III. Mutilation et reconstruction du corps ouvrier

A. La mythologie du danger

Si le risque de l’accident a toujours fait partie de l’univers de la sidérurgie, au même titre par exemple qu’il appartient à celui de la mine, son traitement se réduit généralement à quelques thèmes grands thèmes récurrents : un certain fatalisme, une exploitation des détails les plus macabres pour leur valeur spectaculaire, l’exaltation de l’héroïsme des ouvriers, et, plus rarement, un appel à la prudence et au respect des consignes de sécurité.530 En d’autre termes, l’accident industriel tient essentiellement du fait divers, dont les publications du temps tirent ce qu’il convient de leçons sur le courage des hommes et les caprices du destin.

Un article de Thorton Oakley dans Harper’s Monthly illustre parfaitement certaines de ces conventions, et permet de les replacer dans le cadre des représentations classiques du sublime industriel, dont elles renforcent la dimension légendaire, voire fantastique. Le premier paragraphe du texte décrit la grandeur inquiétante du paysage. Les ponts et la rivière, la fumée noire, la poussière rouge, l’éclair aveuglant du soleil à travers la vapeur, dessinent ce décor bien connu, formidable et effrayant. Le narrateur descend ensuite du pont où il contemple la vue, et s’approche de la rivière : il y rencontre un homme sans âge, dont le visage est barré de deux cicatrices rouges :

‘« The man got up from his bench and I saw that he was very tall and thin [...] Two red scars ran across his long, thin face and disappeared into the grey stubble which bristled upon his chin. He was blinking all the time as though his eyes were weak, and his bony hand trembled as he stretched it out to me. ’Have you got a boat ?’ I asked again and explained that I wanted to paint some pictures and get photographs of the mills from the river [...] »531

Deux motifs s’entremêlent ici. La volonté de trouver le meilleur point de vue possible pour réaliser des panoramas de la ville est parfaitement cohérente avec le paragraphe d’introduction du texte. L’alignement des usines le long de la rivière détermine, une fois de plus, leur valeur picturale, peinture et photographie étant associées dans la même phrase par Oakley.532 A ces conventions du sublime panoramique s’ajoute la suggestion d’une réalité plus sombre, abordée par le récit comme le ferait une nouvelle fantastique. La rencontre sous un pont de cet homme balafré, « passeur » du narrateur sur la rivière, semble faire pénétrer le lecteur au royaume des damnés de la ville. Une fois embarqué, Oakley apprend l’histoire de ce mystérieux personnage de la bouche de son fils. Autrefois sidérurgiste, Jake revient d’entre les morts, après avoir été brûlé vif par une coulée de métal en fusion :

‘« Dan told me about Jake - the long, lean man on the house-boat. He was Dan’s father. Jake formerly had been a ’keeper’ in one of the blast furnaces across the river, and it was when Dan was still a youngster that the accident had occured that put an end to Jake’s usefulness about the mills. It had been just before a casting [...] Suddenly, without an instant warning, the vent blew open, and a roaring torrent of liquid metal gushed upon them. Dan’s father had been the man nearest the furnace and, in the confusion and wild scramble to escape, had fallen, had rolled up against the furnace door, and had been almost buried in boiling iron. He had been taken up for dead, with every stitch burned off him. There was hardly an inch of skin the molten metal had not touched. But there is a saying along the river that ’cats and millmen have nine lives’ ».533

Les neuf vies du sidérurgistes ramènent donc le sauvetage de Jake au rang de phénomène surnaturel. Littéralement tiré d’une tombe de métal en fusion, où il était « enterré », cet homme a été victime d’un accident terrifiant dont Oakley se délecte à répéter trois fois ce qui lui paraît en être le moment-clef : l’ensevelissement et la mutilation du corps (buried in boiling iron, every stitch burned off him, hardly an inch of skin [...] not touched). Le récit du fils, flash-back dramatique au coeur de l’article, fait de l’accident une figure incontournable de la mythologie industrielle. Pour en connaître les histoires les plus terribles, il faut rencontrer, le long des quais de la Monongahela, les fantômes tremblants qui ont pénétré à l’intérieur des monstres sidérurgiques et n’en ont réchappé que par miracle. A la fin du texte d’Oakley, les usines crachent leurs flammes dans la nuit noire, tandis que les hommes de la rivière, dans l’obscurité, continuent leur labeur à la lumière des cheminées. L’accident relève de la fantasmagorie sinistre de l’industrie.

Cette dimension légendaire est sans doute favorisée, dans une certaine mesure, par la pauvreté de l’iconographie : que ce soit par la gravure ou la photographie, presque toutes les illustrations existant à cette période, pour la région de Pittsburgh, montrent les lieux des catastrophes au moment des opérations de sauvetage, ou lorsque le chantier de déblaiement et de reconstruction démarre. La plupart sont des images d’accidents miniers, où l’on voit les familles, les sauveteurs et la communauté, dans l’attente de la remontée des corps. Dans le numéro du 13 juin 1901 du quotidien ouvrier The National Labor Tribune, une gravure montre une telle scène en première page.534 Quelques années plus tard, dans un article intitulé The Death Roll of Industry, Arthur B. Reeve rassemble dans Charities and the Commons une série de photographies prises sur les lieux d’accidents miniers, mais aussi ferroviaires et sidérurgiques. Ces neuf images (six autres montrent des installations potentiellement dangereuses), tirées de sources diverses (presse, mais aussi compagnies d’assurance) montrent les bâtiments industriels après le drame, au moment où les équipe de nettoyage ou les enquêteurs occupent le terrain. Des amas de tôle froissée servent de décor en ruine à un certain nombre de silhouettes humaines qui explorent les décombres. Certains de ces personnages posent, comme pour mieux permettre de mesurer l’étendue des dégâts.535

L’écart remarquable entre la construction des récits inspirés par les accidents industriels et la sobriété relative des photographies, qui ne peuvent représenter que les suites de l’événement, tend en quelque sorte à déréaliser ces drames dont la fréquence est pourtant très élevée. En 1900, Pittsburgh a le 8e taux de mortalité des grandes villes américaines (19,57 ‰). Mais elle est 6e pour la mortalité masculine, et 3e pour le taux de décès d’hommes en âge de travailler (entre 15 et 54 ans). Plus inquiétant encore : dans les 30 dernières années du 19e siècle, si le taux de mortalité général a diminué de 8 ‰ à Pittsburgh, celui des morts accidentelles a presque doublé.536 Le corps humain étant devenu une simple source d’énergie, voire un accessoire industriel, il entre simplement dans les statistiques des pertes et profits. Comme le souligne Arthur Reeve dans Charities and the Commons :

‘« Thousands of wage-earners, men, women and children, were caught in the machinery of our recordbreaking production, and turned out cripples. Other thousands were killed outright. How many there were no one can say exactly, for we were too busy making the record production to count the dead [...] the theory being that the wear and tear on human life is a cost of production as much as the wear and tear on machinery ».537

On voit bien le National Labor Tribune, sous l’illustration mentionnée plus haut, dresser la liste des victimes : il ne fait que reprendre celle dressée par les propriétaires de la mine. Une brève description de l’explosion est suivi de 17 noms, 17 âges, 17 situations de famille. Les morts laissent des « veuves et des enfants des pères », sans pour autant que le texte ne remette en cause la direction de la mine ou les conditions de travail. Par principe ou par fatalisme, le journal ouvrier se contente d’un compte-rendu succinct des faits, et d’une illustration d’actualité sans grande portée critique.

Notes
530.

Kleinberg, J. S., The Shadow of the Mills - Working Class Families in Pittsburgh, 1870-1907, Pittsburgh : University of Pittsburgh Press, 1989, pp. 34-35.

531.

Oakley, Thornton, « Toilers of the River », Harper’s Monthly Magazine, 112 : 669, p. 422.

532.

L’article n’est illustré que de gravures.

533.

Thornton, op. cit., p. 424.

534.

Scene at Shaft 1, where dead and injured where raised from the mouth of the pit 205 feet below the surface, The National Labor Tribune, June 13, 1901, p. 1. Nelson B. Wadsworth a retrouvé une série d’images étonnantes documentant les suites de la catastrophe minière de Scofield, dans l’Utah, en 1900. Ce véritable reportage, où l’on voit entre autre les cérémonies funéraires et un portrait de deux survivants, semble un exemple assez exceptionnel. Voir Through camera eyes, Brigham Young University Press, 1975, pp.  66-67.

535.

Reeve, Arthur B., « The Death of Industry », Charities and the Commons, vol. 17, Feb. 1907, pp. 791-807.

536.

Kleinberg, op. cit., pp. 28-29.

537.

Reeve, op. cit., p. 791.