2. Mutilation et résistance du corps américain

Dans son chapitre sur les hommes du rail, Crystal Eastman use de la métaphore du système nerveux pour décrire le réseau ferroviaire, « devenu pour la société ce que le mouvement est à l’être humain. Si elle en était soudain privée, la nation serait inerte (nerveless), paralysée ».551 Cette comparaison ne brillerait pas par sa nouveauté si Eastman ne la commentait immédiatement. Une fois de plus, le Survey déconstruit une vision synthétique, une métaphore trop simple, et découvre au coeur de cette image idéale la réalité d’une nuit noire et confuse :

‘« But our view of the railroads is not complete. We must go to each of the unprotected, four-track, grade crossings in the populous mills towns, Homestead, Braddock, McKeesport, Duquesne, and hear its tale of confusion, terror, and sudden death [...] We must pass through the railroad wards of the hospitals, see the injured lying there ; we must stand at the gate and watch them go out one by one, some with eager eyes, glad to be free but feeble and needing weeks of care to make them well ; others pitiful but braced up with defiant pride to meet those commiserating glances the world casts upon a one-armed man or a man with a wooden leg. »552

L’image du corps de la nation, dont le rail serait le nerf, est aussitôt retournée par Eastman, dont le voyage le long des voies et entre les lits d’hôpitaux lui révèle les visions de corps bien réels, mutilés par le géant technologique. La réalité de la métaphore sociale est la mutilation des victimes de l’industrie.

Dans le même temps, Eastman pose la problématique visuelle de certaines des images les plus célèbres du Survey : la « commisération » lisible dans le regard du monde suggère que toute tentative de photographier ces victimes estropiées ne peut rencontrer que l’orgueil et la défiance. Ainsi doit-on comprendre les images familiales déjà analysées, mais aussi des clichés tels que An Arm Gone at Twenty (Figure 32), portrait d’un jeune homme ayant entrepris de devenir télégraphiste pour continuer à travailler, et The Wounds of Work, dont le sous-titre souligne l’habitude des ouvriers blessés de dissimuler leur main mutilée (« he keeps it out of sight », Figure 32).

Les stigmates du travail sont ici beaucoup plus marqués que dans The Steel Workers, mais la volonté du plus jeune de ces deux hommes de retrouver un emploi (to stay in the service) rappelle la persévérance lisible dans le portrait du vétéran aux cheveux gris (Figure 28). De même, l’homme cachant sa main derrière son dos tente de présenter un corps apparemment intact. Sur ces deux images, « l’orgueil » et la

message URL FIGP36032.gif
Figure 32 : An Arm Gone at Twenty - This young brakeman when seen last was studying in order to stay in the service. et The Wounds of Work - When a man’s hand is mutilated he keeps it out of sight ( Work-Accidents and the Law , p. 144).

« défiance », qui permettent aux ouvriers du rail de faire face au photographe et à la commisération du monde, sont les mêmes qui les poussent à échapper à leur nouvelle condition. Selon la logique nouvelle de l’industrie, ces deux ouvriers ont perdu la partie « productive » de leur corps. Il leur manque une pièce essentielle. A l’inverse des ouvriers de la Lyon, Shorb & Co., qui posaient en pleine santé avec à la main les outils de leur profession, ces hommes sont privés non seulement des objets symboliques du travail, mais aussi de leur intégrité physique. L’un persiste à croire que cela ne l’empêche pas de trouver un emploi, et l’autre dissimule sa main pour tenter de donner le change. L’emprise de la machine, marquée ici de la manière la plus cruelle, est indissociable sur ces images d’une attitude de résistance, ou du moins de persévérance.

Ces deux corps meurtris sont ceux que The Steel Workers présente au même moment comme modèles de l’Amérique. Work-Accidents and the Law confirme en effet ce schéma dans un chapitre intitulé Personal Factor in Industrial Accidents. Dans son texte, Eastman tente de réfuter la croyance commune, propagée par les employeurs et les contremaîtres, selon laquelle « 95% des accidents sont dus à l’imprudence des hommes ».553 Citant un nombre conséquent de contre-exemples, l’auteur affirme que cette « imprudence », avérée dans certains cas, est pourtant plus souvent la conséquence directe de l’épuisement des ouvriers, de l’inexpérience des nouvelles recrues, ou du fait que certains immigrants ignorent l’anglais, et sont par conséquent dans l’incapacité de suivre les consignes.

La série de photographies qui illustre ce chapitre est introduite par une gravure de Joseph Stella intitulée A Greener : Lad from Herzegovina. Ce portrait est suivi de quatre clichés présentant quatre « types » de sidérurgistes, qui sont autant d’avatars de l’ouvrier américain à l’aube du 20e siècle. Le premier présente un homme jeune, détournant le regard. Ni son visage ni sa chemise blanche ne portent de trace du travail. En face de ce portrait, intitulé Immigrant Laborer - A Slav (Figure 35), Eastman raconte l’histoire de Thomas Korenz, jeune immigré travaillant depuis seulement 14 jours, et mort pour n’avoir pas compris l’ordre lancé en anglais par un contremaître. A la lumière de ce récit, la photographie de Lewis Hine apparaît comme une sorte de portrait mortuaire, ou du moins celui d’un jeune homme en sursis.

Les deux portraits suivants sont ceux de deux survivants : A Lucky Brakeman. Seven Serious Injuries in Five Years, and Still on the Job précède Irish Iron Worker, portrait d’un vieil homme marqué par l’effort et les années (Figure 32). Le premier homme est un miraculé. La comparaison entre les hommes du rail et les trapézistes vient souligner de manière explicite la permanence fragile du prodige que constitue sa survie :

‘« There is undoubtedly much of this spontaneous recklessness, especially among railroaders and structural iron workers, but few accidents will result from it. A trapeze performer does his act a thousand times without missing. Through the demands of their profession, the yard brakeman and the housesmith acquire the same accurate discernement of distances, the same perfection of muscular co-ordination and control. »554

Eastman profite de cette comparaison pour rendre au travail sa valeur de performance physique, mais aussi sa dimension artisanale, sinon artistique. La répétition des gestes, ici, n’est pas celle de l’automate, mais mène au contraire à la perfection dans l’accomplissement d’une tâche. L’homme photographié à droite de ce texte, et qui pose en costume de scène (son gilet et sa cravate sont l’une des tenues les plus élaborées du Survey) est un artiste dans son genre.

message URL FIGP36033-1.gif
Figure 33 : A Lucky Brakeman. Seven Serious Injuries in Five Years, and Still on the Job et Irish Iron Worker ( Work-Accidents and the Law , pp. 92, 96).
message URL FIGP36033-2.gif
message URL FIGP36034.gif
Figure 34 : Immigrant Laborer - A Slav et Steel worker : A genuine American ( Work-Accidents and the Law , pp. 88, 100).

La photographie suivante présente un autre vétéran, un survivant de l’ancienne génération (du fait de son origine ethnique mais aussi de son association au fer, et non à l’acier) : en vis-à-vis de cette image, le texte évoque le manque de coopération entre collègues de travail (fellow workmen), parfois cause d’accidents. Cet ouvrier irlandais, à l’inverse, semble être le dernier représentant d’une époque où la solidarité régnait entre sidérurgistes. Le poids des années pèse sur ses traits tirés (visuellement, sa casquette, ses paupières, sa moustache, la cigarette qui pend de ses lèvres tirent la composition du portrait vers le bas). La tonalité presque uniformément sombre de l’image (hormis son visage) semble marquer l’absorption de cet homme par l’environnement professionnel dans lequel il a si longtemps travaillé.

On peinerait à donner sens à cette série sans une dernière image. Comme chez Fitch, l’ultime portrait présente un « travailleur américain ». Le dernier avatar du corps ouvrier chez Eastman, produit du « darwinisme » industriel analysé par Fitch, est l’homme dont le portrait est titré Steel worker - A genuine American (Figure 34). Des dangers innombrables de l’usine, Eastman voit émerger cette nouvelle figure de l’ouvrier américain : il est jeune, habillé d’une chemise à carreaux qui tranche sur les tenues plus ternes des ses collègues, son regard se porte au-delà du photographe, son corps n’est aucunement marqué par le travail. En une gravure et quatre photographies, le Survey passe par toutes les figures du sidérurgiste pour aboutir à ce véritable modèle idéal, « authentiquement » américain. Du jeune garçon venu d’Herzégovine croqué par Stella au sidérurgiste photographié par Hine, un jeune Slave en pleine santé est présenté comme une victime désignée, un travailleur du rail a survécu par miracle, un vieil Irlandais par entêtement. Comment lire le dernier maillon, en pleine santé apparente, de cette chaîne d’hommes blessés ou usés ? En quoi cette figure peut-elle être considérée comme un « projet » social ? Peut-on y lire autre chose que les représentations racistes d’un Progressisme essentiellement anglo-saxon ?

Relevons d’abord qu’en vis-à-vis de Steel worker - A genuine American, Eastman ne propose nulle exaltation de la supériorité de l’ouvrier né en Amérique. On trouve notamment sur cette page trois résumés, parmi tant d’autres au cours du volume, d’accidents survenus au cours des années 1906-1907. Ces récits sobres, précisant en 3 ou 4 lignes les circonstances précises de l’événement, concernent 3 hommes, dont les noms sont Andrew Jubreed, Gusatija Kosanovich et Walter V. B. Calhoun.555 L’un est clairement « slave », les deux autres anglo-saxons : ces derniers ne sont donc pas plus capables que les autres d’échapper au danger.

Notons ensuite qu’il n’est pas expressément écrit que cet homme soit né aux Etats-Unis. Si tout porte à le croire, on peut toutefois prendre genuine comme une marque d’authenticité qui serait autre qu’étroitement nativiste. L’épreuve de cette image que possède la George Eastman House porte de la main de Hine la mention suivante :

‘« Steel worker, Homestead, Pa. Said he was a ’Genuine American’, 1908 »556

La nationalité est ici une prise de position, en même temps qu’une prise de parole, relevée comme telle par Hine. Sous la reproduction utilisée par Work-Accidents and the Law, les guillemets ont disparu. L’affirmation de l’américanité est devenu un fait accompli. La parole, ici, vaut bien un certificat de naissance. La photographie est un enregistrement de cette identité revendiquée, qu’elle valide à la fois par l’image et par la légende.

Enfin, il semble que l’ouverture du chapitre par un croquis (plutôt qu’une photographie) représentant un immigrant encore « vert » (a greener) est une manière pour ce texte d’annoncer métaphoriquement la croissance progressive de ce jeune homme, affrontant l’accident et la mort, acquérant l’expérience nécessaire, et « renaissant » en quelque sorte, après ce parcours initiatique, en « ouvrier américain ». Dans la série, les trois premiers portraits photographiques montrent des hommes de plus en plus vieux. Le dernier, par contre, est dans la force de l’âge, comme régénéré. L’américanité se construit par l’expérience du travail en Amérique, comme en témoigne un an plus tard le portrait-frontispice de The Steel Workers, intitulé The Twelve-Hour Day : aucune notation ethnique ne vient commenter ce portrait pleine page, qui établit simultanément, en préambule de l’ouvrage de Fitch, l’emprise de la machine industrielle et de son organisation sur le corps ouvrier, et l’affirmation souriante de celui-ci dans des conditions aussi extrêmes (Figure 34). A la fois matrice et destructrice, l’usine est le lieu où se forge une nouvelle identité ouvrière et démocratique américaine.

Notes
551.

Eastman, op. cit., p. 17.

552.

Ibid.

553.

Ibid., p. 84.

554.

Ibid., p. 92.

555.

« In these paragraphs the actual names are given, the evidence having been secured solely from the coroner’s records. », Ibid., p. 100.

556.

Doherty, Jonathan, Lewis Wickes Hine’s Interpretive Photography - The Six early Projects, Chicago ; London : The University of Chicago Press, 1978, p. 16.