La multiplication des illustrations techniques doit finalement être comprise comme la figuration insistante de la loi et la réglementation. En modifiant la conception de la machine, la société reprend une forme de contrôle sur l’activité industrielle, elle reprend pied dans l’usine. La sidérurgie, de ce point de vue, n’est qu’un exemple parmi d’autres, et s’insère dans une problématique plus générale. Lorsque l’accident est chronique, il passe de la rubrique des faits divers au statut d’endémie. Il est le symptôme d’un dysfonctionnement de la cité industrielle, qu’il est du rôle du Survey de diagnostiquer, et du rôle des citoyens de prendre en charge :
‘« The principal classes of fatalities which result, strictly speaking, from the process of making steel have now been considered. But these, as seen by Table 8, are only 19 percent of the fatalities that occur in the mills where steel is made. Lurid newspaper accounts of such accidents as have so far been described determine the popular idea of steel mill accidents. They are not the everyday tragedies of the mills. If the accidents of the year chosen were typical, it can be asserted that nearly twice as many men are killed in the process of transporting materials and finished product from place to place in mill and yard as are killed in the actual process of making steel. This distinction is purposely made. An outsider may wisely hesitate to make suggestion with regards to accidents connected with steel making, so much of which is a mystery to him. But the means of transportation used in the mills, - engines, cars, electric cranes, - there is no mystery about these. It does not take a steel expert to ’see how they work.’ We may then take up these commonest fatalities of the steel mills from the point of view of prevention. »565 ’On voit bien, à la lumière de ce texte, que le travail d’Eastman est une démystification du monstre industriel et de ses mystères. Le recours à la statistique permet de ramener la légendaire exception sidérurgique à la banalité de l’activité industrielle dans son ensemble. Les nouvelles machines tuent, qu’elles soient simples ou complexes, cachées au coeur des hauts-fourneaux ou sous la forme depuis longtemps familière d’un wagon de transport. Eastman en vient même à court-circuiter le recours presque systématique au jugement du spécialiste.566 La foi inébranlable en l’expert, souvent critiquée chez les Progressistes, est ici évacuée en une phrase : la banalité même du spectacle industriel, familier à tous les Américains, légitime l’intervention de ceux-ci. L’un des rôles du Survey est de rendre compte de l’ordinaire sidérurgique, et non de célébrer ses exploits. Si la photographie permet d’une certaine manière la prise de contrôle du monde, c’est par la banalisation de celui-ci. On en revient à l’idée « d’expérience commune » chère à Kellogg. Celle-ci implique à la fois la connaissance collective, mais aussi la trivialisation des faits industriels, qui rend possible leur manipulation.
On note le glissement qui s’est effectué entre le début et la fin de l’extrait ci-dessus. La forme passive, impersonnelle, connotant le discours scientifique et la « neutralité » de la figuration photographique, laisse place à la première personne du pluriel, qui englobe le lecteur dans l’examen des moyens de prévention. L’exposé des faits ordinaires, réalité quotidienne de la cité industrielle, appelle l’implication du lecteur-citoyen. Les annexes de Work-Accidents and the Law contiennent entre autres des extraits des conclusions de la première commission de l’Etat de New York sur la responsabilité civile des employeurs,567 et une loi de l’Etat du Montana définissant les modalités de l’assurance pour les accidents du travail.568 Women and the Trades propose à ses lecteurs les principaux aspects de la législation de Pennsylvanie sur les horaires de travail.569 Wage-Earning Pittsburgh publie deux textes législatifs, l’un créant un Secrétariat du travail et de l’industrie,570 l’autre traitant des maladies professionnelles.571 The Pittsburgh District, enfin, expose en 14 pages les lois fiscales de Pittsburgh et de sa région.572
Cet arsenal législatif est intimement lié à l’iconographie technique du Survey, qu’il vient compléter, pour lui faire changer de statut et de fonction. David S. Beyer, dans son article sur U. S. Steel, confirme ce que les légendes de certaines images suggèrent déjà : les clichés proposés sont produits par les entreprises elles-mêmes, dont les ingénieurs tentent d’améliorer la sécurité des installations. Ce sont bien des blueprints à usage interne, qui servent aux travaux du « Comité central de sécurité » (Central Committee of Safety) d’U. S. Steel, et à leur diffusion au sein des 143 usines du conglomérat :
‘« Meetings of the committee are held about once a month, when arrangements for inspection are made, and reports considered. Drawings, photographs, rules, specifications, etc., are submmitted for consideration, and such as seem desirable are sent out to all the companies. »573 ’On voit ici que le schéma, la photographie et la réglementation sont les trois facettes du processus par lequel les normes de sécurité sont intégrées peu à peu à la machine industrielle. Néanmoins, le changement du contexte de publication de ces photographies est crucial, et ne témoigne pas seulement de la foi placée par les Progressistes en la toute-puissance de la technique. Images conçues pour un usage interne, ces photographies sont apportées par le Survey dans le cercle du débat public. Outils d’auto-régulation au sein de l’entreprise, elles contribuent désormais au débat politique. Par le biais de la réglementation, la société peut reprendre pied dans l’usine, et ainsi préserver la santé physique et morale des ouvriers et de leurs familles, assurant de la sorte sa propre survie en tant que corps social indépendant. Ces planches techniques, blueprints de l’ingénieur industriel, deviennent ici un instrument du contrôle exercé par le corps social sur la machine industrielle. C’est ainsi que Pittsburgh pourra veiller sur les siens, répondant de la sorte à une demande croissante des populations ouvrières elles-mêmes, qui cherchent à compenser la faiblesses des organisations syndicales par le recours à la législation.574
Eastman, op. cit., p. 57.
Même s’il faut considérer, évidemment, qu’Eastman elle-même est une « experte » de la question sociale.
« Appendix IV : Quotations from the First Report of New York State Employers’ Liability Commission », in Eastman, op. cit., pp. 269-295.
« Accident Insurance Act of Montana », in Ibid., pp. 296-299.
« Appendix D : Legal restrictions of working hours, text of the Pennsylvania law up to 1909 », in Butler, op. cit., pp. 412-417.
« Appendix XI : An Act Creating a Department of Labor and Industry, 1913 », in Wage-Earning Pittsburgh, pp. 446-450.
« Appendix XII : Occupational Diseases Acts », Ibid., pp. 451-452.
« Appendix B : Taw Laws, Rates, and Exemptions », in The Pittsburgh District, pp. 455-469.
Beyer, op. cit., p. 246.
Kleinberg, op. cit., p. 37.