamment du fait de la configuration particulière de la pointe occidentale de la ville. Lorsque l’identification est plus délicate (notamment sur des photographies de bâtiments), la précision des légendes ou l’enseigne clairement visible des commerces et des industries permet de reconnaître sans la moindre hésitation l’objet photographié.
La dissémination de ces images-mirroir, renforcées s’il le faut par un contexte textuel adéquat, fonctionne selon le credo invariable du 19e siècle, pour lequel la définition même de la photographie est son « exactitude »,420 elle-même condition sine qua non de la véracité des choses. Comme l’écrit malicieusement William M. Ivins :
‘« The 19th century began by believing that what was reasonable was true, and it wound up believing that what it saw a photograph of was true. »421 ’« L’icône photographique »422 est donc, pour résumer, une forme de preuve par le même. Ce qui semble répéter le réel dit la vérité. En dupliquant massivement, par l’image, le panorama visible par l’oeil humain du haut des contreforts qui bordent la Monongahela, la photographie entérine cette vision comme représentative d’une sorte « d’essence » de Pittsburgh.
« Icônes », ces photographies le sont d’une deuxième manière : elles construisent le mythe de Pittsburgh, chantant les louanges de la ville et s’évertuant en quelque sorte à convertir les mécréants. La multiplication des représentations de la ville, synthèses ou synecdoques, s’apparente à une distribution en nombre d’images pieuses. Ces photographies convenues de panoramas, d’églises et d’usines prétendent dire la réalité de Pittsburgh (puisqu’on y « reconnaît » sans hésitation la ville), tout en affirmant que cette réalité tient du prodige économique et technologique. Une fois de plus, on constate l’alliance, propre à la photographie, entre le réel et le mythe : il faut montrer, sans cesse, l’incontestable réalité du miracle.
Cette double valeur est amplifiée, nous semble-t-il, par l’accumulation de ces icônes au sein des albums photographiques. Le fonctionnement de cette forme de présentation et de publication de l’image tient lui aussi à la fois du prodige et de sa maîtrise. Les albums, en effet, ne se contentent pas de mettre en valeur la photographie (un encadrement le fait tout aussi bien, sinon mieux). Ils tendent surtout à instaurer à la fois une idée de contrôle et une notion de permanence. Ils recueillent et mettent en forme la collection. Ils sont en quelque sorte le cadre qui instaure - ou du moins reflète - l’ordre, la fixité, mais aussi la maîtrise des merveilles capturées par l’oeil de l’objectif. En ce sens, la façon dont l’album organise les vues est une sorte de redoublement de la fonction traditionnelle de la photographie. On peut ainsi renchérir sur l’hypothèse incomplètement formulée de Lucien Goldschmidt et Weston Naef, selon laquelle les livres illustrés du 19e siècles, véritables écrins photographiques, reflètent par leur forme même une conception « victorienne » de la nouvelle technologie visuelle :
‘« In the literature of the time the camera was hailed as a triumph over mystery. Here, in the form of photographs, was evidence of the unknown which was becoming intelligible : glyphs in Sinaï, the art of Russia, the features of the moon [...] were all now visible certainties [...] A comforting world of facts was offered to the Victorian age, which bestowed its highest esteem on the rule of law, order, perpetuity, and the perfectibility of man. »423 ’La plupart des albums produits à Pittsburgh autour de 1908 tendent à instaurer un modèle similaire. Non que Pittsburgh soit réellement une ville exotique (bien que certains observateurs, on l’a vu, se plaisent à le penser), mais la collection des images de ce miracle technologique, rangée et tenue entre les pages d’ouvrages souvent onéreux, élève la ville au rang de 8e merveille du monde. C’est en quelque sorte un prodige sans mystère, puisque ces images, ces « prises de vues », sont collées entre les pages de ce que l’édition appellerait aujourd’hui un « beau livre ». En même temps, la répétitivité des clichés, découverts page après page, renforce la crédibilité « mimétique » évoquée plus haut. Plus il existe d’usines à Pittsburgh, plus il existe d’images « ressemblantes » de ces usines. Cette inflation iconographique atteste avec emphase de la puissance de la ville. L’accumulation de photographies finalement semblables (entre elles, en même temps qu’à leur sujet) relève d’une sorte d’incantation visuelle.
Wiebe, Robert H., The Search for Order, 1877-1920, New York : Hill & Wang, 1967, p. 164.
Hales, op. cit., p. 127.
Pour l’exposé le plus clair de cette question, et le rôle de cette définition dans l’évolution de la pensée sur la photographie, voir Dubois, Philippe, L’Acte Photographique, Paris : Nathan, 1990, chapitre 1.
Selon la formule célèbre de Lady Eastlake, « [Photography] is the sworn witness of everything presented to view ». Voir Eastlake, Elizabeth, « A Review », London Quarterly Review, 1857, in Goldberg, Vicki (ed.), Photography in Print - Writings from 1816 to the Present, New York : Simon and Schuster, 1981, p. 96.
Cité in Rosenblum, Naomi, A World History of Photography, New York : Abbeville Press, 1984, p. 155.
Peirce, dès 1895, souligne évidemment que malgré les apparences, la photographie n’est pas, par nature, une icône. Mais tout le 19e siècle fait comme si c’était le cas, ou du moins ne se pose pas la question.
Goldschmidt, Lucien & Naef, Weston J., The truthful lens : a survey of the photographically illustrated book, 1844-1914, New York : The Grolier Club, 1980, p. 5.