B. Le morcellement des corps

Un système de représentation, né avec la mutation industrielle du tournant du siècle, sert de référence implicite à Work-Accidents and the Law. La division du travail en étapes successives, de plus en plus courtes et de plus en plus spécialisées, contribue non seulement à la diminution générale du niveau de compétence réclamé des ouvriers, mais aussi à réduire leur activité à une seule action, un mouvement unique répété à l’infini, selon un minutage précis. L’organisation « scientifique » du travail à la chaîne, expérimentée dès 1898 en Pennsylvanie, dans les usines sidérurgiques de Bethlehem, par Frederick Winslow Taylor,538 contribuent en réalité à découper l’ouvrier en morceaux. Non seulement celui-ci n’est plus qu’une pièce de la machine, mais son corps lui-même est un assemblage de pièces dont seules quelques-unes ont leur rôle à jouer dans la tâche qui lui est assignée.

Dans l’élaboration de ces schémas, la photographie joue un rôle non négligeable au début du 20e siècle. En 1906, Frederick Taylor illustre On the Art of Cutting Metal d’une série de gros plans de machines en action : « l’art » du titre, on le voit, n’est plus une affaire d’artisans, ni même d’hommes complets : il suffit de deux mains, de la bonne machine, et de la bonne technique. Au même moment, Franck et Lilian Gilbreth, malgré un discours où il est question de l’épanouissement général de l’ouvrier, commencent à proposer des « chronophotographies », séries de clichés pris à intervalle régulier, où sont enregistrés les gestes nécessaires à l’exécution de chaque tâche industrielle. Sur certains clichés, ces opérations ne sont plus figurées que par le trajet d’un point lumineux : l’homme qui les accomplit, victime de la longueur du temps de pose, n’est plus sur l’image, au mieux, qu’une présence floue.539 Le corps de l’ouvrier est réduit à l’état de pièces détachées, puis de simple trace, et la photographie est passée du portrait « démocratique » à la fonction d’outil de standardisation. Elle produit une norme à laquelle tous les travailleurs doivent se conformer :

‘« Gilbreth had [...] a firm belief that there was ’One best Way’ to do anything and everything [...] He took a succession of pictures of the most skilled workers in the plant [...] and came up with a standard [...]. Sequences of photographs [...] were then used to teach apprentices and reeducate veteran workers who did not measure up. By 1906 Gilbreth was insisting that a minimum number of photographs be taken each week of each job. »540

On trouve un exemple spectaculaire de cette instrumentalisation et de ce morcellement du corps par la photographie dans un article paru dans McClure ’s le 2 juin 1913. Le texte s’intitule Fitting the man to his job - A new experiment in Scientific Management et s’inscrit clairement dans la lignée des expériences de Taylor, mais aussi des principes de la phrénologie (Figure 29). Sur les deux premières pages, une série de photos de mains, en gros- plan, sont rangées par types. Les premières sont caractéristiques « d’une nature franche et active, du type d’homme qui excelle à réaliser les plans d’un autre ». Les secondes sont celles d’un intellectuel, les troisièmes celles d’un artiste, les quatrièmes celles d’un manager (« carrée, aux doigt courts », elles dénotent un homme « qui aime planifier, et laisse l’exécution à d’autres »), etc. En bas de pages, deux illustrations se font face. A droite, les mains d’un homme politique, et à gauche, celles d’un travailleur manuel :

‘« Skillful, sensitive hands, with a gift for handling tools or instruments. »541

Dès le sous-titre, on comprend l’intérêt de ces images : chaque partie du corps (et non seulement le visage, objet des autres illustrations de l’article) est significatif du « caractère » et des capacités de l’individu. De la lecture attentive de chaque membre ou de chaque trait du visage, l’employeur doit pouvoir tirer des conclusions infaillibles sur l’adéquation de chaque employé à la tâche précise qu’il lui destine :

‘« If it were possible for the employer of labor to order human material according to exact specifications, as he does lumber, or iron, or steel, the greatest problem of modern industry would be solved.
The uncertainty of the human element is the baffling point in all great industries. An expert can determine the exact strength of a plate of steel [...] but no exact test has yet been invented for accurately measuring human muscles and brains.
What modern industry needs is a chemist of human qualities, who can take a man, look him over, separate him into constituent parts, and decide whether he meets certain requirements. A few ’
message URL FIGP36029.gif
Figure 29 : « Fitting the Man to his Job » ( McClure ’s , June 1913, p. 50).
‘years ago, this would have seemed a purely fantastical conception. To-day it is becoming a practical possibility. »542

Cette « nouvelle possibilité » qui consiste à « diviser le corps en parties » pour mieux le faire entrer dans la chaîne de production de l’industrie trouve en la photographie en parfait auxiliaire : l’exactitude mimétique du médium en fait l’outil d’examen scientifique par excellence, et les possibilités multiples du cadrage, ici le gros plan, permettent de focaliser l’attention, et l’analyse, sur la parcelle du corps humain qui importe. Une seule photographie de mains permet au « manager scientifique » de déterminer s’il est judicieux ou non d’affecter tel ou tel employé à un poste donné de l’entreprise.

Ce morcellement des corps est une étape de plus dans la perte d’humanité des ouvriers à l’aube du siècle. Non seulement leurs compétences sont rendues obsolètes par la mécanisation croissante, mais l’automatisation entraîne une prise en compte parcellaire de leurs corps, dont seules les « pièces productives », adaptées à la tâche et en bon état de marche, sont prises en compte par les tenants de la gestion scientifique de la production. Les images publiées dans Work-Accidents and the Law s’attaquent frontalement à cette évolution.

Notes
538.

Rodgers, Daniel, The Work Ethic in Industrial America, 1850-1920, Chicago ; London : The University of Chicago Press, 1978 [1974], pp. 53-55.

539.

Sur ces deux exemples, voir Sekula, op. cit., pp. 239-240, 245-247.

540.

Goldberg, Vicky, The power of photography : How photographs changed our lives, New York ; London : Abbeville Press, 1991, p. 68.

541.

Hendrick, Burton J., « Fitting the Man to his Job, A New Experiment in Scientific Management », McClure’s, June 1913, p. 50.

542.

Ibid., pp. 50-51.