CONCLUSION 

Les exemples analysés jusqu’ici tentent de dessiner, schématiquement, l’opposition marquée de deux systèmes de représentation photographique. Le premier, fermement ancré dans les principes du 19e siècle, construit le réel selon des modes relevant du spectaculaire et de l’hyperbole : la notion de sublime, les genres panoramiques ou monumentaux, la publication d’albums, contribuent à faire de la ville industriel un spectacle à forte connotation publicitaire. La plupart des grands magazines nationaux reprennent ce modèle jusque dans la première décennie du 20e siècle. Dans le Survey, au contraire, ces formes restent présentes, mais s’intègrent dans un réseau d’images et de textes qui leur rendent une complexité visuelle nouvelle, liée essentiellement à la prise en compte des dimensions économiques, sociales, et humaines de la réalité urbaine. Au décor parfaitement agencé du grand théâtre industriel succède un espace dont l’organisation révèle de multiples zones d’ombre et de tension. Ainsi la photographie, si elle peine parfois à donner sens au réel qu’elle figure, s’efforce pour le moins de mettre en image l’équilibre - ou le déséquilibre - entre l’usine et la cité, l’ombre et la lumière, les logements et les ateliers. Elle peut suggérer par l’isolement spatial d’une église l’hétérogénéité culturelle, ou au contraire ramener un immeuble au coeur de son contexte architectural et social. Elle est capable de rassembler dans une même image l’environnement et l’humain, une laverie et ses employées, pour rendre à ses dernières un « poids », une présence, dans l’organisation des représentations industrielles et commerciales qui dominent l’iconographie de Pittsburgh. Surtout, la photographie progressiste ne se contente jamais de ressasser des formules visuelles dont la stabilité est rassurante, mais qui contribuent au figement des représentations.

Par le diversité de son iconographie, le Survey contribue d’abord à faire passer un message que la photographie traditionnelle escamote avec la plus grande obstination : contrairement aux apparences, la ville n’est pas seulement l’émanation naturelle du progrès industriel. Elle est un lieu au coeur duquel confluent des intérêts et des forces diverses, parfois antagonistes, et dont le flux changeant constitue la réalité urbaine. Dans l’oeil du Survey, la cité vit et « vibre » plus qu’elle ne pose.

Cette nouvelle approche visuelle n’est ni anodine, ni tout à fait surprenante dans le contexte de l’Amérique du début du 20e siècle. Il est naturel de penser, au premier abord, qu’elle correspond simplement à l’hétérogénéité constatée dans l’organisation sociale de la grande ville américaine. En ce sens, la complexité des images ne ferait que refléter la richesse nouvelle du réel. Toutefois, on devine bien que cette explication fait la part trop belle à une définition platement analogique de la photographie. En effet, ce n’est pas tant la réalité qui devient plus complexe, que ses représentations. En ce sens, la redéfinition du panorama ou des bâtiments industriels, telle qu’elle apparaît dans le Survey, participe de nouvelles tentatives d’interprétation du réel qui s’imposent au début du 20e siècle, et intègrent progressivement le rôle crucial du mouvement, des relations réciproques, des ajustements constants entre divers facteurs psychologiques, économiques ou sociaux. On l’a vu avec Kellogg, toute réalité en vient à être pensée, et donc si possible décrite, en termes de flux.

On ne doit donc pas s’étonner de voir Margaret Byington insister sur les « changements dynamiques » qui modifient en profondeur, et de manière incessante, l’équilibre social et économique de Homestead.449 Selon l’analyse proposée par Morton White, les principaux acteurs de la vie intellectuelle de la première décennie du siècle insistent presque unanimement sur la nécessité de prendre en considération « la vie, l’expérience, les processus, la croissance, le contexte, la fonction »,450 de chaque phénomène considéré. L’analyse doit être fondée non pas sur l’adéquation de la réalité à des systèmes logiques et finalement abstraits, mais sur la description des dimensions culturelles, historiques et sociales du réel, en un mot de ce que l’on pourrait appeler leur dynamique. De cette « révolte contre le formalisme », Morton White écrit encore :

‘« This attack on formalism or abstractionism leads to two important positive elements in the thought of these men - ‘historicism’ and what I shall call ‘cultural organicism’ [...] By ‘historicism’ I shall mean the attempt to explain facts by reference to earlier facts ; by ‘cultural organicism’, I mean the attempt to find explanations and relevant material in social science other than the one which is primarily under investigation. The historicist reaches back in time in order to account for certain phenomena ; the cultural organicist reaches into the entire social space around him. »451

« L’historicité », c’est ce qui entraîne le Survey à abandonner le modèle purement arithmétique et sériel des représentations urbaines et industrielles. Les événements et les bâtiments ne se contentent pas de s’ajouter les uns aux autres, les uns après les autres : il faut plutôt comprendre comment la ville naît de l’usine, ou peut-être au contraire l’engendre. Quant à « l’organicisme » du Survey, il transparaît dans chacune des images commentées dans ces pages : la notion même d’ « espace social », évoquée par White, semble définir le principe même de l’entreprise. Le Survey n’est finalement rien d’autre qu’une tentative visant à offrir une image de Pittsburgh précisément selon ces termes. Le description proposée par Alan Trachtenberg est peut-être plus précise encore :

‘« In the field of social work just taking form in these years, ‘survey’ meant a panorama of social facts gathered by trained investigators and presented to the public in word and image. »452

Ces quelques lignes, et notamment l’idée d’un « panorama de faits sociaux »,  résument parfaitement l’ambition du Survey : offrir une vision globale de la ville (un nouveau genre de panorama), dont le principe de représentation se fonderait non pas sur la simple juxtaposition des bâtiments et des richesses, mais sur la mise en évidence des relations sociales définies par ce nouveau décor urbain. Il s’agit de réussir la synthèse difficile entre l’observation au plus près des réalités du terrain et la représentation globale d’interactions nouvelles, nées de l’ordre industriel qui s’est emparé de la ville. Pour mener à bien ce travail, le Survey se doit de trouver une distance qui lui est propre, entre la célébration panoramique des albums du cent-cinquantenaire et les clichés souvent réducteurs de la presse à sensation.

Il tente dès lors d’englober, dans un modèle nouveau, l’ensemble des composantes du corps social, et surtout de donner une représentation à son évolution, pensée comme ininterrompue, mais non linéaire. On comprend mieux, dans ce contexte, ce qui différencie la nature des images proposées par les Progressistes de celle des photographies visibles dans l’essentiel des publications contemporaines : la photographie, traditionnellement fascinée par le monde, découvre soudain que celui-ci est une réalité complexe et mouvante - en un mot, une réalité sociale.

A l’heure où l’équipe de Kellogg commence son travail sur le terrain, Charities and the Commons propose la description de ce nouveau regard social, au détour de la critique élogieuse d’un livre de la secrétaire générale du C.O.S. de Philadelphie, Mary E. Richmond . L’ouvrage, encore empreint de la tradition philanthropique protestante, compare le travailleur social au « Bon Samaritain ». Toutefois, si l’on en croit l’auteur de la critique, la science est, pour Richmond, le préalable indispensable à l’action charitable. C’est l’opposition de deux métaphores quasi-photographiques aide à comprendre en quoi « la méthode de la science est la méthode de la philanthropie ».453

Le « Bon Samaritain » doit d’abord se persuader que l’action charitable menée sans ordre, au hasard des besoins rencontrés et au gré de la compassion éprouvée à la vue de telle ou telle situation de détresse est inutile, voire nocive. Sans une réflexion rationnelle sur les conditions de vie précises des pauvres dans une ville ou un quartier donné, sans un protocole d’intervention suivi avec précision et rigueur (Que rechercher dans la maison d’une famille pauvre ? Sous quelle condition peut-on offrir un abri à un vagabond ?), le travailleur social n’aboutira qu’à un résultat incomplet et peu satisfaisant, ce que Lock (citant peut-être Richmond) appelle de manière très instructive la « charité kodak » (kodak charity).454

En critiquant l’idée popularisée par George Eastman dans les années 1890 d’un procédé photographique facile, rapide, et surtout ne nécessitant aucune connaissance théorique ou technique, l’auteur du texte ne se contente pas de faire écho aux réserves d’Alexis Sokoloff vis-à-vis de la photographie instantanée.455 Il critique plus généralement une conception « amateuriste » de la philanthropie (à travers le symbole de la photographie « grand public »), fondée sur la spontanéité des réactions, le hasard des situations et l’irrationalité des solutions proposées. Le modèle de la « philanthropie kodak » est condamné essentiellement parce que le travail social est désormais affaire de professionnels, comme l’était la photographie avant l’invention de George Eastman.

C. S. Lock propose pourtant un modèle alternatif lié lui aussi à la photographie, car le premier protocole scientifique reste la visualisation du réel. Son texte définit explicitement un regard social conçu comme survey, et décrit sous la forme d’une sorte de panorama animé, capable d’intégrer le mouvement social comme donnée incontournable :

‘« [...] as the first process of science is seeing, and as in the modern city we live and work often in a foggy, dirt-ladden atmosphere, and fall into confusion as to whether we are neighbors or only people, and are perplexed by the fallacy of numbers, for who can be neighbor to a multitude ? - so in this book we are led out to some little hill or ’eminence’, just as we might be taken to survey London from Highgate, and we are shown the neighbors that live and move about us [...] It is the method of teaching the geography of social life by helping the pupil to draw the house in which he lives or learns, to place it true to the compass, then to draw his street, and then his town. »456

Le regard scientifique doit permettre de rendre une forme de cohérence au chaos apparent de la société urbaine. A l’accumulation trompeuse des statistiques économiques et démographiques (the fallacy of numbers) s’oppose une vision synthétique de ces « voisins qui vivent et bougent autour de nous ». Une fois de plus, il est moins question de recensement que de visualisation des courants et des flux. Il est moins intéressant de savoir combien sont les citoyens de la ville que de pouvoir se représenter où ils vont, ce qui les attire et ce qui les repousse. Lock anticipe ainsi Kellogg, qui souligne quelques années plus tard en termes plus abstraits que l’essentiel de son travail consiste à proposer une représentation synthétique des courants sociaux saisis dans leur ensemble, ce qu’il appelle, comme on l’a déjà signalé, « the city as a going concern » :

‘« there is something further, synthetic and clarifying, to be gained by a sizing-up process that reckons at once with many factors of the life of a great civic area. »457

Le texte de C. S. Lock va plus loin, prolongeant cette définition du mot survey en y intégrant les dimensions civiques et politiques indissociables de l’entreprise menée sous le même nom par Kellogg. D’une part, l’effort de visualisation transforme ceux qui ne sont encore « que des gens » (only people) en voisins, c’est-à-dire en membres d’une même communauté, liés par des liens sociaux de proximité, de solidarité et d’entraide. D’autre part, Lock met en avant un souci de pédagogie, et donc d’intervention de ces « experts » dont nous avons déjà souligné le rôle dans le discours progressiste. Le lecteur de Richmond « est mené » par celle-ci sur la colline. De là, redécouvrant la ville grâce à l’intervention de ce « professeur de géographie sociale », il apprend à la comprendre et à la redessiner. Ce court texte, au-delà de sa vocation première d’illustration des idées de Richmond, résume parfaitement la vocation explicite du projet de Kellogg. Comme le professeur imaginé par Lock, le Survey prétend fournir au citoyen américain les moyens d’habiter réellement sa ville, c’est-à-dire de la visualisé et, le cas échéant, de la réformer. L’élève-citadin, guidé dans ses efforts, deviendra peut-être à son tour architecte-urbaniste, prêt à suivre certains des modèles proposés dans les pages du Survey.

Notes
449.

Byington, Margaret, Homestead, The households of a mill town, Pittsburgh [New York] : The University Center for International Studies [The Russell Sage Foundation], 1974 [1910], p. 128.

450.

« All of them insist upon coming to grips with life, experience, process, growth, context, function », White, Morton, Social Thought in America : The Revolt Against Formalism, Boston : Beacon Press, 1961 [1947], p. 13. Pour une autre tentative de synthèse sur ce point, voir Fine, William F., Progressive Evolutionism and American Sociology, 1890-1920, UMI Research Press, 1989, pp. 55-77.

451.

Ibid., p.12.

452.

Trachtenberg, Reading America Photographs : Images as History, Mathew Brady to Walker Evans, New York : Hill & Wang, 1989, p. 195.

453.

Lock, C. S., « The Good Neighbor, by Mary E. Richmond », Charities and the Commons, Jan. 25, 1908, p. 1457.

454.

Ibid. L’analyse de cette expression s’appuie sur l’analyse de la « révolution kodak » par François Brunet, dans La naissance de l’idée de photographie, Paris : Presses Universitaires de France, 2000, pp. 213-367.

455.

Voir p. 497

456.

Lock, op. cit., p. 1456.

457.

Kellogg, Paul, « Field Work of the Pittsburgh Survey », The Pittsburgh District, p. 508.