II. Inventaire et catalogue

A. L’inventaire de Pittsburgh

Outre cette tradition, qui remonte pratiquement aux débuts de la photographie sur papier, l’autre modèle de fonctionnement des albums du cent-cinquantenaire est celui de l’inventaire. Rappelons Baudelaire, qui offrait dédaigneusement à la photographie le rôle de « secrétaire » et de « garde-note », relégué aux tâches bassement matérielles.424 L’accumulation des images relève bien, dans les ouvrages de l’époque, d’une sorte de comptabilité. Aux vues bucoliques des espaces verts s’ajoutent, majoritaires, des images redoublant la force des statistiques industrielles et économiques de Pittsburgh. La succession des photographies individuelles d’usines et de commerces rappelle la manière dont les entreprises elles-mêmes, quand elles en ont les moyens, affichent leur santé resplendissante en exhibant par l’image chacune de leurs installations : façades, comme on l’a vu, mais aussi intérieurs de hangars, de machines et d’ateliers géants.

On perçoit mieux le fonctionnement de nombreux albums sur Pittsburgh en revenant quelques instants au premier bilan annuel d’U. S. Steel.425 Ce volume se clôt sur 23 pages d’illustrations, principalement photographiques : 41 images (sur 63) sont des vues d’usines, prises de face, ou en plongée plus ou moins marquée. Ces clichés oscillent donc, dans leur forme, entre le panorama industriel pur (Voir Figure 4) et la vue individuelle de bâtiments commerciaux ou manufacturiers. Ils complètent implicitement le chapitre intitulé Property Account, recensant quelques pages auparavant la valeur immobilière de chaque usine, le coût de construction des nouveaux bâtiments, les frais de rénovation, etc. Dans les deux cas, série photographique ou livre de comptes, il s’agit de recenser les biens, mais aussi de mesurer et de figurer la prospérité de l’entreprise sous la forme de la série - et de l’accumulation - des chiffres et des images. La juxtaposition des firmes industrielles, photographiées individuellement, puis rassemblées selon leur appartenance commune à une même entreprise, est en quelque sorte la forme complémentaire de la vue panoramique traditionnelle, et de la vision homogène qu’elle semble vouloir suggérer. Les photographies d’usines rassemblées dans ces pages sont les ingrédients discrets d’un ensemble plus large, dont les éléments sont liés par leur appartenance à un propriétaire commun, le géant sidérurgique U. S. Steel.

Les booster books publiés sur Pittsburgh sont aussi, à leur manière, des espèces de livres de compte, où la mise en valeur des bâtiments les plus spectaculaires va de pair avec celle des entreprises les plus florissantes, sans oublier une dose non négligeable d’imagerie technologique, ainsi que l’éloge (et le portrait) des principaux entrepreneurs de la cité. La logique, à nouveau, est celle de l’accumulation sérielle des clichés, qui construit par le nombre le portrait d’une ville, fondé uniquement sur l’addition des individus, des machines et des entreprises (Figure 11 et Figure 16). A travers le nombre de ses monuments industriels et de ses grands hommes, en collectionnant les signes et les visages du succès, cette forme de publication photographique définit la ville comme produit glorieux du progrès, résultat sans histoire d’une simple progression arithmétique. Chaque nouvelle étape de cette évolution linéaire, dont le moteur est uniquement économique, est matérialisée par un nouveau bâtiment s’élevant aux côtés des précédents, ou par une nouvelle

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Figure 16 : The Pittsburgh Ice Company ( The East End, being a comprehensive review of Greater Pittsburgh scenic district [sic] - With sketches of the people, their industries, art, culture and domestic life , 1907, p. 58).

(Voir aussi Figure 11. Dans cet ouvrage, les illustrations des chapitres sur les arts et la vie domestique sont des vues traditionnelles d’édifices culturels et de grandes demeures bourgeoises.)

machine plus performante. La grandeur de la ville, dès lors, est à peu près proportionnelle au nombre de pages.

L’album est donc la forme correspondant à une conception de la cité qui construit sa représentation en juxtaposant les images. Par la série, l’accumulation finalement répétitive de clichés de même type, la ville compte ses richesses en même temps qu’elle les affiche à des fins d’auto-promotion et de publicité.426 Ce modèle, déjà en vigueur à San Francisco dans les années 1870,427 reste valable 30 ans plus tard, comme en atteste l’introduction de l’un des nombreux volumes publiés pour le cent-cinquantenaire de la cité :

‘« The purpose of the Pittsburgh Gazette-Times in publishing this work is to make known to the world the marvelous story of Pittsburgh and vicinity. So romantic and so unique is its history and so magical the acquirement of so almost fabulous wealth that it surpasses mythology and is conspicuously different from any other city in the world. The feature of the story is the proper recognition of those representative individuals, firms and corporations who are a factor in the civic life and whose achievements have aided in placing and maintaining Pittsburgh in its present proud position as the most wonderful of modern cities ».428

La grandeur de la « plus merveilleuse » des villes modernes se fonde ainsi sur une collection d’entreprises ou de destins exceptionnels, illustrée de portraits, et de photographies de bâtiments. Cette énumération à nulle autre pareille marque la singularité obvie de Pittsburgh (conspicuously different from any other city in the world), dont l’histoire se définit essentiellement par l’acquisition matérielle. Notons enfin que le présent est une sorte de fait accompli, car il va sans dire que l’élan économique ne saurait plus connaître de frein (la ville se « maintient » - depuis quand ? - dans une situation enviable dont nul ne semble pouvoir la déloger). Les photographies, rassemblées sous la forme sérielle de l’album, permettent de figer ce sommet de l’histoire. La collection, entre les pages d’un livre, des signes de la prospérité, mesure l’ampleur du développement de la ville en même temps qu’elle pérennise son succès. Dans l’album, Pittsburgh se présente comme la forme aboutie du progrès.429

En 1907, dans un article intitulé « Pittsburgh in the camera’s focus », le magazine Industry publie un portfolio dont le principe est exactement le même : une juxtaposition d’images panoramiques, de bâtiments industriels, de gratte-ciel et d’ouvrages architecturaux importants, auxquelles s’ajoutaient des vues intérieures de bureaux.430 Quelques années plus tôt, sans doute pour tenter de contrecarrer la fusion d’Allegheny et de Pittsburgh, l’Evening Record produit un ouvrage intitulé The City of Allegheny, Pa., et sous-titré : Illustrations and sketches of the banking, wholesale and manufacturing interests, and the representative professional interests of Allegheny. Il s’agit, selon le texte, de prouver « le calibre et le caractère » des habitants de la ville. Une fois de plus, il apparaît pourtant que ces ressources morales ne peuvent trouver de meilleur témoin que la taille des usines et des gratte-ciel :

‘« The class of buildings being erected shows more wealth and taste than at any time, and [Allegheny’s] resources are undiminished. What they are, the illustrations and texts on the following pages will explain. » 431

Dans chacun des exemples précités, c’est la somme des individualités exceptionnelles (qu’il s’agisse de personnes morales ou physiques) qui produit la grandeur de la cité. On a vu au cours de ce chapitre de quelle manière les vues individuelles de bâtiments et les images panoramiques tentaient, à leur manière, de figurer la puissance de Pittsburgh. L’accumulation systématique de ces mêmes photographies sous la forme d’albums renforce l’effet de ces représentations en jouant sur le nombre. L’identité de la ville se construisant par l’addition des images. De même qu’U. S. Steel, Pittsburgh recense ses richesses et ses propriétés, publie ses chiffres, salue ses décideurs économiques, et s’affiche sous la forme d’albums-inventaires, qui tiennent lieu, par la même occasion, de catalogues.

Notes
424.

Cité in Dubois, op. cit., p. 23.

425.

First annual report of the United States Steel Corporation, 1903.

426.

Si la Chambre de Commerce de Pittsburgh date de 1874, le début du 20e voit se multiplier les initiatives privées ou publiques destinées à promouvoir la croissance économique de la ville, et donc d’attirer les investisseurs à Pittsburgh. L’Association des Commerçants et Industriels de Pittsburgh naît en 1903, la Commission pour le développement industriel de Pittsburgh en 1911.

427.

Brunet, La collecte des vues : explorateurs et photographes en mission dans l’Ouest américain, 1839-1879, thèse de doctorat, Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, 1993, p. 214.

428.

The Story of Pittsburgh and Vicinity, Pittsburgh : The Pittsburgh Gazette-Times, 1908, p. 2.

429.

On ne s’étonnera guère que l’album trouve un sujet particulièrement adapté à ses modes de représentation lors de l’exposition « colombienne » de 1893, à Chicago. Les organisateurs de cette manifestation spectaculaire, et notamment l’architecte Daniel Burnham, confient au photographe Charles D. Arnold la confection de divers ouvrages destinés à illustrer la construction de la fameuse « Ville Blanche », et à être présentés à des personnalités liées de près ou de loin à l’exposition. Dans ces albums, les photographies s’efforcent logiquement d’amplifier les réussites architecturale de cette cité créée de toutes pièces, en même temps qu’elles constituent une sorte de « catalogue » de l’exposition. La ville blanche, dont la genèse a pu être documentée étape par étape, est un décor harmonieux, sans autre histoire que sa construction, achevée en quelques mois. L’album photographique, entre célébration et inventaire, permet de rendre compte de cette ville parfaite dans sa totalité, proposant une représentation exhaustive d’une cité parfaitement close et figée. Voir chapitre 8, et Brown, Julie K., Contesting Images - Photography and the World’s Columbian Exposition, Tucson & London : The University of Arizona Press, 1994, pp. 68-70.

430.

« Pittsburgh in the camera’s focus », Industry, 3 : 2 (Aug. 1907), pp. 88-111.

431.

The Evening Record, City of Allegheny, Pa., [Pittsburgh] : Duquesne Printing and Publishing Company, c.1900, préface.