B. Résistance du corps ouvrier dans The Steel Workers

L’affaiblissement physique des ouvriers de la sidérurgie se traduit concrètement par un ensemble de pathologies liées à l’industrie, et dont John Fitch, entre autres, se fait l’écho. Alors que ce n’était pas initialement son projet, il ne peut que constater que les traces de l’activité sidérurgique sur les corps ouvriers est nettement visible. Il n’est pas besoin d’un examen approfondi pour déceler la présence de symptômes spécifiques :

‘« Until recently, little attention has been paid [...] to two ther fundamental subjects, - health and accidents in steel making.
What I have to say about health is very largely the result of impressions gathered during my ten month’s stay among the steel workers. Medical opinion and other data support these impressions, and show the need for a thorough inquiry by experts in hygiene into the subject of health conditions in the steel mills.
I began my study with no preconceived ideas as to health [...] I ignored that side of the subject for some time. As time went on, however [...] certain facts began to thrust themselves upon my attention. »510

L’enquête demandée par Fitch est menée en partie, au même moment par Crystal Eastman. En attendant d’en connaître les résultats, l’auteur de The Steel Workers relève les maux de gorge des ouvriers, dus à la poussière de minerai flottant dans les usines, l’ouïe très faible de certains de ses interlocuteurs, la fréquences des maladies pulmonaire ou des rhumatismes, et les marques de brûlures.511 Pour Fitch, qui contrairement à Eastman, semble croire à une certaine fatalité des accidents dans l’activité sidérurgique,512 il existe pourtant une raison évidente à leur multiplication, et cette cause peut être éliminée : les journées de travail sont trop longues, et le corps humain s’affaiblit au cours des douze heures de labeur qui lui sont imposées dans la journée :

‘« By far the greatest menace to health in the steel industry is, in my belief, this twelve-hour day [...] Who can doubt that toward the end of a twelve hour shift a man’s vital energy is sub-normal, and his power of resistance to disease materially lowered ? »513

L’usine affaiblit ce que l’on appellerait aujourd’hui les défenses immunitaires de l’homme. C’est précisément sur cette notion de résistance à la machine industrielle que s’articule un certain nombre d’illustrations de cet ouvrage.

Le chapitre dont sont tirées ces quelques lignes, et dont le titre est « Health and Accidents in Steel Making », est illustré de trois photographies de Lewis Hine (Figure 26). Les premières sont les portraits de deux ouvriers en manches courtes, chemise ouverte, la tête protégée d’une casquette ou d’un chiffon noué. L’un porte une serviette autour des épaules : Ready for a Hot Job et Between Spells illustrent la tenue adoptée par les hommes pour combattre la chaleur. Les deux images isolent les ouvriers de leur environnement professionnel (le fond des images est uniformément noir), et les légendes insistent sur le fait que les photographies ont été réalisées lors d’une courte pause. Nous sommes en présence de deux ouvriers à un moment où ils ne sont plus seulement des pièces de la machine, et où ils échappent au rythme imposé par les nouvelles technologies.

Ces hommes cherchent à se protéger des conditions de chaleur inhumaines, longuement évoquées par le texte. Leur humanité est marquée à la fois par une certaine vulnérabilité physique (les corps des ouvriers ne sont pas protégés) et par des activités périphériques au travail (la préparation, qui implique la volonté, et la pause, qui suggère la fatigue). Par la photographie, ces deux hommes s’émancipent

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Figure 26 : Ready for a Hot Job, Between Spells et Washing at the Bosh ( The Steel Workers , pp. 58 et 59).
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ainsi momentanément de la machine, mais le texte et l’image soulignent aussi l’empreinte que celle-ci laisse sur eux.

La troisième photographie du chapitre, Washing at the Bosh (Figure 26), semble illustrer métaphoriquement le rite de passage qui permet à l’ouvrier de quitter son rôle de rouage industriel, et de retrouver son humanité. Une lumière de type pictorialiste, assez diffuse, noie le tiers gauche de l’image dans un flou sombre et indistinct. L’homme penché au-dessus d’un long lavabo est torse nu, et la lumière, plus vive sur son corps, en souligne la blancheur et la musculature. Il se lave les mains, à la fois sans doute pour se rafraîchir et pour effacer les marques noires laissées par sa journée de travail, clairement visibles. Ce corps sain est celui que la chaleur et la maladie mettent en danger, celui sur lequel l’usine laisse ses traces sombres.

Le texte de Fitch apporte quelques précisions utiles. Faute de douches, les hommes se nettoient les mains et le corps là où ils nettoient aussi les outils : leur volonté de se « laver » de l’emprise industrielle ne les libère donc pas totalement de leur statut d’accessoires parmi d’autres. Leurs mains et leurs pinces trempent dans la même eau. De plus, faute de serviettes, ils ne se sèchent pas, sortent mouillés ou transpirant dans le froid, et tombent malades.514 Tous ces détails concrets, tirés du texte de Fitch, apportent les informations que Washing at the Bosh ne fournit aucunement, se consacrant uniquement à l’exaltation du corps ouvrier, et au souci des sidérurgistes d’effacer les marques du travail. A ce titre, comme les deux clichés qui le précèdent, cette photographie semble répondre au morcellement du corps par le processus industriel, pour en souligner à la fois l’intégrité et la fragilité. L’effort de l’homme pour se laver le conduit peut-être à la mort. Les chemises ouvertes et les couvre-chefs de ses deux camarades paraissent des protections bien dérisoires contre les dangers du feu. Le corps ouvrier, auquel Washing at the Bosh semble rendre hommage, exhibe une paradoxale vulnérabilité.515 Les photographies de Hine tentent ici de figurer la situation fragile du puddler vu plus haut, artisan héroïque et admirable, affrontant la machine et le feu, mais dont la situation au coeur de l’ensemble industriel se révèle inconfortable, voire dangereuse.

Notes
510.

Fitch, op. cit., p. 57.

511.

Ibid., pp. 58-62.

512.

Ibid., p. 66 : « So long as steel is made there will be accidents ».

513.

Ibid., p. 63.

514.

Ibid., pp. 61-62.

515.

Près de trente ans plus tôt, le peintre de Philadelphie Thomas Pollock Anshutz exaltait à la fois la puissance physique et la solidarité des ouvriers de la sidérurgie dans son célèbre The ironworkers’ noontime (1880), portrait degroupe dont la figure centrale, bras dénudés, main droite sur le biceps gauche, semble littéralement mesurer sa force. Hine utilise des thèmes visuels assez proches, mais l’isolation des hommes qu’il photographie, et le contexte immédiat des images, introduisent une connotation de précarité absente du tableau d’Anshutz.