Selon F. Jack Hurley, l’iconographie du monde industriel qui se développe à partir des années 1860, lorsqu’elle inclut à la fois l’homme et la machine, propose des visions héroïques du travail. Cette conception relève de la logique, déjà évoquée, selon laquelle l’humain et la technologie, de concert, font triompher le progrès et la civilisation sur l’ensemble du territoire américain. Selon Hurley, ce type de vue naît à la fois de la haute idée que l’homme se fait de la machine, des contraintes techniques inhérentes aux chambres photographiques encore imposantes à l’époque, et de l’occasion très solennelle que représente encore, jusqu’à la fin du 19e siècle, le fait même de se faire prendre en photo : les ouvriers dont le portrait est ainsi réalisé sont soucieux de se présenter sous leur meilleur jour. Dans ce contexte, les images produites ont tendance à laisser une certaine liberté de pose et d’expression aux sujets photographiés, et à leur conférer, généralement, le statut de conquérants du progrès technologique :
‘« They assumed the most heroic poses they could think of [...] This heroic theme persists through the posed industrial photographs of the nineteenth century and continues well into the twentieth [...] In all cases the men, either collectively or individually, were putting their foot on their work in much the same way a big hunter [...] used to put his foot on his trophy to indicate for the camera, ’I am the master of this’Dans ces images - principalement tirées de l’iconographie ferroviaire et minière - l’idéologie de la conquête permet de rassembler, dans la figure du héros, l’ouvrier et le patron. Sous une forme différente de celle de l’album Lyon, Shorb & Co., la photographie sert une certaine conception de la démocratie en mettant en valeur la contribution unique de chaque Américain, quelle que soit sa place réelle dans la hiérarchie économique, à la marche en avant de la nation.
Ce modèle héroïque, où l’homme reste « le maître » de la machine, est anachronique à Pittsburgh, au tournant du siècle. Comme le suggèrent les images du « sublime industriel » analysées plus haut, la sidérurgie est un titan qui s’impose à l’homme aussi bien qu’à la nature. Dans l’immense majorité des publications consacrées à Pittsburgh et à sa région, on ne constate que de très rares occurrences de ces portraits héroïques dont Hurley évoque la persistance jusque dans les premières années du 20e siècle. Plus généralement, on peut même avancer que la figure individuelle de l’ouvrier fait figure d’exception sur les photographies d’usines et de machines. Lorsqu’il est présent sur l’image, le sidérurgiste sert communément deux fonctions : instrument de mesure, ou accessoire industriel.
Dans le premier cas, l’ouvrier est un marqueur d’échelle permettant de rendre compte de la taille des équipements.487 Dans l’autre modèle iconographique courant, les ouvriers figurent sur des photographies dont le souci prioritaire est l’illustration des étapes de production, et donc la mise en valeur de la technologie. Il s’agit de montrer « comment ça marche », et l’homme n’est qu’un accessoire parmi d’autres. La machine sidérurgique confirme qu’elle est une créature quasiment autonome :
‘« Workers, if they are present at all, are always expressionless gnomes. Usually faceless or seen in profile, they tend their machines, making the simple motions needed to keep the larger and more complicated machine of the assembly line run smoothly. Machines, these public relation pictures imply, virtually run themselves [...] The impression that humans are either unimportant or irrelevant is also implied by the convention that machines, particularly if they are large and impressive, must always be photographed as objects complete in themselves, finished and awesome. »488 ’La description de ce type d’image par James Guimond ne dégage qu’une tendance générale, à laquelle on trouvera à l’occasion quelques exceptions. Mais la diffusion de ces formes conventionnelles auprès du grand public est considérable, car le tournant du siècle est aussi l’époque où la grande industrie commence à développer à la fois des services de documentation interne et des bureaux de relations publiques, deux institutions où la photographie joue un rôle central.489 Or la tendance de cette iconographie industrielle à entériner la disparition ou l’accessorisation du corps ouvrier paraît indéniable, comme en témoigne sans ambiguïté le début de The Steel Workers. Dans la première partie du volume, intitulée The Men and the Tools, John Fitch tente précisément de dégager la relation entre les ouvriers des outils de production. Il ne s’agit pas, on l’aura noté, de « leurs » outils. Le texte et l’iconographie tentent de rendre compte de la relation complexe entre les hommes et la machine, celle-ci gagnant incontestablement du terrain. Les trois chapitres centraux de cette première partie suivent grossièrement la chronologie de l’évolution des techniques.
Les deux premiers clichés d’opérations industrielles, seules illustrations du chapitre 4, sont signés du photographe officiel du Survey, Lewis Hine. Sur l’une (Iron Mill Showing Crews at Hammer and Furnace),490 la légende prend soin de souligner la présence et l’activité d’un groupe d’ouvriers autour des machines. La confusion relative qui règne sur cette image prend le contre-pied des conventions photographiques du temps, et de leur insistance sur l’ordre et la géométrie de l’espace de travail.491 L’angle inhabituel de prise de vue, légèrement surplombant (alors que les photographies traditionnelles de machines tendent à magnifier la taille de celles-ci par des effets de contre-plongée), englobe l’ensemble de l’usine et de son activité, suivant en cela le principe général de l’iconographie du Survey, la mise en relief des relations économiques et sociales d’un espace par la photographie.
Ce cliché, pourtant, indique moins clairement les intentions du chapitre que celui qui le précède, et qui s’intitule The Puddler (Figure 24). Cette image isole un homme penché sur ce qui semble être un four, mais que l’obscurité ne permet pas de distinguer. Il plonge un outil dans une sphère de lumière incandescente, qui éclaire son visage. Le texte qui accompagne cette photographie insiste principalement sur deux éléments : d’une part, les progrès de la mécanisation n’ont pas encore réussi à remplacer la main d’oeuvre humaine dans le rôle précis du puddleur492 ; d’autre part, ce métier est l’un des plus harassants qui soit, à cause du face-à-face constant, illustré par la photographie, entre l’homme et le feu.493
Ce dernier point permet en quelque sorte à Fitch, et à Hine, de retrouver une part de la valeur « héroïque » de certains clichés ouvriers. Du moins le texte (purement technique et descriptif) et la photographie (dans un registre quasi pictorialiste) suggèrent-ils tous les deux que les compétences de l’ouvrier sont encore reconnues dans cette branche de la sidérurgie. Voici un métier dont la dimension artisanale n’est pas totalement effacée par la mécanisation, la machine peinant à remplacer l’homme. Fitch associe d’ailleurs dans son texte les notions d’histoire, d’indépendance et de « pittoresque ». Les puddlers sont à la fois les garants d’une tradition et l’image vivante de l’autonomie. La tradition et la représentation sont indissociables :
‘« These men represent the oldest, the most picturesque and most assertive of the crafts of the iron trades. »494 ’On ne saurait donc s’étonner que Hine consacre une photographie à mettre en valeur une activité aussi « photogénique », emblématique à la fois d’un savoir-faire ancien, d’une certaine fierté professionnelle et d’un esprit d’indépendance très sérieusement remis en question au début du 20e siècle. Isolé de son contexte immédiat, placé devant un four qui pourrait presque être celui d’un souffleur de verre ou d’un boulanger, cet homme mérite encore d’être désigné, sinon par son nom, du moins par celui de son métier. Cette identité professionnelle est précisément ce qui disparaît brutalement des images visibles dans les deux chapitres suivants de The Steel Workers.
Pour illustrer les nouvelles formes de la sidérurgie, Fitch a recours à 16 photographies, toutes fournies par la Carnegie Steel Company et la Carbon Steel Company.495 Sur ces images officielles, la place de l’ouvrier est généralement réduite, voire inexistante. Seule The Steel Pourer’s Platform (Figure 24) pourrait être considérée comme une représentation apparemment valorisante du rôle des ouvriers. L’homme visible sur la droite, et qui fait face au photographe, semble lui aussi affirmer, comme les figures « héroïques » évoquées par Hurley, qu’il est le maître de la machine. Mais sa position excentrée semble introduire une réserve, que l’ambiguïté typique introduite par la légende ne fait que confirmer. Si le génitif de steel pourer’s marque précisément la possession, et donc la domination du lieu de travail (la « plate-forme »), l’incertitude persiste quant à ce que désigne réellement pourer. Le terme désigne-t-il un métier, et par extension un homme, ou bien la machine qui occupe le centre de l’image ? La même question se pose pour Rail Straightener, quelques pages plus loin.496 Mais cette seconde photographie indique, plus clairement que la première, que l’ambiguïté n’est qu’apparente : ce n’est pas cet homme de dos, confiné au coin inférieur gauche de l’image, qui redresse les rails, mais bien la machine qu’il actionne. La terminaison « er », marqueur de l’agent, désigne en réalité une technologie qui se suffit à elle-même, et non plus, comme dans The Puddler (où la machine se fondait dans l’obscurité) une profession. Une troisième photographie intitulée The Stripper, « portrait » d’une machine, photographiée « en pied », dans un format proche de celui de la carte de visite, confirme cette mutation.497 Son cadrage vertical, très resserré, exclut toute présence humaine dans le cadre de l’image.
Le même transfert de l’intervention humaine à l’autonomie technique se traduit de manière tout aussi nette sur des photographies où la machine agit seule : Charging Machine about to Dump a Box of Pig Iron into an Open-Hearth Furnace,498 Buggy About to Tip Ingot Onto Roll Table,499 ou An Ingot on Its Way from Soaking Pit to Blooming Mill (Figure 25), où le métal incandescent, prodigieusement suspendu en l’air, est transporté par un bras mécanique à travers un hangar vide. Enfin, sur des clichés tels que Blooming Mill as the Ingot Enters the Rolls,500 l’ouvrier présent ne fait qu’accompagner le mouvement, tandis que dans Plate Mill (Figure 25), quatre ouvriers flous, au second plan de l’image, se contentent de regarder travailler la machine.
Ce type d’illustration technique, tel que le conçoivent des entreprises telles que Carnegie ou Carbon Steel, ne vise sans doute qu’à mettre en scène la modernité de leur équipement, son efficacité, sa capacité de production inégalée. Mais les chapitres apparemment « techniques » de John Fitch, riches en détails sur les procédés industriels et leur évolution, tentent de dépasser cette vision pour s’interroger sur le statut de l’ouvrier dans la nouvelle organisation de l’usine. La conversion de la production sidérurgique à l’acier, au tournant du siècle, a réduit son rôle, restreignant son domaine de compétence et donc son importance dans le processus de production.
Ce diagnostic est partagé par tous les auteurs du Survey. Margaret Byington, par exemple, reconnaît que certaines améliorations techniques sont profitables du point de vue de l’efficacité, mais elle affirme aussi que les possibilités de promotion sont de plus en plus rares pour les ouvriers, majoritairement réduits à actionner des
leviers.501 Elizabeth Butler note, dans certains métiers, le remplacement progressif d’artisans masculins par des opératrices sans qualification. Il faut dire que dans certain cas, c’est la machine qui pense, et non l’ouvrier.502 Cinq ans plus tard, la situation n’a pas changé. Pour l’ingénieur H. J. Porter, qui n’est pourtant pas le plus radical des auteurs du Survey, la spécialisation accrue des tâches, exécutées à la chaîne, tend à amenuiser l’esprit d’initiative des ouvriers, de telle sorte qu’ils deviennent « pratiquement une pièce de la machine ».503 Or cette perte de compétence introduit selon Fitch un déséquilibre dans le rapport de force instauré entre les sidérurgistes et leurs employeurs :
‘« The question of improved machinery and its bearing upon the labor situation is of great importance everywhere, but nowhere more than in the steel industry [...] No change has been overlooked that would put a machine at work in the place of a man ; thousands of men have been displaced in this way since 1892, and yet the industry has so grown that more men, in the aggregate, are employed than ever before [...]Pour Fitch, les dimensions techniques, sociales et politiques sont intimement liées : la mécanisation réduit le niveau général de compétence des ouvriers (ce qui selon l’auteur favorise l’accès à l’emploi des immigrants récents), et permet le « déplacement » des plus qualifiés, catégorie que la référence à 1892 associe explicitement aux revendications de Homestead. L’efficacité technologique a donc pour conséquence immédiate de diminuer la conscience sociale et politique de la main d’oeuvre sidérurgique. Au final, les patrons de la sidérurgie ont acquis un pouvoir de contrôle sans précédent :
‘« This tendency to make process automatic has resulted not only in lessened cost with an increased tonnage, but it has also reinforced the control of the employers over their men. »505 ’Les conséquences de cette prise de pouvoir des industriels est une politique de maximisation des profits par le plafonnement des salaires et l’accélération des rythmes de production. C’est à cette étape de l’analyse que l’on retrouve l’importance de la figuration du corps ouvrier dans l’iconographie du Survey. Si l’évolution des techniques est dangereuse pour le statut professionnel des sidérurgistes, elle remet aussi en question leur capacité à devenir des citoyens. Le rythme imposé conjointement par la machine et les patrons, et que l’effritement du contre-pouvoir syndical ne permet pas de freiner, réduit l’homme à une pure animalité, presque à une bête de somme.506 Sa force physique est un simple carburant de la machine industrielle.507 Son corps est une source d’énergie comme une autre, exploitée jusqu’à la dernière goutte. En faisant de l’ouvrier une « brute », l’usine met en péril l’institution sociale :
‘« It is [...] a question of how much energy an employer has a right to demand. If he should demand all, there would be nothing left for family or society ; with manhood and citizenship both taken away, only a brute would remain. »508 ’Quels sont les droits de l’industrie sur l’homme ? Ceux de l’individu ? Quelles sont les attentes légitimes du corps social vis-à-vis du citoyens ? Au même moment que Fitch, Margaret Byington développe les mêmes interrogations : réduit à l’incapacité de s’occuper de sa famille et de participer à la vie de sa communauté, l’ouvrier sidérurgiste renonce à jouer un rôle actif de citoyen. L’efficacité industrielle induit mécaniquement, par son exploitation du corps ouvrier, la faillite du corps social :
‘« The men are too tired to take an active part in family life [...] They have small interest in outside matters and consequently make little effort to increase the provision of amusements in the town, a condition from which their wives and children suffer [...] One man who usually had to work at least part time on Saturday night said to me he was far too tired to go to church on Sunday morning [...]L’iconographie de The Steel Workers ne s’aventure pas à figurer des notions aussi impalpables que le fatalisme ou la passivité civique, et elle semble se refuser à faire le portrait des « brutes » décrites par Fitch. Elle ne se contente pas, pourtant, d’enregistrer l’absorption du corps de l’ouvrier par les processus industriels. Quelques images tentent de représenter à la fois la résistance des hommes à cette assimilation, leur vulnérabilité physique, mais aussi l’équilibre social incertain induit par la nouvelle donne industrielle. L’examen photographique des corps ouvriers est en effet, tout au long du Survey, l’auscultation du body politic.
Hurley, F. Jack, Industry and the photographic image - 153 great prints from 1850 to the present, Rochester ; New York : George Eastman House ; Dover, 1980, pp. 2-3.
Une fois de plus, les représentations de l’industrie reprennent les conventions de l’iconographie de l’Ouest, les hommes mesurant leur insignifiance auprès des hauts-fourneaux comme au pied des sommets du Yosemite.
Guimond, James, American photography and the American Dream, Chapel Hill ; London : The University of North Carolina Press, 1991, pp. 88-89.
Sekula, Allan, « Photography between labor and capital », in Buchloh, Benjamin H. D. ; Wilkie, Robert, ed., Mining photographs and other pictures - A selection from the negative archives of Shedden Studio, Glace Bay, Cape Breton, 1948-1968, Halifax : The Press of Nova Scotia College of Arts and Design, 1983, pp. 234-235.
Fitch, op. cit., p. 34.
Guimond, op. cit., p. 88.
Le terme puddling désigne la première opération de raffinage du fer à sa sortie des hauts-fourneaux. En français, le terme anglais puddler a été conservé pour le four, visible sur la photographie, les termes « puddlage » et « puddleur » ayant été adaptés de l’anglais au 19e siècle.
Fitch, op. cit., p. 34.
Ibid., p. 33.
Six de ces images ont disparu dans l’édition la plus récente de The Steel Workers. Certaines doivent être citées ici : le numéro de page indiqué est celui de l’édition originale, dont la pagination est respectée, pour les photographies reproduites, dans le volume réédité en 1989. Voir bibliographie.
Fitch, op. cit., p. 56.
Fitch, op. cit., p. 44.
Ibid.
Ibid., p. 56.
Ibid.
Byington, Margaret F., Homestead : The Households of a Mill Town, Pittsburgh [New York] : The University of Pittsburgh, 1974 [1910], p. 174.
Butler, Elizabeth Beardsley, Women and the Trades, Pittsburgh [New York] : University of Pittsburgh Press [Charities Publication Committee], 1984 [1909], pp. 92, 176.
Porter, H. F. J., « Industrial Hygiene of the Pittsburgh District », Wage-Earning Pittsburgh, New York : Arno Press [Survey Associates], 1974 [1914], p. 268.
Fitch, op. cit., pp. 140-141.
Ibid., p. 139.
Porter, op. cit., p. 256.
Kennard, Beulah, « The playgrounds of Pittsburgh », The Pittsburgh District - Civic Frontage, New York : Arno Press [Survey Associates], 1974 [1914], p. 324.
Fitch, op. cit., p. 76.
Byington, op. cit., p. 173.