B. Le réel et le vrai

Il nous semble en effet que l’utilisation de la photographie tout au long des six volumes répond parfaitement à l’exigence de la reprise et de la révision qui guide Kellogg. A l’évidence, les enquêteurs du Survey utilisent d’abord le médium pour ses qualités indexicales, sa capacité à pointer vers l’objet qu’elle représente : photographiés, les ateliers et les logements lugubres émergent de l’obscurité et prennent une toute autre réalité dans l’esprit du public. Leur existence méconnue, et l’immensité des problèmes sont attestés par la multiplication des images de taudis. Cette capacité à authentifier qui motivait déjà, implicitement, le travail journalistique de Riis, est devenue aujourd’hui la définition prédominante de la photographie : si la théorie actuelle est revenue sur l’idée que l’image puissent « dire » la vérité, elle n’en tient pas moins pour essentielle la capacité du médium à offrir la trace (chimique et optique) d’un événement dont l’occurrence (sinon le sens) est dès lors certain. Comme l’écrit par exemple Philippe Dubois :

‘« [Une photographie] ne peut que renvoyer à l’existence de l’objet dont elle procède. C’est l’évidence même : de par sa genèse, la photographie nécessairement témoigne. Elle atteste ontologiquement l’existence de ce qu’elle donne à voir [...] la photo certifie, ratifie, authentifie. Mais cela n’implique pas pour autant qu’elle signifie. »438

On osera suggérer que les Progressistes avaient anticipé, d’environ 80 ans, certaines des conclusions de la réflexion contemporaine. Il suffit pour s’en convaincre de citer Lewis W. Hine, qui souligne clairement cette distinction essentielle. Selon lui, la capacité supposée de la photographie à proposer une représentation crédible et convaincante du monde n’implique en rien qu’elle dise toujours la vérité. Le réel, tel qu’il surgit dans l’image, n’est pas nécessairement le vrai :

‘« The photograph has an added realism of its own ; it has an inherent attraction not found in other forms of illustration. For this reason the average person believes implicitly that the photograph cannot falsify. Of course, you and I know that this unbounded faith in the integrity of the photograph is often rudely shaken, for, while photographs may not lie, liars may photograph. It becomes necessary, then, in our revelation of the truth, to see to it that the camera we depend upon contracts no bad habits. »439

L’intuition de Hine suggère que l’exceptionnelle valeur « réaliste » de la photographie ne suffit pas à garantir l’exactitude des représentations qu’elle propose. Or l’une des manières de contourner le risque toujours présent des « mauvaises habitudes » de l’opérateur est de construire et reconstruire constamment le sens par la confrontation des images, des chiffres et des points de vue. Tel est l’un des atouts de formes telles que l’exposition de Veiller ou le Survey de Kellogg. Contrairement à ce que suggère l’album, la compréhension du réel ne se cantonne pas à l’enregistrement d’états de faits, aussi spectaculaires soient-ils. On a bien vu du reste, sur les exemples commentés plus haut, de quelle manière les images les plus originales du Survey peinent elles-mêmes à « faire sens ». Telle est la raison pour laquelle il semble plus exact d’insister sur leur capacité à « problématiser » l’espace industriel, plutôt qu’à « l’expliquer » réellement. Il existe quelques exceptions à cette règle, et le Survey n’est pas toujours hostile à l’utilisation d’images fortement symboliques, quasiment univoques. Néanmoins, on devine bien que le fonctionnement global des six ouvrages et de leurs publications annexes, en provoquant sans cesse la reprise et la révision des événements et des situations, modifie de manière assez nette le statut de la photographie comme révélateur d’une « vérité » unique et immuable.

On comprend mieux, notamment, les contradictions apparentes de l’iconographie. Les concessions au « sublime industriel », signalées au début de ce chapitre, permettent de construire l’analyse par la confrontation des images et des points de vue. Les Progressistes n’imaginent guère pouvoir nier la grandeur industrielle de Pittsburgh, et ils reconnaissent à l’occasion certains de ses bienfaits. La question, on l’a vu, est plutôt celle d’un équilibre constamment menacé entre deux espaces, l’un économique, l’autre politique, au sens le plus large de ce dernier terme. L’essentiel de l’iconographie analysée ici se fonde dès lors sur le principe du rapport, et non sur une prétention à l’absolu. Aucune image ne peut donner la « vérité » ou l’essence de Pittsburgh, contrairement à ce que semblent vouloir faire croire le panorama traditionnel ou les vues monumentales des hauts-fourneaux et des plus prestigieux gratte-ciel de la ville. En revanche, la photographie - notamment lorsque s’organise la confrontation de plusieurs images - permet de souligner des points de rencontre et des lignes de partage, mais aussi des relations spatiales et sociales qui n’apparaissent que sous un certain « angle ». Appliqué au Survey, cette dernière notion prend un sens assez nouveau : le choix du point de vue ne doit pas seulement permettre d’englober la totalité de l’espace (comme dans le panorama), d’isoler un bâtiment admirable, ou de souligner la perspective d’une rue. Il est au contraire un angle au sens quasi-journalistique du terme, c’est-à-dire, pour reprendre un terme plus académique, une « problématique », une faille, ou du moins la mise en évidence d’un rapport entre deux éléments. Cette recherche des « vues » les plus révélatrices, qui ne sont pas nécessairement les plus synthétiques, est au coeur de l’iconographie du Survey.

Sept images, tirées de Homestead, permettent d’illustrer ce modèle de la confrontation des vues, et ce souci de concevoir la représentation de l’espace industriel et urbain comme une visualisation des rapports, plutôt que comme un simple enregistrement de faits, ou plutôt de « signes » (technologiques et architecturaux) théoriquement univoques. De manière parfaitement caractéristique de ce volume, la première de ces images est intitulée Where the Mill Meets the Town (Figure 18). L’espace est ainsi clairement défini, dans la légende de la photographie, comme un champ d’intersection et de confrontation. Ici, une rue déserte, « frontière » entre deux composantes de la communauté, semble figurer de manière relativement claire la séparation et l’hétérogénéité des deux espaces, politique et économique. Une fois encore, nous sommes à l’opposé des visions traditionnelles de la ville : l’absence d’activité d’aucune sorte au sein de cet espace mine d’autant plus efficacement

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Figure 18 : Where the Mill Meets the Town et Going Home From Work - This picture sums up Homestead : - the mill at the left ; the Carnegie Library on the hill in the center, and the mean houses of the Second Ward to the right, ( Homestead , pp. 37 et 173).
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l’idéal d’une symbiose entre l’industrie et la cité. Comme souvent, le contre-pied assumé par le Survey passe par la représentation particulière d’un espace urbain qui pourrait paraître presque anodin. Photographiée de la sorte, pourtant, cette rue semble presque sortie d’un western, et Homestead s’apparente à une espèce de ville fantôme. Nous sommes ici dans un premier temps de l’image, celui de la redéfinition « problématique » de l’espace.

La reprise nécessaire a lieu plus de cent pages plus loin, dans le même volume. Une photographie intitulée Going Home from Work (Figure 18) anime de manière spectaculaire un paysage urbain similaire à celui que nous venons de décrire. A gauche, de nouveau, se dresse l’usine. A droite, la ville. Entre les deux s’étire une file d’ouvriers ayant fini leur journée. Là encore, la photographie joue d’abord sur un registre symbolique relativement clair. Selon les termes de la légende, l’image tente de « résumer » la ville à ses trois éléments principaux : d’un côté l’industrie, de l’autre les logements ouvriers, au fond, sur la colline, la bibliothèque Carnegie, monument à la gloire de l’industriel mais aussi signe architectural de la dimension culturelle - essentiellement monumentale - de la ville. Bref, une fois de plus, l’espace est posé comme lieu d’interactions et de rapports, plutôt que comme synthèse figée d’une communauté homogène. En outre, le centre de l’image est occupé par un groupe d’hommes, et quelques enfants, qui sont en quelque sorte encadrés par les divers éléments signalés. Le social, dans Homestead, est toujours conçu à l’échelle de l’expérience humaine. En ce sens, cette photographie prise individuellement permet de retrouver quelques-uns des ingrédients typiques de l’iconographie propre au Survey.440

Au-delà de ces conclusions déjà explorées par ailleurs, ce qui retient ici l’attention est la manière dont l’image réitère et redéfinit le thème fondamental de l’ouvrage de Byington, c’est-à-dire l’effet de ce qu’elle nomme les « conditions industrielles » sur la vie de famille des habitants (home life), telle qu’elle est définie, entre autres, par les horaires et les salaires.441 S’il n’est guère surprenant que ce motif soit aussi récurrent dans l’iconographie que dans le texte, il faut remarquer que cette omniprésence ne se marque pas par la répétition visuelle de types d’images aux conventions établies,442 mais au contraire par une tentative de figurer de plusieurs manières un problème défini comme fondamental. C’est en cela que le fonctionnement du Survey est profondément différent de celui des ouvrages traditionnels sur Pittsburgh. Ici, deux images presque similaires offrent pourtant des contrastes saisissants. L’une, presque vide, semble amorcer une problématique : quelle relation - y en a-t-il réellement une ? - entre l’usine et la ville ? L’autre, apparemment, propose une réponse : le lien n’est qu’économique (la file d’ouvriers ramenant son salaire, et sa fatigue, à la maison), tandis que la dimension sociale et culturelle est symboliquement placée hors d’atteinte, dans le dos des sidérurgistes, sur une colline presque inaccessible. Que ce soit par l’usine ou la culture, Pittsburgh « domine » ses habitants, plutôt qu’elle ne les intègre.

Cet écho entre deux images pourrait n’être qu’une coïncidence, leur rapprochement un raccourci commode pour l’analyse. Ce serait oublier le rôle du panorama d’ouverture, analysé plus haut (voir Figure 8) : sur cette image inaugurale, le même thème de la hiérarchisation des rapports entre l’usine et la cité était posé en préalable à toute réflexion. Enfin, il faut s’intéresser, au sein du même volume, à trois autres clichés. Deux photographies placées l’une au-dessus de l’autre illustrent on ne peut plus clairement le souci de Margaret Byington et de Lewis Hine de multiplier les points de vue et de ramener les données économiques et architecturales à leur signification humaine (Figure 19). Sur la photographie du haut, un salon, photographié dans une maison ouvrière, contraste avec une vue générale de quelques logements adossés à des cheminées d’usine. A première vue, le modèle « intérieur- extérieur » de la photographie d’exploration est repris dans cette mise en page. Mais il sert un propos fort différent de ce qu’il est habituellement. Sur les images commentées plus haut des taudis insalubres, les « intérieurs » sombres et blafards révélaient l’influence dramatique de l’urbanisation industrielle sur la population. Ici au contraire, le modeste « parloir » (où trône toutefois un piano) est en quelque sorte une marque de résistance aux conditions extérieures. Pour reprendre, plus exactement, les thèmes de Byington, il constitue un « espace social » installé au coeur de l’espace essentiellement économique qu’est Pittsburgh :

‘« As I passed in and out of the homes I was impressed with the genuine strength of the family ideals [...] It has often been said that the first evidence of the growth of the social instinct in any family is the desire to have a parlor. In Homestead this ambition has in many cases been attained. Not every family, it is true, can afford one, yet among my English-speaking acquaintances even the six families each of whom lived in three rooms attempted to have at least the semblance of a room devoted to sociability. In one three-room house, where there was seven children, a room [...] was referred to with pride as ‘the front room’, a phrase with a significance quite beyond its suggestion of locality. »443
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Figure 19 : A ‘Front Room’ et Row of Detached Workingmen’s Houses in Munhall  ; Mill Stacks Showing Above Housetops ( Homestead , p. 56).

On voit bien, dans ce court texte, que le balisage et l’utilisation de l’espace sont perçus comme les manifestations d’une dimension proprement sociale de la vie humaine et de la communauté (social instinct). L’aménagement d’un salon, « espace de sociabilité » si l’on en croit Byington, est un geste qui dépasse de loin l’exploitation rationnelle du nombre de pièces dans la maison. La « pièce de devant » (Front room) est aussi la façade sociale de la famille ouvrière, en même temps que le lieu où l’échange humain est possible. Son intérêt n’est donc pas son emplacement (locality), mais bien sa fonction. Une fois de plus, dans le Survey, la photographie ne s’intéresse à l’architecture (fut-elle d’intérieur) que pour en questionner la dimension sociale. Telle est la raison pour laquelle Hine, suivant en cela Byington, choisit de photographier in and out of the room. Il tente par le déplacement du point de vue de figurer, tant bien que mal, ce « lieu social » qu’est le parloir, véritable sas entre le monde industriel et le milieu familial.

La disposition des deux photographies mérite elle aussi un commentaire, qui prolonge les remarques précédentes pour toucher au projet général du Survey. Alors que la légende de la seconde image mentionne la présence des cheminées d’usine au-dessus du toit des maisons, la mise en page proposée par les auteurs de Homestead inverse cette hiérarchie symbolique, et place la photographie de la ville industrielle en-dessous de celle du foyer familial. Si, dans le nouvel ordre économique et social, la puissance sidérurgie toise la population ouvrière de Homestead, c’est au contraire la vie quotidienne de ces mêmes ouvriers qui s’impose ici comme le sujet prioritaire du Survey. Ainsi, l’interaction des deux photographies, organisée par les choix éditoriaux de mise en page, installe-t-elle une tension sociale perceptible, une résistance implicite du discours progressiste aux schémas établis de la nouvelle société industrielle.

On peut alors s’attarder sur une dernière image, nouvelle approche visuelle du thème sans cesse repris de Homestead : la photographie intitulée Where Some of the Surplus Goes (Figure 21) affine l’analyse précédente, et permet de comprendre à quel point le Survey, dans les deux clichés analysés à l’instant, dépasse le schéma un peu simpliste d’une pure photographie de la révélation. Visuellement, ce sont les deux photographies que nous venons de commenter qui donnent à cette dernière image tout son sens : le « contexte » (l’élaboration d’un espace communautaire et l’épanouissement d’un « instinct social » dans un décor industriel uniquement régi par la logique économique) ayant été installé quelques pages auparavant, Byington et Hine semblent à première vue vouloir faire vibrer la corde sensible du lecteur. Ils proposent l’image d’une mère et de sa fille, posant dans l’un de ces fameux « salons » ouvriers. On note pourtant, immédiatement, le souci manifeste d’élargir suffisamment le cadre pour intégrer le mobilier de la pièce (comme dans Front room, le piano est en bonne place), et donc de replacer ce tableau touchant dans son contexte matériel. Ce « portrait » n’est donc pas un gros plan. Comme souvent, la légende livre la clef de l’interprétation : intituler cette image Where some of the surplus goes permet de replacer l’élément économique au coeur d’une photo de famille apparemment idyllique. Pour une fois, dans le Survey, la représentation d’une famille heureuse est proposée. Mais il ne s’agit pas seulement de l’image figée d’un modèle intemporel, imposé à travers l’archétype de l’amour maternel : par la légende, cette vignette du bonheur est aussi définie une forme de produit économique. Une famille heureuse ne peut s’épanouir qu’à condition qu’une politique salariale plus juste permette aux ouvriers de ne pas s’en tenir au minimum vital. Le parallèle évident entre cette image et A One-Room Household (Figure 5),

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Figure 20 : Where Some of the Surplus Goes ( Homestead , p. 85).

qui la précède dans Homestead, permet de visualiser l’alternative qui s’offre à la communauté de Pittsburgh et à ses décideurs économiques.

On peut sans doute, avec George Dimock,444 fustiger la mise en exergue par Hine, dans certaines de ses photographies, d’un idéal familial « bourgeois ». Ce serait toutefois manquer de voir, dans le cas qui nous occupe, la manière dont le Survey est capable de présenter, non sans une dose d’ironie si l’on en croit la légende, que ce « modèle » idéologique est avant tout le produit de conditions matérielles favorables. Ainsi, à nouveau, le thème central de l’ensemble de l’ouvrage est repris, sans pour autant être répété. L’iconographie trouve une nouvelle façon de lier les données économiques et sociales sous une forme photographique dont la simplicité apparente vient enrichir la lecture des images qui la suivent et de celles qui la précèdent.

La série de sept photographies que nous avons tenté d’analyser les unes par rapport aux autres, alors qu’elles apparaissent à divers moments de Homestead, ne reflète pas seulement la cohérence d’ensemble du volume de Margaret Byington. Elle est aussi exemplaire du fonctionnement global de l’iconographie du Survey. A l’inverse des albums, catalogues sériels dont la force de persuasion semble se fonder principalement sur la répétition d’images similaires, les photographies commentées ici tentent de réévaluer sans cesse la problématique sociale qui est au coeur de l’entreprise progressiste. On pourrait multiplier les exemples de cette reprise constante, même si une telle homogénéité thématique est exceptionnelle. Ainsi, on a déjà vu que les panoramas proposés dans le Survey proposent des conceptions parfois contradictoires de l’espace urbain : il n’en apparaît pas moins que la lecture de ces images doit se faire de manière globale, chaque cliché reprenant sous un angle légèrement différent la représentation de l’espace proposée par ceux qui l’entourent. On a aussi tenté de suggérer, au passage, que Front Room était une réévaluation de la figure visuelle traditionnelle de « l’intérieur-extérieur », généralement révélateur des pires aberrations sociales.

Proposons à titre d’exemples d’autres rapprochements possibles, parmi les dizaines qu’offre le Survey. Pourquoi ne pas comparer Where Some of the Surplus Goes à ces images de familles décapitées par les accidents industriels, proposées dans Work-Accidents and the Law ?445 Dans les deux cas, malgré des thématiques dominantes très différentes, l’absence de la figure du père marque son rôle de soutien économique de la famille et figure un modèle social fondamental. De même, il est possible de comparer Going Home from Work (Figure 18) à Bread Line at Woods Run, tirée de Wage-Earning Pittsburgh (Figure 22) ; il est pourtant plus simple de renvoyer cette dernière image au cliché intitulé Skyline of the Commercial Center (Figure 14), où l’on a vu que la composition, la légende et le texte remettaient en question la toute-puissance supposée du gratte-ciel. Une page plus loin, l’image frappante d’une file de chômeurs est élevée à son tour au rang de symbole économique (ces hommes sont désignés comme « témoins muets des temps de dépression », alors que le gratte-ciel était un « monument des temps de prospérité »). Le parallélisme des légendes crée les conditions d’une improbable équation visuelle, où bread line et skyline se répondent. Ces deux photographies travaillent un thème identique, celui de la fiabilité toute relative du nouvel ordre économique. Là encore,

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Figure 21 : Bread Line at Woods Run, April, 1908 ( Wage-Earning Pittsburgh , p. 119).

la construction du sens se fait, au-delà de chaque cliché pris individuellement, dans la mise en rapport de deux images.

Si le cas de Homestead a été plus longuement retenu ici, c’est en raison de la richesse de sa représentation de la ville comme espace social et donc, finalement, comme espace humain. Du panorama inaugural, posant comme hypothèse la hiérarchie instaurée par le nouvel ordre industriel, à l’image apparemment intimiste d’une mère et de son enfant, l’iconographie s’attache à rendre compte de la complexité des relations économiques et sociales au sein de ce fleuron de U. S. Steel qu’est la ville-usine de Homestead. Dans le rapport d’activité de l’entreprise, mais aussi dans les albums traditionnels, cette multiplication des approches et des points de vue est inexistante : elle disparaît derrière l’accumulation des signes matériels de la réussite économique (uniformité du panorama, façades de bâtiments, vues de machines, portraits d’entrepreneurs). A l’accumulation répétitive, le Survey oppose une forme de représentation qui privilégie la mise en évidence des équilibres, des oppositions, en un mot des « rapports » entre les diverses composantes de la ville industrielle.

Ce travail est sensible à deux niveaux. Il apparaît aussi bien dans la confrontation des images que dans certaines des photographies individuelles, qui mettent en évidence des espaces problématiques (usine, quartier, rue, panorama morcelé). Ces clichés tirent le meilleur parti du cadre photographique, qui n’est plus conçu comme un canevas pictural, espace blanc à remplir,446 mais comme un sondage pertinent et critique dans l’homogénéité trompeuse des représentations traditionnelles de Pittsburgh. Ce faisant, certaines photographies du Survey annoncent la réflexion contemporaine qui définit tour à tour le cadre photographique comme « analytique »,447 ou comme une « soustraction » opérée sur l’espace représenté, c’est-à-dire en quelque sorte comme un prélèvement d’échantillon, dont on espère l’analyse instructive :

‘« L’espace photographique, lui, n’est pas donné. Pas plus qu’il ne se construit. C’est au contraire un espace à prendre (ou à laisser), un prélèvement dans le monde, une soustraction qui opère en bloc. Le photographe n’est pas du tout dans la position de remplir progressivement un espace vide et vierge, déjà là. Son geste consiste plutôt à soustraire d’un coup tout un espace plein, déjà rempli, à un continu. »448

La définition proposée par Philippe Dubois s’applique parfaitement aux images commentées ici. L’iconographie du Survey s’efforce en effet, aussi souvent que possible, de « soustraire d’un coup un espace plein, déjà rempli, à un continu » : les vues proposées par les Progressistes rompent la cohérence supposée de l’espace urbain, pour en extraire des noeuds de tensions internes, revus et re-présentés à chaque nouvelle image. Ces points névralgiques, isolés dans la ville, sont les motifs autour desquels s’organisent les clichés. Ils « remplissent » le fragment ainsi soustrait, et s’imposent comme le coeur de la représentation de la grande ville industrielle américaine, telle que la voient les auteurs du Survey.

Ce n’est donc plus l’espace architectural, qu’il soit civil ou commercial, qui dicte la vision, mais bien le choix du point de vue, de « l’angle ». Le cadre photographique découpe l’espace urbain selon des lignes qui ne sont pas nécessairement dessinées par l’architecture elle-même, mais plutôt par les tensions sociales et économiques que croient discerner les Progressistes. Ces axes impalpables sont révélés par l’image, et constituent la contribution de la photographie à l’agencement de l’espace. La cité qui apparaît dans ces clichés échappe en quelque sorte à la ville physique, architecturale. Par ce travail, le Survey ne se contente pas comme Riis de révéler l’aspect des lieux les moins glorieux de la ville. L’enjeu n’est pas seulement de photographier autre chose (la face cachée du modèle urbain), mais aussi de photographier la même chose, différemment. Le Survey s’attache à redessiner ce que tout le monde devrait voir, mais que les formes conventionnelles de la représentation ont figé dans des clichés homogènes et rassurants.

Notes
438.

Dubois, op. cit., Paris : Nathan, 1990, p. 70. Toutes les réflexions actuelles sur l’image photographique et son rapport à l’index se fondent néanmoins sur les travaux de Charles Sanders Peirce au tournant du siècle. Voir Brunet, François, La naissance de l’idée de photographie, Paris : Presses Universitaires de France, 2000, pp. 305-307.

On se reportera aussi aux analyses de Roland Barthes, pour qui la photographie « est l’authentification même ». Barthes, Roland, La Chambre Claire, Paris : Cahiers du Cinéma, 1980, p. 135. 

439.

Hine, Lewis W., « Social Photography », in Trachtenberg, Alan, Classic Essays on Photography, New Haven : Leete’s Island Books, 1980, p. 111.

440.

Cette photographie n’est finalement qu’une nouvelle « relecture » d’un genre traditionnel, celui de la vue en perspective. Voir à ce sujet Hales, Peter B., op. cit., pp. 88-89.

441.

Byington, Margaret, Homestead, The households of a mill town, Pittsburgh [New York] : The University Center for International Studies [The Russell Sage Foundation], 1974 [1910], p. 4.

442.

A part sans doute les images « d’exploration sociale » évoquées plus haut, et que l’on peut sans doute considérer comme en genre en soi, On en trouve un certain nombre d’exemples dans le Survey, mais on ne relève qu’une image de ce type dans Homestead (voir p. 497), qui dès lors ne peut, par définition, fonder son sens sur le principe de l’accumulation et de la série.

443.

Byington, op. cit., p. 55.

444.

Dimock, George, « Children of the Mills : Rereading Lewis Hine’s Child Labor Photographs », Oxford Art Journal, 16 : 2, pp. 37-54.

445.

On pense notamment à A Breadwinner of Three Generation Taken, in Eastman, Crystal, Work-Accidents and the Law, New York : Arno Press [Charities Publication Committee], 1969 [1910], p. 132. Sur cette photographie, le groupe de femmes et d’enfants rassemblé autour de la place vide du père est un négatif tragique du foyer idéal analysé à l’instant. Voir chapitre 6.

446.

Un modèle que suggère aussi, étymologiquement, la blancheur de l’album.

447.

« L’espace photographique est analytique [...] C’est-à-dire qu’il est entièrement travaillé et reconstruit par l’angle de vision, le cadrage, les données propres au dispositif, profondeur de champ, perspective, etc. » Durand, Régis, Le regard pensif - Lieux et objets de la photographie, Paris : La Différence, 1990, p. 111.

448.

Dubois, Philippe, op. cit., p. 169.