C. Un corps américain

The Steel Workers affirme ouvertement que Pittsburgh et l’Amérique sont à un tournant, mais que l’avenir est encore à construire. Si les clichés commentés plus haut mettent en valeur la position précaire du corps ouvrier dans le nouvel ordre industriel, ils en suggèrent aussi la capacité d’adaptation et de résistance. L’iconographie de The Steel Workers tente en réalité de matérialiser cet esprit de résistance, et le projet d’une communauté ouvrière nouvelle, par une série d’images et de portraits redéfinissant le travailleur américain.

Il ne faut pas hésiter à voir dans le volume de Fitch le tome le plus militant de l’ensemble du Survey. Avec la bénédiction de Kellogg, Fitch prétend en effet donner une voix à ceux qui n’en ont plus, c’est-à-dire les ouvriers de la sidérurgie dont la force syndicale a été écrasée en 1892. La restauration de cette expression ouvrière est une nécessité démocratique :

‘« It is full time to bring these issues out into the open, where a man will not risk his livelihood by discussing it. That is the manner of America.
As the author points out, the steel industry could be interpreted from other points of views, - from that of its tremendous administrative burdens, of its fierce commercial competition in the past, of its wonderful technical progress. For these there are many spokesmen. Mr Fitch makes articulate what the steel industry means to the men who are employed in it - for whom it makes up the matter of life, and who have no voice. »516

Anticipant sur les analyses de Fitch, qui dénonce la répression dont seraient victimes les employés des grandes usines sidérurgiques, Kellogg dessine le profil de corps sans voix, et même sans noms. Ils n’acceptent de parler à l’enquêteur du Survey, que sous couvert d’anonymat.517 Ils se soupçonnent mutuellement d’être des informateurs d’U. S. Steel. Or ces anonymes, ces hommes dont on n’exploite plus que la force animale, ce sont très exactement des Américains ordinaires :

‘« These skilled steel workers are very much like other Americans. They are neither less nor more intelligent, courageous, and self-reliant than the average citizen. Their extreme caution, the constant state of apprehension in which they live, can have but one cause. It is the burnt child that dreads the fire [...] the men have learned to respect the vigilance and power of their employers, and they have learned the cost of defiance. »518

Tout l’effort de Fitch consiste à rendre une voix à ces citoyens moyens, c’est à dire à reconstruire par la parole, à travers les entretiens cités dans son volume, une véritable démocratie américaine. Pour Fitch, la perte de statut des ouvriers est d’autant plus dramatique qu’elle touche les forces vives de la nation. Dans le deuxième chapitre du volume, il expose sa conception de la communauté ouvrière de Pittsburgh, dont il retrace à grands traits l’histoire, en trois vagues chronologiques. Les derniers arrivés, immigrants de l’Europe de l’Est, ont rejoint les Scandinaves et les Anglo-Saxons sur la terre des descendants de Washington et de ses armées :

‘« Here are countrymen of Kossuth and Kosciusko, still seeking the blessings of liberty, but through a different channel, - high wages and steady employment. Here are British, German and Scandinavian workmen, full of faith in the new world democracy ; and here are Americans, great-grandsons of Washington troopers, and sons of men who fought at Gettysburg.
Fully 60 per cent of the men are unskilled ; but the remaining 40 per cent, the skilled and semi-skilled, are the men who give character to the industry. This is the class from which foremen and superintendents and even the steel presidents have been recruited, and it is the class that furnishes the brains of the working force. It is of them, chiefly, that this book is written. »519

On voit que Fitch choisit soigneusement le profil de « l’Américain moyen », et que celui-ci est précisément le représentant d’un monde en voie de disparition. Son modèle est celui du sidérurgiste qualifié, dont les compétences lui permettent d’envisager de gravir l’échelle sociale par la promotion au sein de l’entreprise. Ce schéma est pour l’essentiel anachronique dans la Pittsburgh de 1910. Fitch, qui en est conscient, continue pourtant d’accorder une valeur de référence à ces ouvriers qualifiés, « cerveaux » de la main d’oeuvre sidérurgique. C’est de cette classe d’employés et de citoyens que traite le livre, c’est à elle que les nouveaux arrivants doivent tenter de s’intégrer. La qualification citoyenne, l’appartenance de fait à la nation américaine, passe en réalité par un modèle professionnel : pour faire partie de la « démocratie du nouveau monde », les Scandinaves et les « compatriotes de Kossuth et Kosciusko » doivent venir grossir les 40 % de main d’oeuvre qualifiée, un exploit que la structure même de l’industrie sidérurgique rend difficile.520

De fait, cette vision quelque peu élitiste du « sidérurgiste modèle » induit une distinction raciale notable dans le discours de Fitch, qui convient sans peine que « les ouvriers qualifiés sont généralement anglo-saxons ».521 Le second chapitre du texte, qui précède la description des processus industriels analysée plus haut, donne la parole à huit ouvriers. Tous sont nés aux Etats-Unis ou viennent de pays anglo-saxons. Si l’un d’entre eux semble heureux de son sort, il s’agit d’après Fitch d’une opinion très nettement minoritaire. Un autre, comme « beaucoup d’hommes dans les usines », est « un socialiste de coeur » (a socialist at heart), après avoir longtemps voté républicain. Pour lui, seul le socialisme permettra à l’ouvrier « de retrouver les conditions du temps où il possédait ses outils ».522 Entre ces deux extrêmes, six autres hommes parlent de leurs conditions de travail, de leurs relations avec l’église, ou de leur vie de famille. Après avoir rapporté leurs témoignages (en grande partie au style direct, il s’agit bien de « la voix des ouvriers « ), Fitch conclut :

‘« These are the steel workers. I have not chosen extreme cases ; on the contrary, it has been my aim to select men who are typical of a class, - the serious, clear-headed men, rather than the irresponsibles [...] It should be understood that these are the skilled men, - it is only among the skilled that opinions are so intelligently put forth. The number of positions requiring skill is not so large [...] and competition for them is keen. The consequence is that the skilled workers are a picked body of men. Through a course of natural selection the unfit have been eliminated and the survivors are exceptionnally capable and alert of mind, their wits sharpened by meeting and solving difficulties. »523

L’éloge d’une forme de darwinisme industriel est inattendue de la part d’un auteur qui va s’ingénier, dans le reste de son ouvrage, à dénoncer les excès tyranniques d’U. S. Steel. C’est que les conditions inhumaines de la sidérurgie créent malgré elles, d’après Fitch, des hommes exceptionnels. Il est d’autant plus urgent d’écouter leur voix et de leur donner la place qu’ils méritent dans la démocratie américaine. Ces hommes « typiques » du monde ouvrier sont en effet des théoriciens politiques. Toujours à propos des huit hommes cités dans ce chapitre, Fitch écrit encore :

‘« In telling about their fellows who are numbered today among the rank and file, I have tried to introduce the leading types, - the twelve-hour man, the eight-hour man, the church member, the man who is at outs with the church, the union man and the socialist [...] These are typical cases representing different degrees of skill and opinion. It is highly significant that there are such men as these in the Pittsburgh mills. In a discussion of the labor problem in the steel industry, it must be borne in mind that these men are more than workers ; they are thinkers and must be reckoned with. »524

Ainsi se met en place, dans le premier chapitre du texte,525 l’essentiel des traits du corps politique que la photographie s’efforce de représenter : constitué d’ouvriers qualifiés, à la conscience politique remarquablement articulée, ce corps citoyen d’élite est né de la forge et malgré elle.

La première photographie de l’ouvrage (Figure 28) présente ces hommes qui « donnent son caractère » à l’industrie. On remarque que la légende les désigne comme des « hommes » (men) et non seulement comme des ouvriers (workers). Les trois hommes ne sont pas au travail. Rien ne suggère dans la légende qu’il s’apprêtent à y retourner. La manière dont chacun s’appuie sur l’épaule de ses collègues offre une vision de solidarité et de camaraderie, que renforce leur sourire. La première illustration de The Steel Workers propose donc un modèle d’ouvrier américain, libre et solidaire de ses camarades. Cette image est renforcée par une deuxième photographie, dans le même chapitre, intitulée One of the Twenty-six Per

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Figure 27 : A Group of Skilled Men - American et Skilled Steel Worker - American Born ( The Steel Workers , pp. 9 et 241).
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Figure 28 : Grown Gray in the Service et A Young Mill-Worker : Slav ( The Steel Workers , pp. 235 et 240).

Cent American Born : il s’agit du portrait d’un homme souriant, posant en tenue de travail devant un fond neutre (un mur clair).526

Dans les deux cas, l’accent est mis sur le fait que ces hommes sont nés aux Etats-Unis. En revanche, aucun d’entre eux n’est identifié par son nom, ce qui est une constante du Survey lorsqu’il s’agit de présenter des ouvriers. Le corps ainsi présenté en préambule de The Steel Workers est donc à la fois posé comme collectif, et américain. Ces deux dimensions apparaissent cruciales, puisque la toute dernière illustration de l’ouvrage, Skilled Steel Worker - American Born (Figure 27), les souligne à nouveau, en proposant le portrait individuel de l’un des trois hommes de la première photographie. Entre ces deux images, Fitch propose donc la chronique de la disparition annoncée de cette corporation, et la prise de contrôle de l’industrie par la machine, mais il affirme la persistance d’un modèle américain, dont l’avenir reste en suspens. L’ouvrier américain de la première image est encore présent dans les dernières pages de l’ouvrage. Entre-temps, il a dû composer avec des conditions de travail de plus en plus contraignantes et l’arrivée massive de main d’oeuvre étrangère.

C’est du moins ce que suggèrent les deux autres photographies qui illustrent le dernier chapitre. L’une, Grown Gray in the Service, est le portrait d’un homme relativement âgé, qui fixe le lecteur sans sourire (Figure 28). La légende le présente implicitement comme une sorte de vétéran : le mot « service » est évidemment polysémique, et souligne la contribution de cet homme à la bonne marche non seulement de son entreprise, mais aussi de la nation. Les traits marqués de son visage, ses sourcils et sa moustache blanche, sont les marques symptomatiques de l’exigence et de la difficulté de sa tâche. Contrairement à l’image qui suit, celle-ci ne porte aucune indication quant à l’origine ethnique de l’homme. Il n’est qu’un ouvrier ayant survécu au travail de la forge. Cinq pages plus loin, A Young Mill-Worker : Slav présente un jeune homme imberbe, représentatif de la nouvelle génération de sidérurgistes peu qualifiés venus servir la machine (Figure 28). Tout l’oppose apparemment à l’homme qui précède.

Si le vétéran était une figure du passé, le jeune Slave est le visage du présent. Doit-on en conclure que la dernière image de l’ouvrage, Skilled Steel Worker - American Born, qui suit immédiatement, est l’image de l’avenir ? Tel est selon Fitch tout l’enjeu de son étude, et telle est la question qui se pose à Pittsburgh. Ce dernier chapitre, intitulé The Spirit of the Workers, s’interroge précisément sur le sort de la démocratie à Pittsburgh, à l’heure où les ouvriers modèles ont perdu leur pouvoir de décision, et où les nouveaux arrivants sont encore ce que Fitch appelle un « facteur inconnu » de l’équation.527 Se satisferont-ils de cette version étriquée du « rêve américain », ou militeront-ils pour une amélioration de leurs conditions de vie ? Si tel était le cas, quelle forme prendraient leurs revendications ? Les grèves de McKees Rocks, en 1909, laissent Fitch partagé entre l’espoir et la crainte :

‘« It is encouraging to note the awakening of social consciousness among the Slav workmen ; it is quickening to catch the spirit of their leaders ; but it must be remembered, too, that they are as a body ignorant and illiterate. When they become fully aware of their power, they may be an element of strength added to the cause of social justice, or they may be a menace to life and property in their indiscriminate fury. »528

Le risque est d’autant plus grand que le fureur potentielle de ce « corps ignorant et analphabète » pourrait facilement gagner l’ensemble de la population ouvrière de Pittsburgh, lassée de se voir privée de conditions de vie décente, et d’une participation démocratique réelle :

‘« The workingmen of Pittsburgh or any other American community could not be roused overnight to the point of serious, premeditated, revolutionary violence [...] but if the treatment that the steel companies are now emplying toward their workmen be indefinitely prolonged, it will be hard to predict the ultimate action of the workers [...] Revolutions, however, do not necessarily involve violence. And through either the trade union or the political movement or through some other means, there is bound to be a revolution erelong that shall have as its goal the restoration of democracy to the steel workers. »529

Ces lignes, les dernières du texte de Fitch, éclairent l’encadrement du texte par deux photographies de ces « ouvriers qualifiés nés en Amérique ». Ces hommes sont à la fois le modèle de la citoyenneté américaine, et ceux à qui la participation politique a été enlevée. Ils peuvent devenir d’un jour à l’autre les acteurs d’une nouvelle révolution, dont Fitch espère qu’elle restera non-violente : pour ce faire, il leur faut intégrer et assimiler une population immigrante susceptible d’augmenter leur poids économique et social, mais qu’il serait dangereux de laisser livrée à elle-même. A la fois modèles civiques et régulateurs sociaux, figures de la démocratie et victimes de la tyrannie industrielle, ces hommes sont les modèles américains postulés par Fitch, et que l’ensemble des mutations présentées par The Steel Workers ne sauraient remettre en question. L’ouvrier de la dernière photographie était déjà présent sur la première, comme un symbole de la résistance de ce corps américain à la marche en avant de l’industrialisation. Là où Fitch prétend donner une voix aux sidérurgistes, les clichés de Lewis Hine leur rendent un visage, qui se veut celui de la démocratie.

Dans The Steel Workers, la photographie entérine la persistance d’un modèle d’homme et de citoyen américain par l’intermédiaire d’une galerie de portraits typologiques, qui vient compléter le discours de Fitch, largement influencé par le socialisme. L’individualisation visible sur l’album de la Lyon, Shorb & Co n’est plus de mise. Les portraits sont les emblèmes de groupes socio-professionnels et ethniques, dont l’évolution au sein de la communauté de Pittsburgh dessinera le visage du corps social et politique de la ville dans les premières décennies du 20e siècle.

Notes
516.

Kellogg, Paul, U., « Editor’s Foreword », in Fitch, op. cit., pp. xx-xxi.

517.

Fitch, op. cit., p. 216.

518.

Ibid., pp. 216-217.

519.

Ibid., p. 9.

520.

Cette vision est indissociable des commentaires de Fitch sur le vide créé par la perte d’influence de l’Amalgamated Association of Iron and Steel.Workers à Pittsburgh. Son argumentation recoupe indirectement celle de dirigeants ouvriers tels que Samuel Gompers, pour qui le syndicalisme est indissociable de l’américanisation. Comme le souligne Catherine Collomp, « l’adhésion syndicale avait une fonction civique autant qu’économique ». Voir Entre classe et nation : Mouvement ouvrier et immigration aux Etats-Unis, 1880-1920, Paris : Belin, 1998, pp. 14-16.

521.

Fitch, op. cit., p. 10.

522.

Ibid., p. 18.

523.

Ibid., p. 20.

524.

Ibid., p. 21.

525.

L’introduction est en fait désignée comme chapitre 1.

526.

Fitch, op. cit., p. 16.

527.

Fitch, op. cit., p. 237.

528.

Ibid., p. 238.

529.

Ibid., p. 243.