B. L’album et le tableau

Il nous semble que les illustrations proposées dans les pages qui suivent confirment, sous une forme plus concise, le modèle décrit. Outre les images déjà commentées, presque tous les albums du cent-cinquantenaire contiennent en effet des encarts publicitaires nombreux et variés, des portraits de cadres appartenant à une même société ou de représentants d’une même profession, ainsi que des photographies illustrant les procédés de fabrication et les produits finis des diverses entreprises : rails, navires et locomotives se taillent alors la part du lion. Très fréquemment, ces images se présentent sous forme de tableaux, dont la forme tend précisément à englober la réalité de la ville sous une forme synthétique et immédiatement compréhensible, par le regroupement visuel des hommes et des objets selon des catégories simples : les portraits des plombiers sont tous rassemblés sur une page, et les fleurons de la Pittsburgh Locomotive Works encadrent le bâtiment principal de l’entreprise, qui joue comme très souvent le rôle central, en tant que lieu et matrice de la production (Figure 17).

Ces exemples reprennent, sur un modèle plus réduit, la logique de la juxtaposition. A ce titre, ils jouent eux aussi sur ce qu’on a appelé la « platitude » des représentations traditionnelles. En photographiant tour à tour chacun des plombiers de la ville, puis en rassemblant côte-à-côte leurs portraits, on obtient une image parfaitement homogène de ce groupe socio-professionnel (représenté ici, uniquement, par ses patrons). Tous ces hommes se valent. Visuellement, ils sont mis sur le même plan. A travers cette page d’illustration, il faut encore comprendre implicitement que Pittsburgh est une communauté d’hommes d’égale valeur, une « ville de travailleurs », comme l’écrivait Willard Glazer en 1884.432

A l’inverse, on est en droit de remarquer que les hommes sont notoirement absents de la vision industrielle proposée par l’assemblage de photographies de la Pittsburgh Locomotive Works. Toutefois, l’organisation des représentations fonctionne, fondamentalement, de la même façon : cette page lie directement le bâtiment à la machine et au produit (qui est d’ailleurs une autre machine). Si les ouvriers sont invisibles, c’est que la technologie produit la technologie. Ce qui est en jeu, dans cet exemple comme dans le précédent, c’est une vision du monde industriel où l’homogénéité est la clef indispensable de la compréhension du réel. Le même est

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Figure 17 : Pittsburgh Locomotive Works et Master Plumbers of Allegheny, ( City of Allegheny, Pennsylvania - Illustrations and Sketches of the Banking, Wholsesale and Manufacturing Interests and the Representative Professional Interests of Allegheny County , [1900], pp. 16, 81).
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toujours rapproché du même. La ville est ainsi divisée en catégories cohérentes, faciles à identifier, à définir et à classer. Les artisans sont rassemblés sur une page, comme les industriels ou les assureurs ; les banques se suivent dans une section spéciale (voir p. 497) ; les machines renvoient aux machines. Chacune des composantes de la réalité urbaine et industrielle trouve sa place et sa représentation dans un ensemble d’éléments semblables. La ville se définit, une fois de plus, par la juxtaposition de ses composantes économiques.

Ce type de tableau, rassemblant les entrepreneurs de tous types ou tentant de résumer une entreprise ou une activité à une combinaison de bâtiments et de machines, est une constante des albums produits au début du 20e siècle. Chacune de ces pages reproduit, à plus petite échelle, le fonctionnement général des ouvrages : la série, ou du moins la juxtaposition, tiennent lieu de système, et tendent à effacer tout rapport complexe entre les éléments du nouveau monde industriel et urbain. Seuls deux logiques transparaissent ici : soit tout se vaut (tous les plombiers sont égaux, de même qu’une usine vaut un gratte-ciel, qui vaut une église, car ce sont des signes équivalents du progrès), soit la hiérarchie est économique, au sens le plus restreint du terme, simplement basée sur la notion de production. Il s’agit de savoir qui fabrique quoi : les entrepreneurs fondent des usines, les machines créent d’autres machines, les financiers « créent » la richesse.

D’une page à l’autre, ou bien à l’intérieur même de l’un de ces panneaux taxinomiques un peu simplistes, l’album propose de la ville une vision tout aussi dénuée de complexité que dans la forme rassurante du panorama. Dans les deux cas, image individuelle ou assemblage de photographies, on ne sort jamais de la logique du « tableau » : une représentation non seulement plane, mais aussi encadrée (c’est-à-dire, aussi, au format pré-défini), sur la surface de laquelle les éléments sont ajoutés un à un, sans jamais se chevaucher d’aucune façon. On ne peut manquer de souligner que l’un des premiers emplois attestés du mot « album », en latin, désignait un mur blanc sur lequel étaient répertoriés des décisions légales ou administratives, ainsi que des sortes de « petites annonces ». L’album est donc, à l’origine, un genre de tableau d’affichage, avec tout ce que ce dernier terme suggère de superficialité. Dans ces ouvrages, sur un fond blanc sans histoire ni épaisseur, Pittsburgh s’affiche et se vend.

La « profondeur sociale », telle que nous l’avons définie dans le Survey, n’apparaît donc jamais sous aucune forme, puisque l’album ne conçoit la ville que sur le mode de la juxtaposition ou de la série. La ville - et la société - ne sont perçues que comme la somme d’éléments indépendants et juxtaposés, ou de groupes homogènes strictement équivalents. On ne sera guère étonné, dès lors, que la communauté ne puisse être autre chose que la somme des intérêts particuliers (notamment économiques, les fameux « interests » recensés par l’Evening Record),433 dont les albums tiennent scrupuleusement le compte : la présence massive d’encarts publicitaires démontre bien le fonctionnement de ces ouvrages comme catalogues publicitaires de prestige, vantant les mérites de la ville dans son ensemble. Quel que soit l’angle sous lequel on approche la question, la logique économique et commerciale gouverne quasiment toutes ces représentations traditionnelles de la cité.

Notes
432.

Voir p.497.

433.

Voir p. 497.