B. La carte postale de The Steel Workers

Si les cartes postales et les vues commerciales de Pittsburgh tendent à multiplier les vues panoramiques de la ville et des usines, renforçant l’illusion d’une cité cohérente et prospère, il existe une autre convention visuelle des représentations de l’usine dont The Steel Workers se fait l’écho de manière délibérée. Sur une image de la Chautauqua Photograph Co., intitulée Group of Mill Workers, onze sidérurgistes font une pause à l’extérieur de l’usine (Figure 23). Les bâtiments sont présents au deuxième plan, comme un élément de décor plutôt que comme une présence menaçante ou envahissante. Les hommes posent de manière apparemment assez libre, certains ne semblant pas être conscients de la présence du photographe. Pourtant, la construction de l’image autour d’un personnage central souriant, assis sur un petit chariot, ne paraît pas due au hasard.

Quelles que soient les circonstances précises de la réalisation de cette image, sa valeur réside dans sa dimension emblématique. Comme le précise la légende proposée par le Survey :

message URL FIGP36023.gif
Figure 23 : Group of Mill Workers - [This picture was long since popularized in Pittsburgh by its use on coloured postal cards. The group presented is a thoroughly characteristic one.] ( The Steel Workers , p. 79).
‘ « This picture was long since popularized in Pittsburgh by its use on coloured postal cards. The group presented is a thoroughly characteristic one. »’

Cette photographie est donc, à tous les sens du terme, un cliché. Elle est entrée dans l’imaginaire collectif par le biais de la carte postale, et John Fitch (ou Kellogg), dans leur légende, pointent expressément cette dimension « caractéristique ». Même s’il est toujours hasardeux d’extrapoler sur la réception des photographies, on peut du moins supposer que la popularité de ce cliché est due, en partie, à sa représentation d’une communauté d’ouvriers visiblement solidaire, mais non exclusive, où le spectateur est invité : le cercle des hommes est à la fois clairement dessiné et ouvert du côté du photographe, incluant ainsi celui qui regarde l’image. Ces hommes et le public auquel est destinée la carte postale font partie du même monde, de la même communauté. De plus, l’image a été réalisée lors d’une pause : nulle machine n’est visible, et aucun protagoniste de l’image ne semble appartenir à la hiérarchie de l’usine. Ces ouvriers sont à la fois travailleurs, indépendants et égaux, représentatifs d’une certaine idée de la république américaine.

On doit pourtant se demander à quel point ce groupe est « caractéristique », comme le suggère la légende. Si l’on peut croire que l’image et les valeurs de solidarité et d’indépendance qu’elle véhicule sont populaires, sont-elles pour autant pleinement significatives de la réalité du monde sidérurgique de Pittsburgh ? Une fois de plus, l’économie du chapitre où la photographie s’intègre est révélatrice des intentions du Survey. L’image illustre en réalité le chapitre que John Fitch consacre à l’histoire des organisations ouvrières dans la région, Unionism and the Union Movement. De manière assez transparente, l’image proposée illustre d’abord le mot-clef du titre, cette « union » que l’anglais associe sémantiquement au syndicalisme.

Toutefois, le texte vient en contrepoint rappeler plusieurs faits cruciaux. En préambule, il pose le principe selon lequel les intérêts des ouvriers sont par nature opposés à ceux des industriels.481 La deuxième partie du livre, dont Unionism est le premier chapitre, s’intitule d’ailleurs The struggle for control. Le groupe d’hommes dont la photographie est proposée ici n’est donc pas représentatif d’une branche industrielle, mais bien d’une classe. Sa solidarité s’inscrit dans le cadre d’une lutte économique au sein de l’usine et de la société.

D’autre part, le chapitre est consacré à un rappel exhaustif de l’évolution du syndicalisme à Pittsburgh : cette histoire est en réalité celle d’un autre temps, celui de la ville du fer, supplantée depuis par l’émergence de l’acier. Dans la description qu’en fait Fitch, on perçoit que le syndicalisme triomphant, dont l’origine remonte aux années 1860, correspond à une autre époque, et même à une autre ville :

‘« In order to understand the development of the policies of the Amalgamated Association it is necessary to give due weight to the fact that the organizations that met in Pittsburgh in 1876 and formed a joint national body were organizations of iron workers. It was before the day of the great steel plants and there was but one important steel mill in the district [...] Homestead was not in existence as a steel town [...] Carnegie Brothers and Company were operating only the Upper and Lower Union mills, where iron alone was handled.
[...] Through the decade from 1880 to 1890, practically all of the iron mills in Allegheny County were unionized [...] upon the whole this decade was the period of most effective agreement between the employers and the men [...] there was much confidence and good will. »482

Ainsi, la décennie qui précède la crise de 1892 est présentée par Fitch comme une période de paix civile, de respect mutuel, et d’intérêts communs bien compris. Mais on devine que la ville d’alors n’est pas celle d’aujourd’hui : l’acier n’en est qu’à ses débuts, et les gigantesques ensembles industriels qu’il s’apprête à susciter n’ont pas encore marqué la région de leur empreinte. Leur développement, et le conflit de 1892 à Homestead, marque la fin brutale du statu quo, et par conséquent la capacité des ouvriers à exercer la moindre influence sur l’organisation de l’industrie dont ils font partie :

‘« With the great strike which broke the union’s hold in the steel mills in 1892, the iron workers lost their grip on their own trade »483

Cette rupture marque en réalité le passage de Pittsburgh dans le 20e siècle. John Fitch ne s’y trompe pas, qui dans l’ultime phrase du chapitre semble tirer un trait sur cette époque où les syndicats de la sidérurgie pouvaient prétendre avoir une influence sur la marche de l’usine :

‘« Since 1901 all of the steel mills in Allegheny County, large and small, have been non-union. ».484

C’est à la lumière de cette conclusion lapidaire que doit être lue Group of Mill Workers, unique photographie du texte, et témoignage d’un monde qui a été englouti en 1901, année de naissance de U. S. Steel. Dans les deux chapitres suivants, Fitch s’attache à définir ce qu’était la politique générale de l’ A.A.I.S.W., et à rappeler les événements de 1892. Par l’agencement des chapitres, le lecteur sait déjà qu’il s’agit de combats perdus. Group of Mill Workers est bien une carte postale, une vision anachronique de l’industrie, et au-delà, de la société, fondée sur ce que l’historien Richard Oestreicher qualifie de « républicanisme artisanal communautaire ».485 Dans le Survey, l’essentiel des photographies qui représentent la population ouvrière s’attache à relever les symptômes de cette disparition, et à esquisser les formes possibles de sa régénération.

Notes
481.

Fitch, John A., The Steel Workers, Pittsburgh [New York] : University of Pittsburgh Press [Charities Publication Committee], 1910, p. 75.

482.

Ibid., p. 87.

483.

Ibid., p. 88.

484.

Ibid., p. 89.

485.

Oestreicher, Richard, « Working class formation, development and consciousness in Pittsburgh, 1790-1960 », in Hays, Samule P., ed., City at the Point - Essays on the social history of Pittsburgh, 1989, p. 128.