I. Les images d’un monde perdu

A. L’album de famille de la Lyon, Shorb & Co.

La collection du Western Pennsylvania Historical Center contient un ouvrage considéré par cette institution comme le plus ancien document photographique sur le monde sidérurgique dans la région de Pittsburgh. Cet album date des années 1860, et présente, en 47 pages et 282 clichés, l’ensemble du personnel de la société Lyon, Shorb & Co., fondée en 1825, et qui fit faillite au cours de la décennie 1880. Comme dans les exemples plus tardifs décrits plus haut, l’album est la forme de l’équivalence entre chaque élément photographié. Mais contrairement aux volumes commémoratifs du cent-cinquantenaire, la relation d’égalité s’établit ici entre les divers membres d’une communauté professionnelle, y compris les propriétaires de l’entreprise, dont on a vu au chapitre 3 qu’ils devenaient généralement les seuls visages de l’industrie à la fin du 19e siècle. Sur chaque page se trouvent six portraits individuels, réalisés en studio, d’employés et de dirigeants en tenue de travail. Sous chacune des images se trouve le nom de l’homme (ou de l’enfant). Quelques accessoires viennent planter un décor succinct et factice, censé rappeler l’atelier ou le bureau dans lequel chacun travaille : une chaise pour le personnel administratif, un empilement hétéroclite d’objets industriels (des pièces de machines, des briques de four...) pour les ouvriers, qui posent généralement avec leurs outils (Figure 22).

L’individualisation nominale des portraits, le décor formel et stylisé du studio et la relation d’égalité suggéré par la disposition des clichés sur la page, trouvent leur justification et leur confirmation dans le format même des images. Ces photographies « cartes de visites » sont le modèle privilégié de la démocratisation de l’image au 19e siècle. Comme le souligne Bertrand Mary :

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Figure 22 : Album de la société Lyon, Shorb & Company, c. 1864.
‘ « Le choix d’un format rectangulaire permettait pour la première fois au client moyen d’accéder à des images montrant son corps entier, de la tête au pieds [...] Aussi, les spécialistes du nouveau genre n’avaient-ils pas manqué de faire sentir à leur clientèle qu’elle disposait là, pour une somme abordable, d’un attribut autrefois réservé à la tradition aristocratique du portrait en pied. »474

Introduit aux Etats-Unis au tout début des années 1860, date présumée de l’album Lyon, Shorb & Co., ce format acquiert rapidement - et de manière assez éphémère - une immense popularité : son prix, sa qualité, la facilité avec laquelle il peut être manié et échangé en font le succès immédiat. La capacité de la carte de visite photographique (format dont le nom est suffisamment parlant) à fournir à chaque citoyen un portrait individuel participe d’un nouveau mode de construction de l’identité sociale. La photographie se rapproche ainsi du statut d’image démocratique, qui lui est promis depuis son invention.

Au-delà de l’image individuelle, de sa multiplication et de sa circulation, la carte de visite est aussi à l’origine de l’invention de volumes destinés expressément à recueillir les portraits des proches.475 L’ouvrage produit par la société Lyon, Shorb & Co. relève précisément de ce nouveau genre qu’est l’album de famille. La compagnie y apparaît comme une communauté fraternelle élargie, où chaque membre, du plus jeune au plus vieux, doit jouer son rôle, et où nulle hiérarchie explicite n’est visible. Jusqu’en 1890, dans la petite ville-usine de Steelton, John Bodnar a pu retrouver la trace de pique-niques où employés et dirigeants de la Pennsylvania Steel Company se rendaient de concert476 : l’album de la Lyon, Shorb & Co. à sa manière, est une autre expression sociale de ce consensus apparent.

Le volume suggère aussi la pertinence du modèle de l’« empire des artisans » décrit par Couvares. Si les ouvriers sont de simples salariés, leur statut social n’en est pas moins respectable du fait de leur qualification. Jusque dans les années 1890, elle leur permet de garder une position de force dans l’organisation sidérurgique :

‘« Despite their location within an industrial setting, therefore, Pittsburgh’s iron and glass craftsmen surprisingly resembled artisans of the handicraft era. Although employed in large factories, they worked in smaller shop-like units where ’custom and expediency determined the flow of work.’ Although they worked with immense machinery that had to be purchased by others, they possessed and guarded skills that made them indispensable [...] Their complex pay scales, pegged to the market price of the finished product, were in this sense elaborate translations into the industrial setting of the independent artisan’s right to name his own price. »477

Les photographies rassemblées par la Lyon, Shorb & Co. témoignent de ce statut. Les employés de la société, individualisés, désignés par leur nom, identifiés à leur fonction spécifique par un outil ou un accessoire, sont les membres d’une sorte de confrérie. Du moins leur société leur attribue-t-elle une identité individuelle, sinon une voix propre, dans son organisation. A la même époque, le syndicalisme se développe réellement dans la région de Pittsburgh, expression de l’autonomie revendiquée par les sidérurgistes :

‘« Indeed, 1867 marked the beginning of the first important stage in the labor history of Pittsburgh, during which the organization of many individual crafts became an established fact [...] its goal remained the protection of the very character of autonomous work. »478

L’indépendance dont il est question ici implique à la fois l’affirmation d’un statut professionnel, la capacité à peser sur l’évolution des salaires, et au-delà, une certaine idée républicaine de la société américaine.479 La dignité conférée à chaque employé de l’entreprise par les portraits de la Lyon, Shorb & Co. est un modèle qui ne survit pas aux soubresauts de la fin du 19e siècle. A l’époque où est publié le Survey, si l’on en croit un examen attentif des sources à Pittsburgh, ou l’étude de David Nye sur la General Electric, la grande industrie a complètement renoncé à réaliser des portraits individuels de ses ouvriers.480

Notes
474.

Mary, Bertrand, La photo sur la cheminée, Paris : Métailié, 1993, p. 114.

475.

Ibid., p. 115. Voir aussi Taft, Robert, Photography and the American Scene, New York : Dover [Macmillan], 1964 [1938], pp. 140-141.

476.

Bodnar, John, Immigration and Industrialization - Ethnicity in an American Mill Town, 1879-1940, Pittsburgh : University of Pittsburgh Press, 1977, p. 13.

477.

Couvares, op. cit., p. 18.

478.

Ibid., p. 24.

479.

Schneider, Linda, « Republicanism reinterpreted : American ironworkers, 1860-1892 », in Debouzy, Marianne, ed., A l’ombre de la Statue de la Liberté - Immigrants et ouvriers de la République américaine, 1880-1920, St Denis : Presses Universitaires de Vincennes, 1988.

480.

Nye, David, Image worlds - Corporate identities at General Electric, 1890-1930, Cambridge ; London : MIT Press, 1985, p. 72.