B. Omniprésence des déchets

Kellogg et son équipe fondent l’essentiel de leur diagnostic sanitaire et social sur des variations et des extensions de modèles visuels déjà évoqués. De nombreuses photographies présentent des espaces exigus, manquant d’air et de lumière, et où les déchets de toute sorte contaminent ce qui devrait être, théoriquement, des espaces de vie ou de travail. A l’occasion, ce relevé sanitaire fait la part belle à des détails que l’on pourrait qualifier de techniques, comme ce gros plan d’un conduit d’évacuation d’eau en piètre état.589 Ce type d’image est rare, mais il est très représentatif d’une volonté de mettre le lecteur face aux réalités les moins reluisantes de l’espace urbain : on recense ainsi une dizaine d’images dont le sujet principal est l’évacuation - ou plutôt la stagnation - des eaux usées.590 Leur fonctionnement étant presque

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Figure 40 : Stewart’s Row. Showing proximity of privy vaults to kitchen ( The Pittsburgh District , p. 96).

immuable, on se contentera de commenter deux d’entre elles, parmi les plus riches dans leur composition et leur fonctionnement.

Publiée dans The Pittsburgh District, l’image intitulée Stewart’s Row (Figure 40) est un exemple représentatif de cette iconographie présentant le problème sanitaire comme une aberration de l’espace social. Dans une petite cour qui semble fermée, trois femmes et un enfant posent ensemble à côté d’une cabane en bois, qui sert de latrines. Dans cet espace clos, seules deux ouvertures, d’ailleurs très modestes, sont visibles : une fenêtre, à laquelle l’une des femmes se penche, et juste à côté la porte des toilettes la plus proche des personnages. La légende se contente de réitérer ce que cette véritable mise-en-scène pointe déjà de manière explicite, « la proximité des lieux d’aisance et de la cuisine ».

Le texte qui fait face à cette image explique comment la promiscuité, la saleté, l’insuffisance des arrivées et des évacuations d’eau transforment ce genre de cours fermées, et non pavées, en bouillon de culture pour les maladies de toutes sortes. Le va-et-vient incessant des seaux, portés à bout de bras par des femmes harassées, propage les microbes et les germes d’un appartement à l’autre, de la fontaine unique du milieu de la cour aux bâtiments avoisinants, de la cuisine aux toilettes et vice-versa. Une fois encore, l’eau est le vecteur de la maladie au lieu d’être celui de la vie : cette fois-ci pourtant, en se limitant à l’espace restreint d’une arrière-cour d’immeuble, le Survey parvient à suggérer visuellement les conséquences sanitaires du problème. Dans cet environnement insalubre, la seule forme de vie qui ne s’épanouit guère est l’être humain, et la question qui se pose est celle de la responsabilité sociale :

‘« What was everybody’s business was nobody’s business. There was no placing of responsibility for the proper care of sink or toilet [...]
It is no wonder that [the tenants] are stooped and broken in health - that there is a constant knocking at the hospital doors, that they tell you were it not for their children they would sooner be dead than living. The conditions under which they must live means constant hardship, sickness, and bitter struggle. »591

Comme il le fait presque systématiquement, le Survey ne tarde guère à relier la figuration des insuffisances sanitaires de Pittsburgh aux dysfonctionnements de la communauté en tant qu’entité politique. Cette « affaire de tout le monde » qui n’est finalement « l’affaire de personne » témoigne, dans l’espace réduit de ces arrière-cours insalubre, d’une négligence civique et administrative généralisée à Pittsburgh.

Visuellement, on ne peut manquer de remarquer l’équivalence de fait entre les trois femmes de la partie droite de l’image et les divers déchets rassemblés à gauche. La photographie joue sur la métaphore du débris humain, produit d’un environnement social inadéquat. L’irresponsabilité civique, traduite par le laisser-aller sanitaire, brise les hommes et les femmes des quartiers pauvres, leur inspirant des idées de suicide : le raccourci saisissant emprunté par le Survey, à la fois par le texte et par l’image, est une condamnation sans appel du fonctionnement de la ville en tant qu’entité sociale. Comme l’écrit Abraham Oseroff dans un article de Wage-Earning Pittsburgh, largement illustré de photographies d’égouts et de dépôts d’ordures :

‘« The privy-vault nuisance in this section is pernicious in the highest degree [...] Wherever one turns the foul odors pervade the atmosphere like the very essence of civic neglect. »592

La question sanitaire, qui est l’un des thèmes constants de l’iconographie du Survey, est plus qu’une métaphore. L’insalubrité est la trace, l’indice matériel de la « négligence civique ».

Un second exemple de cette omniprésence visuelle du déchet et de la contamination se trouve dans Wage-Earning Pittsburgh, sous le titre Hazel Alley, McKeesport - Vaults and living room in close proximity.593 Dans une cour un peu plus grande que celle de Stewart’s Row, une dizaine de personnages posent côte-à-côte, et dessinent par leur alignement le rapport de proximité mis en exergue par la légende entre les latrines et cette « pièce de vie » qu’est littéralement le salon. Sans la visualisation de cette chaîne humaine, connotant aussi bien la promiscuité que la contagion, le danger sanitaire ne serait sans doute guère frappant sur cette image. On peut estimer en effet d’après la photographie qu’une petite dizaine de mètres séparent les latrines des autres bâtiments. En faisant poser les habitants de telle sorte qu’ils relient les deux éléments, le photographe suggère que cette distance est en réalité infestée de germes transmis d’un corps à l’autre, d’un membre de la communauté à son voisin. Une mise en image presque identique donne tout son sens à un cliché signé Hine, dans Homestead, et intitulée Slavic Court - Showing Typical Toilet and Water Supply, also a few of the Boarders in these houses.594

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Figure 41 : Alley Dwellings : The cellars used for living purposes : Mulberry Alley from the corner of the 13 th street ( The Pittsburgh District , p. 97).

Notes
589.

« Wooden Chute From a Second-Story Gallery - Dumping its filth at the curb on Carson Street.», in The Pittsburgh District, p. 132.

590.

Quelques exemples : « Slavic Court - Showing Typical Toilet and Water Supply [...] », Homestead, p. 132 ; « Offspring of the Old-Time Wells - Yard hydrant and filthy wooden drain - Braddock », Wage-Earning Pittsburgh, p. 20 ; « Clogged Drain on Maurice Street », Ibid, p. 408 ; « Hydrant Adjacent to Vault », Ibid., «  Rock Street : Showing the Open Drain », Ibid ; « Extreme Civic Neglect - Yards showing batteries of Privy Vaults [...] », The Pittsburgh District, 1914, p. 92 ; « Dry Well Toilets in School Yard, Monongahela Public School [...] Conditions unsanitary and disgusting. », Ibid. p. 252 ; « Thaddeus Stevens School : Toilets have been removed [...] », Ibid, p. 474.

591.

Wayland Dinwiddie, Emily, & Crowell, F. Elizabeth, « The Housing of Pittsburgh’s Workers », The Pittsburgh District, 1914, p. 96.

592.

Oseroff, Abraham, « A Soho hillside - The persistence of sanitary neglect in central Pittsburgh », Wage-Earning Pittsburgh, 1914, p. 409.

593.

Wage-Earning Pittsburgh, 1914, p. 20.

594.

Byington, op. cit., p. 132.