I. Pathologies de l’espace urbain

A. La pollution de l’air et de l’eau : une impasse iconographique

L’industrie, qui fait la prospérité de Pittsburgh, est aussi la cause de son malheur. Le Survey souligne à quel point les conséquences de l’activité sidérurgique sont désastreuses pour l’environnement, ou plus concrètement pour la santé des habitants de la ville. Si U. S. Steel se porte comme un charme, les citoyens de Pittsburgh beaucoup moins :

‘« For the Pittsburgh fog is not the fog that a coast town knows ; it is moisture permeated with coal dust and grime, perilous to the eyes and throat of the pedestrian, and of a fatal, penetrating quality wherever open door or window gives it a chance to enter. »582

John localise l’origine de ce brouillard industriel, constitué en réalité de poussière de charbon, en visitant les usines sidérurgiques :

‘« As time went on, however, and I repeatedly visited the mills, certain facts began to thrust themselves upon my attention.
I discovered that there is always a fine dust in the air of a steel mill. It was not very noticeable at first, but after being in a mill or around the furnaces for a time, I always found my coat covered with minute, shining grains. A visitor experiences no ill effect after a few hours in a mill, but the steel workers notice it and they declare that it gives rise to throat trouble. »583

La fumée des usines, élément essentiel des visions spectaculaires du sublime industriel, se manifeste ici sous la forme d’une poussière insidieuse et nocive. Le Survey s’inscrit en faux contre le fameux dicton local, « The more smoke, the better times », selon lequel la fumée est avant tout l’indice de la prospérité.584 Pourtant, comme le démontre les quelques panoramas présents dans le Survey, l’iconographie progressiste peine à inverser la valeur emblématique des cheminées d’usine et de leurs rejets.

La difficulté est identique lorsque Kellogg et son équipe abordent le thème de la pollution des rivières. L’eau, comme l’air, est rendue impropre à la consommation par l’industrie. Elle porte la maladie et la mort au lieu de contribuer à la vie. Margaret Byington dénonçait déjà cette aberration en 1909 dans Homestead, reprenant à son compte l’expression ironique d’un habitant de la ville pour qui « nul microbe respectable » n’aurait envie de vivre dans la Monongahela.585 Quatre ans plus tard, Frank E. Wing consacre plus de vingt pages du volume The Pittsburgh District à l’histoire de la typhoïde à Pittsburgh pendant les trente-cinq années précédentes. Son analyse met en évidence, entre autres, l’influence dévastatrice de la pollution industrielle  :

‘« The Allegheny and the Monongahela Rivers are turbid at all times, and in the spring or after a rain are so muddy that a bright platinum wire can not be seen more than a quarter of an inch below the surface. The rivers commonly carry in solution the soluble chemical products of the mills along their shores, - organic and inorganic ; acid and alkali, oils, fats, and other carbon compounds ; and in addition, investigators of the river contents have gathered up dead animals, flesh disintegrated and putrescent, as well as the off-scouring of iron and steel-mills, tanneries, slaughter houses, and similar industries [...]
These conditions have existed since Pittsburgh came into prominence as an industrial center. »586

Ce texte participe, au même titre que ceux de Butler, Fitch ou Byington, à la remise en cause des conventions du panorama industriel traditionnel. La rivière, symbole de la nature domptée et de la vitalité des échanges commerciaux, n’est plus ici qu’un dépotoir nauséabond et vicié. Elle est littéralement dénaturée, ce qui remet en cause la rassurante fiction du paysage urbain conventionnel. Dans Wage-Earning Pittsburgh, Peter Roberts affirme que les nouveaux immigrants, issus de régions rurales, refusent de comprendre que l’eau des rivières peut être dangereuse. Ils vont la boire directement et tombent malades.587 Ainsi se révèle l’aberration de l’espace urbain, espace de mort et non de vie. La ville n’est plus simplement le monde de la nature domptée, mais plutôt l’anti-nature.

Visuellement, ce thème n’est pourtant guère exploité par le Survey, qui se contente dans l’article de Wing de deux photographies prises à l’intérieur de la station d’épuration, de plans, de tableaux, et d’un alignement de petites silhouettes noires représentant symboliquement les victimes de la typhoïde, défilant en une parade lugubre. La pollution fluviale, pas plus que celle de l’air, ne font l’objet d’une représentation photographique propre, alors que les textes et les statistiques démontrent, à plus d’une reprise, leur caractère nocif pour la ville et sa population. L’iconographie du Survey semble buter sur l’obstacle que représente la place prédominante, dans les représentations conventionnelles de Pittsburgh, de ces indices de la puissance industrielle et urbaine.588 Si l’inquiétude sanitaire que ces phénomènes inspirent est bien réelle, leur statut iconographique n’est aucunement remis en cause, même dans le Survey, qui n’aborde ce thème que par des moyens détournés.

Notes
582.

Butler, Elizabeth Beardsley, Women and the Trades, Pittsburgh [New York] : University of Pittsburgh Press [Charities Publication Committee], 1984 [1909], p. 165.

583.

Fitch, John A., The Steel Workers, Pittsburgh [New York] : University of Pittsburgh Press [Charities Publication Committee], 1989 [1910], p. 57.

584.

Cité in Holdsworth, J. T., Report of the economic survey of Pittsburgh, 1912, p. 31.

585.

Byington, Margaret F., Homestead : The Households of a Mill Town, Pittsburgh [New York] : The University of Pittsburgh, 1974 [1910], p. 23.

586.

Wing, Franck E., « Thirty-five years of typhoïd », The Pittsburgh District - Civic Frontage, New York : Arno Press [Survey Associates], 1974 [1914], p. 65.

587.

Roberts, Peter, « Immigrant Wage-Earners », Wage-Earning Pittsburgh, New York : Arno Press [Survey Associates], 1974 [1914], p. 48.

588.

Il nous semble qu’à la même époque, Alfred Stieglitz rencontre des difficultés similaires, si l’on admet avec Alan Trachtenberg que ses photographies de New York sont un « appel civique » à la reprise en main de la ville. Les fumées qui s’élèvent au-dessus des gratte-ciel sont peut-être les symptômes inquiétants de l’ambition prédatrice de la cité, mais elles n’en gardent pas moins une puissance de fascination esthétique indéniable. On pense à des images telles que Lower Manhattan, The Hand of Man, ou The City of Ambition. Voir Stieglitz, Alfred, Camera Work, The Complete Illustrations 1903-1917, Cologne : Taschen, 1997, pp. 582, 586, 594, et Trachtenberg, Alan, Reading American Photographs, New York : Hill and Wang, 1989, pp. 216-217.