La fonction de l’ouvrier dans l’activité sidérurgique subit de profondes mutations dans les dernières années du 19e siècle. L’émergence des trusts et l’évolution des techniques de production fragilisent le statut des sidérurgistes, dont les compétences traditionnelles, de type artisanal, sont de moins en moins reconnues. Progressivement, comme dans d’autres branches d’activité, l’ouvrier se voit assimilé à un accessoire de la toute-puissante machine, à un rouage parmi d’autres du processus industriel.
Cette évolution est parfaitement identifiée par les contemporains, ainsi qu’en témoigne le Survey. Des auteurs comme John A. Fitch ou Margaret Byington soulignent à la fois l’influence des mutations techniques, la perte de statut des ouvriers, et les conséquences sociales et politiques qui en découlent. Les grèves de 1892 à Homestead ont signé la mort de l’Amalgamated Association of Iron and Steel Workers, en tant que force capable d’influer sur la gestion des usines de la régions. L’afflux d’ouvriers européens, souvent peu qualifiés et peu syndiqués, tend en outre à affaiblir les capacités de mobilisation de la main-d’oeuvre sidérurgiste.
Le rappel de ces éléments historiques et démographiques dans les textes du Survey se double d’une exploration photographique de la nouvelle réalité du monde ouvrier traditionnel, esquissant les formes d’un modèle démocratique, dont on ne sait s’il est perdu ou s’il est à reconstruire. En devenant la ville de l’acier, « l’Empire des artisans », dont Francis G. Couvares a décrit la culture plébéienne, a en effet perdu une partie de ses illusions républicaines :
‘« The plebeian city which in 1877 had risen against the alien railroad monopoly no longer existed. In its place the Steel City arose on a foundation of intimidation. After the crippling of the Amalgamated Association of Homestead in 1892, little stood in the way of the steelmasters and their allies. »472 ’Cette lecture de la période est déjà celle de John Fitch. The Steel Workers est à la fois une chronique de ce combat perdu et un véritable appel à la résistance d’un corps américain - corps ouvrier et corps social - auquel la photographie donne forme. Quant à la métaphore de « l’invalidité » (crippling) du mouvement ouvrier, elle est prise au pied de la lettre par Crystal Eastman. Work Accidents and the Law débarrasse les accidents industriels de l’aura légendaire que leur confèrent les représentations de la sidérurgie comme lutte titanesque entre les hommes et le feu, et les inscrit dans le cadre de la responsabilité collective. Dans ce contexte, la photographie figure à la fois les conséquences sociales désastreuses des dysfonctionnements de la machine industrielle et les solutions techniques souhaitables.
Dans ces deux volumes, les pathologies industrielles apparaissent comme symptomatiques de la faillite de Pittsburgh en tant que communauté. Comme le souligne Kellogg en préambule du texte d’Eastman :
‘« Thus the period commonly employed by the physician or scientist in studying the occurrence of a disease with the hope of learning something as to its causes and effects was applied to the problem at hand. It is my belief that this outspoken, pioneer presentation will open up to public consideration, a situation which in our industrial districts has been weakly surrendered to inertia and trepidation. »473 ’L’implication du public dans la correction des abus de l’industrie passe par le diagnostic et la présentation de modèles alternatifs, sortes de blueprints sociaux où le Survey postule la formation du corps social et ouvrier américain du 20e siècle.
Couvares, Francis G., The Remaking of Pittsburgh - Class and Culture in an Industrializing City, 1877-1919, Albany : State University of New York Press, 1984, p. 83.
Kellogg, Paul U., « Editor’s Foreword », in Eastman, Crystal, Work-Accidents and the Law, New York : Arno Press [Charities Publication Committee], 1969 [1910], p. vi.