C. Le coût social de l’accident

1. La famille décapitée

Le Survey ne recule pas à l’occasion devant une certaine forme de cynisme, comme en témoigne ce texte de Crystal Eastman, commentant les statistiques de mortalité et d’invalidité qu’elle vient de présenter pour l’année 1907 :

‘« Five-hundred and twenty-six men dead does not necessarily mean 526 human tragedies. We all know men who would give more happiness by dying than they gave by living. But 500 men mutilated - here there can be no doubt. And time goes on. There has been no respite. Each year has turned them out as surely as the mills ran full and the railroad prospered, - as surely as times were ’good’. In five years there would be 2,500. Ten years would make 5,000, enough to people a little city of cripples, a number noticeable even among Greater Pittsburgh’s 600,000. It is no wonder that to a stranger Pittsburgh’s streets are sad.
This steady march of injury and death means suffering, grief, bitterness, thwarted hopes incalculable. These things cannot be reckoned, they must be felt. But the loss of youth and strength and wealth-producing power in those 500 yearly deaths, can be set forth to some extent in figures. »543

En quelques lignes, l’auteur se joue d’un certain nombre de clichés sur Pittsburgh. Selon Eastman, le nombre de morts et d’invalides est un indicateur statistique parmi d’autres de la santé économique de Pittsburgh, aussi sûrement que l’augmentation des chiffres de production. Reprenant à sa manière l’assimilation croissante du corps humain à la machine technologique, elle souligne la cruelle ironie selon laquelle les succès économiques se mesurent à l’usure de ces rouages vivants, ou à l’épuisement de l’énergie humaine. D’autre part, en imaginant une « ville d’invalides », elle met à mal l’image laborieuse de Pittsburgh, et mesure le chemin parcouru depuis l’époque où la ville du fer était une sorte d’« empire des artisans ». Enfin, elle distingue les dimensions émotionnelle et statistique du problème : il y a deux types de pertes, l’une économique, que l’on peut tenter de mesurer, l’autre psychologique, qui est « incalculable » (la post-position de l’adjectif lui donnant ici une force remarquable). Mais les illustrations dépassent ces deux dimensions pour figurer le coût social de l’accident, et son impact sur la démocratie américaine.

Les clichés figurant la mort (et donc l’absence) des ouvriers, ou ceux qui montrent des travailleurs devenus invalides, s’insèrent dans la deuxième partie de

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Figure 30 : A Breadwinner of Three Generations Taken ( Work-Accidents and the Law , p. 132).

l’ouvrage, intitulée « Economic cost of work-accidents ». L’objet de ces chapitres est de montrer que les conséquences économiques des accidents, où la responsabilité des employeurs est souvent engagée, retombe principalement sur les ouvriers eux-mêmes (lorsqu’ils survivent) ou sur leurs familles. La plupart des images suggèrent cette injustice économique par le déséquilibre induit dans la cellule familiale, unité de base de la structure sociale.

Les quatre premiers clichés, anonymes, montrent des familles privées de pères ou de fils. La première, intitulée A Breadwinner of Three Generations Taken (Figure 30), montre trois femmes et deux enfants posant autour de la place centrale, restée vide, de l’homme absent. Sur la deuxième, un groupe de six enfants est rassemblé au-dessus d’une légende où leur existence est définie comme un « problème », c’est-à-dire un fardeau, pour leur mère (The Problem of a Railroad Widow)544. L’une des petites filles de ce groupe est ensuite isolée sous le titre One of Six, publiée sur la même page. Pour clore le chapitre, le portrait d’une femme est titré One of the Mothers.545

Le thème n’est pas tout à fait épuisé. Dans le chapitre suivant, Problems of the Injured Workman, un image signée Hine s’intitule Wife and Children in the Old Country.546 Elle montre un homme assis, ses béquilles appuyées sur le banc, à côté de lui : il a perdu la jambe droite. En vis-à-vis sur la même page, The Oldest of Four Children - Father a Car Repairer Killed at Work montre un adolescent en costume noir, debout, les bras le long du corps. C’est sur des adolescents comme lui que retombe la responsabilité des familles décapitées. Ces deux portraits verticaux

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Figure 31 : One Arm and Four Children ( Work-Accidents and the Law , p. 157).

fonctionnent à l’inverse des images du chapitre précédent, où la famille était incomplète, l’homme étant absent. Ici, l’ancien et le nouveau chefs de famille servent à évoquer les familles éplorées, qui restent hors cadre. Les deux modes se rejoignent sur un dernier cliché de Hine publié dans le chapitre suivant, One Arm and Four Children (Figure 31). Y figurent à la fois un ouvrier amputé de son bras gauche, ses quatre enfants et sa femme.

Le nombre des variations sur le même thème tient lieu d’argument : l’accident, dramatique pour l’individu, est surtout une catastrophe familiale, et donc sociale. Au-delà de l’invalidité des hommes, c’est cette fondation de l’édifice communautaire qu’est la famille qui s’effondre. En blessant ses ouvriers, l’industrie affaiblit la communauté : Eastman, avec le concours d’un photographe anonyme et de Lewis Hine, utilise ces clichés pathétiques comme arguments politiques. La conclusion du chapitre replace en effet le spectacle des corps mutilés dans un modèle social où l’interaction entre les membres d’une même communauté implique leur solidarité économique. Les pièces usées de la machine industrielle sont en même temps des rouages abîmés de la communauté, qui a longtemps prospéré de leur labeur. Leur productivité économique ayant disparu, le corps social doit dorénavant les prendre en charge. En d’autres termes, si la prospérité de Pittsburgh dépend de celle de ses usines, le malheur des sidérurgistes doit relever de la responsabilité collective. Si les corps ouvriers ne sont que les outils de la croissance économique de la ville, leur réparation (économique) doit aussi être assumée par celle-ci :

‘« A special cloud always threatens the home of the worker in dangerous trades [...] What is his ’work’ then ? Is it any concern of society ? First of all, to be sure, it is his way of making a living, but it is also necessary to his employer’s way of making a living. In other words, the wage-earner’s work, however individually managed and controlled, however competitively bargained for, is a part of a great undertaking in which society as a whole shares and by which it profits [...] The physical suffering of the injured we cannot share. We cannot satisfy the longing or lessen the grief. But the economic loss we can share. Our failure to do this is an injustice to the wage-earner ; and the outcome of this injustice is misery. »547

La souffrance et la peine ne pouvant être partagées, le texte et les photographies ne visent donc pas, en dernier recours, la compassion. S’inscrivant dans la logique économique d’une communauté d’intérêt entre tous les membres de la société, Eastman réclame une forme de « justice économique » revenant à partager les risques propres à des activités aussi dangereuses que la sidérurgie. Le rôle du Survey est dès lors de faciliter l’intervention du public, amené à réagir dans son propre intérêt. Il ne s’agit pas de « toucher » le lecteur, mais de lui faire prendre conscience que la santé de la communauté passe par la prise en charge de chacun de ses membres. Ce souci de justice se double d’une conscience aiguë de la prospérité économique de la collectivité :

‘« A social investigation is justified when there are grounds for belief that wrong exists in certain relations between individuals, a wrong of sufficient importance and extent to warrant concerted interference on the part of the community. When to such a belief is added a general conviction that this wrong results in a great public tax, a drain upon the productive forces of the community, the need for investigation becomes urgent. »548

Une fois de plus, la photographie sert à repérer les signes et les conséquences d’un dysfonctionnement social, illustré ici par ces familles décapitées où les enfants deviennent un fardeau, et à provoquer « l’intervention » du public. Mais le texte joue sur un registre essentiellement technique, s’attachant à mettre à jour une injustice économique qui contribue à miner « les forces productives de la communauté ». L’équité sociale et l’efficacité économiques restent en effet étroitement liés. Autant que de morale, il est bien question « d’hydraulique sociale ». La famille, rouage essentiel de la machine, se disloque, mettant en péril le bon fonctionnement de la ville en tant que communauté. Peut-être le meilleur commentaire des images proposées ici se trouve-t-il en réalité dans le dernier chapitre de Homestead :

‘« Throughout this study I have referred frequently to the ways in which the one industry in the town through wages, hours and conditions of work limits the fulfillment of the family ideals. »549

Après avoir rappelé l’essentiel de ses arguments, Byington conclut quelques pages plus loin :

‘« For whatever may be the triumph or failure of the steel plant as a manufactory, it must also be judged by the part it has borne in heping or hindering this town, which has grown up on the farm land at the river bend, in becoming a sound member of the American commonwealth. »550

Les familles décapitées de Work-Accidents and the Law viennent apporter une pierre cruciale à ce bilan : la mutilation des hommes empêche Pittsburgh de revendiquer pleinement sa place dans la démocratie américaine.

Notes
543.

Eastman, op. cit., pp. 12-13.

544.

Ibid., p. 133. Nous verrons au chapitre suivant à quel point une telle définition de l’enfance est une aberration pour les auteurs du Survey. L’ironie qui parcourt l’ouvrage de Crystal Eastman trouve ici l’une de ses expressions les plus mordantes.

545.

Ibid., p. 140.

546.

Ibid., p. 149.

547.

Ibid., p. 152.

548.

Ibid., p. 4.

549.

Byington, op. cit. p. 171.

550.

Ibid., p. 179.