III. Le Survey, ou la construction du sens

A. L’hétérogénéité comme méthode

La photographie, tout au long du dix-neuvième siècle, sert presque exclusivement les projets de ce type : elle permet de collectionner, de recenser et / où de vanter des villes, des pays, des événements. On n’aurait aucun mal, aujourd’hui encore, à trouver des centaines d’exemples de cette utilisation de la photographie à des fins de promotion des villes, en Amérique ou ailleurs, même s’il semble que le modèle de l’inventaire soit de nos jours moins marqué et moins systématique dans ce type d’ouvrages. Les exemples précédents tentent de suggérer qu’à Pittsburgh, aux alentours de 1908, ces représentations sont prédominantes. Toutefois, leur analyse doit surtout permettre de mieux comprendre la nouveauté du Survey. Ces modèles sont en effet ceux dont prétendent se détacher Paul Kellogg et la plupart de ses collaborateurs.

Les Progressistes espèrent eux aussi proposer une « vue d’ensemble » de la ville, mais ils ne se font guère d’illusion sur la capacité du texte ou de la photographie à jamais clore l’image ainsi proposée. Les six ouvrages du Survey constituent donc, qu’on les prenne individuellement ou dans leur globalité, une entreprise dont la structure est à l’opposé de la logique de l’album. La présentation par Kellogg des modalités de publication de cette longue enquête, à la fin de The Pittsburgh District, est un aveu presque transparent de l’incapacité structurelle de l’entreprise à atteindre une forme achevée :

‘« Our findings were altogether too emergent and quickening to be hoarded for the volumes in which they have taken final shape. Luncheon meetings, newspapers, magazine articles, pamphlets, addresses, exhibits, special issues of Charities and the Commons and books, in the order named, have been resorted to. The plan was an entire break from the customary scheme of merging all findings into a formal official report issued at a given time. »434

On ne saurait tourner le dos plus résolument à l’exigence de cohérence et de cohésion présidant généralement à la publication d’albums photographiques à la gloire de Pittsburgh. Lorsque tous les plombiers ont été photographiés et rassemblés, lorsque toutes les usines ont été illustrées, la représentation de la ville, telle que la conçoit l’album, s’épuise d’elle-même. Il faut que l’industrie ou le commerce fassent naître de nouvelles entreprises pour que des pages supplémentaires soient ajoutées au catalogue. Une fois de plus, on retrouve l’idée, déjà évoquée au moment de l’analyse de la photographie monumentale, d’une utilisation de l’image comme simple réplique et multiplication du réel. La photographie, ici, ne crée pas les représentations, elle se contente d’enregistrer des signes de puissance pré-existants.

En revanche, les découvertes et les conclusions des enquêteurs du Survey paraissent sous des formes diverses sans cesse susceptibles de rééditions, de corrections, de discussions. On voit donc certains articles parus dans Charities and the Commons être remaniés et insérés dans des volumes collectifs. D’autres sont abandonnés, tandis qu’au contraire, certains chapitres de The Civic Frontage ne connaissent aucune publication préalable. Enfin, il faut rappeler que la rédaction et la publication de l’ensemble courent sur sept ans (1908-1915), ce qui nécessite dans certains cas, de la part des auteurs, un travail de remise à jour de leurs conclusions initiales.435 On pourrait sans mal ramener certaines des ambiguïtés du discours, relevées à plusieurs reprises, à cet étalement et à la dispersion apparente de l’entreprise progressiste. Cette explication n’est pourtant pas la seule, pas plus qu’on ne peut se contenter de mettre en avant les différents profils professionnels des auteurs. Le Survey ne vise pas tant à additionner les éléments recensés, comme le fait l’album, qu’à soumettre sans cesse à des formes de reprise par la réflexion et l’image. Il nous semble que cette manière d’appréhender la réalité urbaine et industrielle justifie en grande partie les explications de Kellogg.

L’hétérogénéité évidente du Survey serait dès lors la conséquence librement assumée de la méthode de travail, d’analyse et de représentation choisie par les auteurs. Lorsque Kellogg prend ses distances vis-à-vis du caractère « formel » des « rapports officiels », il sait sans doute que ce mépris des contraintes (et peut-être des illusions) d’un certain formalisme entraîne, dans le résultat final, le risque de l’incohérence, ou du moins d’une surabondance mal maîtrisée. Le problème n’apparaît pourtant que si l’on lit le Survey dans la continuité, ce que la forme même de ce travail décourage. Il vaut mieux le comprendre en effet comme une sorte de grille de lecture de Pittsburgh, au sens où semble l’entendre Maren Stange dans sa description d’une exposition pionnière de Lawrence Veiller sur les tenements de New York. Dans la présentation du travail de Veiller, la photographie faisait partie des moyens utilisés, au même titre que les plans, les schémas, les statistiques, les textes, etc. Par bien des aspects, cette exposition anticipait donc les méthodes de Kellogg, qui a lui aussi recours à toutes ces formes de représentation graphique, même si la photographie est nettement prédominante dans le Survey  :

‘« Veiller’s minimal captions are provocative, for they propose in effect that individual images are fully understandable only in the context of the entire exhibition. Encountering that totality, we find it gridlike rather than sequential, rational rather than narrative in structure. Fuller meanings for each image emerge not in the course of narrative enjoyment but rather when, like the exhibition organizers themselves, the viewer enters into an arduous process of cross reference, comparison, and analysis. »436

Telle est à peu près, nous semble-t-il, la démarche reprise par les images du Survey. Le panorama et la photographie monumentale, rassemblés dans des albums commémoratifs dédiés à la grandeur industrielle, offrent de la ville une synthèse séduisante mais trompeuse, et relevant pleinement d’un mythe technologique d’autant plus convaincant qu’il est exprimé à travers l’image photographique, dont on prétend depuis l’origine qu’elle ne « ment pas ». En proposant au contraire une série de visions plus complexes, et surtout en multipliant les mises en perspectives sociales sur chacun des aspects de l’espace urbain considéré, le Survey met en avant une conception de la ville totalement différente : d’un volume, d’un auteur, ou d’une image à l’autre, la densité et l’interconnexion continue de l’espace urbain se révèle, tandis que certaines contradictions apparaissent.

L’album ordonne, et suggère la rationalité simple et rassurante de la série ou du tableau taxinomique. C’est en ce sens qu’il se fonde sur la « séquence », pour reprendre le terme de Maren Stange.437 Le Survey, au contraire, n’hésite à faire et refaire le même chemin, sous tous les angles possibles, même et surtout si cela signifie revenir plusieurs fois sur la même question, ou au même endroit : Margaret Byington, dans Homestead, tente de décrire une petite communauté sous l’angle de la vie familiale. Cette même communauté, et cette même composante du tissu social, réapparaissent constamment chez Fitch, qui pourtant s’attache à représenter Pittsburgh à travers le prisme d’une catégorie socio-professionnelle particulière, les ouvriers sidérurgistes. Butler, de son côté, définit son sujet d’investigation par le genre : seules les femmes l’intéressent, qu’elles soient de Homestead ou d’ailleurs. Quelques années plus tard, le volume collectif Wage-Earning Pittsburgh, comme le suggère son titre extrêmement général, « relit » tour à tour Fitch, Byington et Butler. Dans l’architecture générale de l’ouvrage, comme dans ses plus infimes détails, les recoupements, les retours, les renvois, et les correctifs plus ou moins explicites se multiplient. A la grande différence du modèle de l’album, la répétition met ici l’accent sur la différence, les rapports et les tensions, l’hétérogénéité des choses et des situations. Il ne s’agit pas ici d’accumuler et de répéter des images du même, et donc de construire une représentation par la série uniforme, mais bien de multiplier les visions différentes, voire contradictoires, d’un objet donné. Cette distinction apparemment simple n’est pas sans conséquence sur la conception et le rôle que les Progressistes assignent à la photographie, de manière plus ou moins délibérée.

Notes
434.

Kellogg, Paul U., « Field Work of the Pittsburgh Survey », The Pittsburgh District, p. 501.

435.

Voir bibliographie et annexe 1. On se reportera aussi à cette précision de Paul Kellogg au début de Wage-Earning Pittsburgh : « In these last volumes to go to press, the effort has been to preserve the validity of the reports as a transcript of conditions at the time of investigation ; but to bring out in text, footnote and appendix, noteworthy changes for good, or the persistence of noteworthy evils. », Wage-Earning, p. iv.

436.

Stange, op. cit., p. 44.

437.

En ce sens, la distinction faite par Stange entre le « rationnel » et le « narratif » semble moins pertinente pour le Survey que celle qui la voit opposer « grille » et « séquence ».