Cette définition de l’homme par le travail ne doit pourtant pas laisser supposer que l’accident reprend ici sa place dans la mythologie industrielle. Les dangers de l’usine ne sont pas perçus par Eastman comme des épreuves d’initiation, exaltant la grandeur des hommes, mais bien comme des dysfonctionnements sociaux. Le texte qui fait face à A genuine American permet d’insérer ce portrait dans un projet de type technique et réglementaire qui est au coeur de Work-Accidents and the Law. Plus que le produit d’une terre ou d’un sang, plus qu’un survivant héroïque, l’ouvrier américain est un homme qui se construit dans un environnement professionnel sécurisé. Ces images sont l’un des moments où le Survey se définit
réellement comme un blueprint de l’américanité, définie non plus par la conquête, l’exploit et la survie mais par la prévention et la loi.
Steel worker - A genuine American intervient dans le texte au moment de l’analyse des raisons purement techniques de certains accidents. Après une série de cas où Eastman était prête à admettre une part de responsabilité plus ou moins grande des ouvriers eux-mêmes. Les morts de Jubreed, Kosanovich et Calhoun démontrent l’échec des employeurs à remplir « leur premier devoir », qui est selon Eastman de fournir un environnement de travail sûr (to provide a safe place to work). La question de la responsabilité est immédiatement liée à celle de la réglementation, qui se manifeste dans le milieu industriel par l’établissement de normes techniques. La description des trois accidents est introduite par le texte suivant, en vis-à-vis de l’image :
‘« The second group of failures in ’the employer’s first duty’ is of a very different nature [...]. Reasonable provisions for safety in the construction of a plant, or in the organization of the work, should be part of the employer’s deliberate plan, and it is hard to find excuse for the lack of it. Under this heading comes a large number of fatalities.Cette énumération permet à Eastman de conclure que chacun des trois accidents qu’elle cite est le résultat direct d’une « violation de la loi de Pennsylvanie », avant d’enchaîner sur d’autres exemples, ceux de George Romonofsky, d’Anthony Gallagher, Franck Shellaby ou de Clifford Rea, victimes de l’insuffisance des espaces de dégagement autour des machines, de l’éclairage trop faible, de l’absence de signaux de mise en garde.
D’une certaine manière, Eastman tire les conclusions ultimes de l’accessorisation du corps ouvrier : si celui-ci n’est plus qu’un rouage de la technologie, son « dysfonctionnement » (mutilation ou décès) remet en cause la conception générale des techniques de production. Si la « pièce humaine » cède tous les jours, c’est que la machine est mal faite, et qu’il faut en revoir le fonctionnement. C’est ainsi que se multiplient, non seulement dans Work-Accidents and the Law mais aussi dans d’autres ouvrages du Survey, une iconographie technique massive, illustrant la réforme d’espaces de travail mal conçus et les systèmes de sécurité permettant de réduire le nombre ou la gravité des accidents. L’architecte et le technicien se rejoignent ici pour proposer des machines sûres, dans un environnement fonctionnel et sécurisé.
Dans le corps même du texte d’Eastman, neuf photographies montrent, sous une forme ou une autre, des systèmes de sécurité.558 Mais on en trouve 20 supplémentaires dans un article de David S. Beyer (chargé de vérifier la sûreté des installations à l’American Steel and Wire Company), publié en annexe, et qui décrit les mesures de sécurité prises par la compagnie. Au total, sur les 56 photographies que contient l’ouvrage, un peu plus de 50% sont donc des images de machines ou de pièces de machines, sur lesquelles les ouvriers n’apparaissent que très rarement. Ces véritables planches techniques, a priori illisibles pour le grand public, sont souvent complétées par de courts textes où les risques potentiels que présentent ces machines sont décrits (Figure 36). Même absent de l’image, le corps ouvrier est donc au centre du discours, et l’accident est ramené au rang de problème purement technique. Les
machines apparaissent tour à tour mutilantes, ou au contraire compatibles avec la sécurité des hommes. Leurs capacités productives sont reléguées au second plan car l’objet de ces clichés n’est pas la prodigieuse efficacité de la technologie, mais au contraire la nécessité impérieuse de l’améliorer, de la réformer.
Ce dernier terme n’est pas trop fort, lorsqu’on lit chez Beyer que c’est aux machines d’apprendre à travailler avec les hommes, et non l’inverse. Si la fascination technologique reste un thème récurrent du discours, le texte introduit l’idée selon laquelle la machine peut faire des erreurs, qu’il faut tenter de prévenir en amont :
‘« Electric cranes have been called the ’giant laborers’ of the mills [...] They are excellent servants, but sometimes they blunder, and a ladle of steel upset may mean disaster to a thousand men. There are gears and wheels which mangle ; and twenty, thirty, forty feet of space underneath the man who falls from a crane bridge. Some one has said that the education of a child should begin with its grandparents ; certainly the best time to safeguard a crane is before it is bought. »559 ’La grue, « ouvrière géante », retrouve ici un statut subalterne. En outre, la comparaison entre l’éducation de l’enfant et la sécurisation de la machine, pour inattendue qu’elle soit, marque bien la volonté d’intervention et de prévention. Elle souligne aussi que c’est au niveau de la conception, et donc du plan, que réside la solution : le blueprint dessine une machine sûre, qui épargnera le corps de l’ouvrier.
Face à ce texte, une photographie illustre un système de sécurité constitué d’une pédale, qui doit être maintenue enfoncée par le pied de l’ouvrier pour permettre à la machine de fonctionner (Figure 37). Ce procédé rend un pouvoir de décision à l’homme, pourtant pris, sur l’image, dans l’entrelacs des outils et des courroies qui l’entourent. S’il n’a pas retrouvé, loin de là, le statut artisanal du
sidérurgiste du 19e siècle, l’ouvrier n’est plus, du moins, soumis au rythme de la machine, qu’il règle lui-même dans une certaine mesure.
Un an auparavant, Elizabeth Beardsley Butler s’était contentée d’une planche technique montrant deux types de machines à repasser, avec et sans système de protection.560 Quatre ans plus tard, Wage-Earning Pittsburgh aura recours à plusieurs reprises à ce type d’illustration, avec une insistance nouvelle sur l’organisation et le matériel des équipes de secours minier,561 mais aussi sur l’organisation générale de l’usine. Au-delà de l’attention accordée aux machines elles-mêmes, c’est l’idée défendue par Eastman d’un environnement sûr et sain qui est développée, avec des images telles que Engineering for Light and Air (Figure 38) ou Fountain in Machine Shop.562 Quatre photographies de l’hôpital de la Carnegie Steel Company sont aussi présentées en annexe, dans un article signé du médecin-chef de l’établissement.563
Sur ces illustrations d’équipements modèles, l’art de l’ingénieur, celui de l’architecte et celui du médecin sont mis au service d’une usine conçue non seulement comme espace de production mais aussi comme espace de vie. Cette contribution permet à David S. Beyer de mettre en avant le rôle de l’expertise technique en même que le nouveau souci « humaniste » d’entreprises telles que U. S. Steel, qui avec quelques autres, dont la société Westinghouse, fournit bon nombre d’illustrations pour ces pages :
L’insistance visuelle sur la modification de la machine est une manière pour le Survey d’exalter le rôle de l’expert, qui dépasse ici sa fonction purement technique pour contribuer au bien-être de la communauté. Il n’est pas condamné à ne servir que la machine industrielle, et le texte illustre l’interaction entre technologie et bien-être social, qui reste une constante du Survey. Tous les espaces de travail photographiés et décrits dans cet article sont des environnements potentiellement dangereux qui ont été apprivoisés par la technique : en tant que tels, ils devraient être capables de préserver les corps américains chers à Fitch, et l’intégrité de la cellule familiale dont Eastman a montré les dysfonctionnements.
Ibid., p. 100.
Ingot Mould Cars Equipped with Automatic Couplers et Crane Runway Over Scale Pit, p. 68 ; Planer in Machine Shop et Safety Hood over Circular Saw, p. 79 ; Machine Room Showing the Intricacy of Equipment - Gears Guarded, p. 105 ; Automatic Screw Machine Encased and Gears Guarded et Turret Lathes, All Gears Guarded, p. 108 ; Wire Guard Over Electric Switch et Guarded Band Saw, p. 112.
Beyer, David S., « Safety Provisions in the United States Steel Corporation », in Eastman, op. cit., p. 256
The body ironer, protected and unprotected, Butler, op. cit., p. 179.
Three First-aid Men of the Federal Bureau of Mines, et Underground Fighters, Commons, John R. ; Leiserson, William M., « Wage-Earners of Pittsburgh », in Wage-Earning, op. cit., pp. 176-177.
Wage-Earning Pittsburgh, op. cit., p. 227.
O’Neill Sherman, Wm., « Surgical Organization of the Carnegie Steel Company », in Wage-Earning, op. cit., p. 456.
Beyer, op. cit., p. 245.