A. L’Amérique en question

On peut repartir de Stewart’s Row (Figure 40), où la présence d’un nouveau-né dans les bras de l’une des trois femmes est déjà une variation de ce thème visuel récurrent, que l’on retrouve sous une forme plus développée dès l’illustration qui suit, intitulée Alley Dwellings (Figure 41). Un jeune garçon se tient face à l’appareil, au milieu d’une ruelle rectiligne et étroite, entre deux rangées sombres de maisons basses. A ses pieds, au milieu de la rue, s’écoule le mince filet d’un caniveau. L’eau et l’enfance sont associés pour suggérer par opposition les aberrations du milieu urbain, sa propension à propager la mort au lieu de servir la vie, dans un milieu où, comme l’indique la légende, les caves servent de logement. En vis-à-vis, le texte d’Emily Wayland Dinwiddie est un résumé exhaustif des théories de l’environnementalisme. Affaiblis par leurs conditions de vie, les enfants de ces quartiers deviendront des hommes et des femmes dont l’état physique et moral est sujet à caution :

‘« [...] look at the worn, tired bodies and faces of the mothers, at the little children huddled about the stove ; go out on the street and scan closely the faces of the boys and girls who are growing into manhood and womanhood, and see what kind of men and women these environments are producing. »595

Sur la photographie que ce texte commente, l’enfant paraît abandonné au coeur d’un environnement urbain peu engageant. Les variations sur ce motif visuel sont nombreuses : un ou plusieurs enfants regardent le lecteur, tandis qu’autour d’eux l’espace social exhibe ses insuffisances, ne serait-ce que par l’absence criante d’un adulte susceptible de surveiller, protéger ou éduquer ces enfants, laissés à eux-mêmes dans les rues. On pense notamment à The town pump, dans The Pittsburgh District,596 où deux petites filles posent autour d’une pompe à eau plus grosse qu’elles, au milieu d’une cour noire, tandis qu’une voie ferrée traverse le bas de l’image et que des échafaudages et des canalisations strient le coin supérieur gauche du cadre. Les deux enfants apparaissent comme deux créatures blanches, quasi-angéliques, les pieds dans l’eau des flaques (comme souvent associée au thème de la contamination). Ces icônes de pureté sont prisonnières d’un cadre lugubre, marqué des signes de la modernité industrielle.

Une vision similaire de petite fille en blanc apparaît au premier plan d’une image intitulée Keil’s Row - Plum Alley, dans le même volume, sur une autre photographie à dominante sombre.597 Dans An Unpaved Alley,598 trois jeunes filles posent, alignées, entre les traces visibles, sur le sol en terre de la rue, du passage d’un chariot. Ces empreintes les enferment aussi sûrement que les deux rangées de maisons en bois qui dessinent une perspective bouchée par une colline et quelques cheminées. Citons encore d’autres groupes d’enfants, plus nombreux : des petits Italiens, rassemblés avec quelques adultes et un chien autour d’une rigole d’égout (Basin Alley);599 une vingtaine d’enfants alignés de part et d’autre d’un tas de débris dans une petite cour (Willow Alley, Braddock . Rubbish in rear yard where children play. Two hydrants and two vaults for 30 apartments),600 et surtout le cliché qui suit immédiatement celui-ci, une image si remarquable que le Survey l’utilise deux fois.

Dans Wage-Earning Pittsburgh, cette photographie recadrée s’intitule Miller Street, Duquesne - Open drain at side of street.601 Quatre ans auparavant, dans The Steel Workers, le cadrage original était semble-t-il respecté, et le cliché avait pour légende Unpaved Street in Foreign Quarter of a Mill Town (Figure 42). Dans Wage-Earning Pittsburgh, la photographie prend place au sein d’une série de 8 illustrations montrant des arrière-cours insalubres, suivies de maisons-modèles présentées comme solutions possibles aux problèmes sanitaires de la ville. Le resserrement du cadre place les neuf enfants qui figurent sur cette photographie entre une maison et un égout à ciel ouvert. Ils se tiennent sur un trottoir en planches, passerelle jetée entre la rue (parcourue par les eaux usées) et les bâtiments (dont les autres photographies de la série suggèrent le délabrement).

Dans cette mise en page, le rapprochement symbolique entre l’égout et les enfants se contente de redoubler l’effet des autres clichés de la série, et de réitérer le thème récurrent de l’insalubrité galopante et de l’innocence à préserver. Mais la présentation de l’image dans The Steel Workers, quatre ans auparavant, est peut-être plus instructive. La photographie est en effet placée dans un chapitre intitulé

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Figure 42 : A Mill Town Saloon - The Social Center et Unpaved Street in Foreign Quarter of Mill Town ( The Steel Workers , pp. 226-227).
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Citizenship in the Mill Town, où la seule autre photographie, qui la précède immédiatement, représente un groupe d’hommes devant un saloon, et s’intitule : A Mill Town Saloon- The Social Center. Miller Street (Figure 42).

Comme l’indique à la fois cette dernière légende et le titre du chapitre, l’ensemble explore la question de la citoyenneté et des rapports sociaux au sein de la communauté. Dans cette problématique, les deux groupes de citoyens (adultes et enfants) posent dans des espaces sociaux paradoxaux, voire aberrants. Les hommes sont réunis devant le saloon, dont Fitch se résout à admettre qu’il est l’un des rares espaces où l’esprit communautaire des quartiers ouvriers trouve à s’exprimer, contrairement au foyer, trop exigu, ou à la bibliothèque et à l’église, institutions culturelles officielles dont il souligne la faillite :

‘« But this does not mean that the workingmen in the mill towns have no opportunity whatever for pleasure or society. [...] but whether young or old, men cannot thus easily be deprived of the social instinct. It is essential that they should meet together somehow and somewhere in fellowship and in relaxation from their work. The saloon and the lodge remain as the social centers for the steel workers. »602

Le trottoir en bois, comme un radeau de fortune, est aussi à sa manière un « espace social » pour les enfants de Unpaved Street. Du moins est-ce la conclusion qu’il convient de tirer de l’absence, dans le texte de Fitch, de toute référence à cette photographie, dont le seul commentaire direct est donc contenu dans le cliché qui la précède, et qui lui fait écho. Ces enfants livrés à eux-mêmes ne peuvent ni rester chez eux, ni franchir la frontière insalubre constituée par l’égout. Leur seul espace de jeu potentiel est une rue vide, comme pour mieux souligner le désert civique qui leur sert d’environnement quotidien. La société est étonnamment absente de cette photographie qui semble avoir été prise dans une ville fantôme, un décor inanimé, dont les bâtiments inhabités seraient les leurres d’une fiction municipale, d’une ville de façades. Le fait même que la rue soit désignée comme « non pavée » est clairement le signe de cet effacement : non seulement cette ville n’est pas encore réellement construite, mais son avenir lui-même est hypothéqué (« unpaved » fait ici penser à l’expression « to pave the way for » : ces enfants, laissés sur le bord du chemin, seront contraints de tracer leur propre route).

L’association des clichés suggère ainsi que les enfants de Pittsburgh sont privés de tout « centre social », fut-il aussi imparfait que le débit de boissons où se rassemblent les ouvriers slaves. Ainsi, le symptôme que constitue l’égout à ciel ouvert, qui deviendra le sujet central de la même photographie, recadrée, dans Wage-Earning Pittsburgh, s’insère ici dans un discours plus complexe sur la vacuité sociale et civique de Homestead, ville où « l’instinct social » dont parle Fitch ne trouve aucun cadre institutionnel approprié. Posant sagement le long d’un caniveau et d’une rue en terre, les enfants de Pittsburgh se préparent déjà au sort que leur réservera la cité lorsqu’il seront à leur tour citoyens.

On voit à travers ce double exemple que l’association visuelle de l’enfance et du déchet peut jouer sur plusieurs registres, qu’elle fonctionne de manière plus ou moins complexe, mais qu’elle décline toujours les mêmes thèmes : la figuration du risque sanitaire (promiscuité, contagion, contamination...) se double presque systématiquement d’une remise en cause des insuffisances de la ville en tant qu’espace social, lieu de vie et d’épanouissement de la communauté, ou entité politique cohérente. Cette critique passe communément par la suggestion que les futures générations de citoyens de Pittsburgh sont mises en danger.

Sans doute cette problématique n’est-elle nulle part mieux figurée que dans les photographies de Homestead, où les images de l’enfance sont clairement associées aux valeurs essentielles d’une identité américaine en péril. Une première

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Figure 43 : The Brook in Munhall Hollow. Now to all intents an open drain. Its toleration is a crime against health and childhood ( Homestead , p. 121).

image, The Brook in Munhall Hollow (Figure 43) présente un groupe d’enfants posant joyeusement, les pieds dans un filet d’eau qui semble serpenter entre les maisons d’un quartier ouvrier. Symboliquement, le pont clairement visible au second plan fait écho à ceux qui enjambent l’Allegheny et la Monongahela. Ces enfants rieurs, rassemblés autour de ce que la légende ose encore appeler un ruisseau, évoquent aussi bien le cliché un peu vague de l’Amérique pastorale que la débrouillardise des personnages de Mark Twain.

Comme souvent, c’est dans le sous-titre de la légende que le Survey met les choses au point. Le ruisseau est aujourd’hui un caniveau à ciel ouvert. Sa nocivité en fait un danger permanent pour les enfants, qui s’y baignent aussi innocemment que les paysans slaves décrits par Roberts boivent l’eau de la Monongahela. L’incapacité de la ville à purifier ce ruisseau ou à en protéger les populations est, selon la légende, « un crime contre la santé et l’enfance ». L’association de ces deux termes, health et childhood est délibérée. L’enfance est à la fois un symbole de pureté et l’image concrète de la communauté humaine en devenir. En empoisonnant ses enfants, la ville se condamne elle-même en tant qu’entité civique et politique.

Mais au-delà du cliché de l’enfance comme incarnation de l’avenir se dessine explicitement la question de la démocratie, intimement liée à celle de la définition du territoire américain, comme en témoigne avec une certaine emphase la coupure de presse choisie par Byington pour figurer en vis-à-vis de l’image :

‘« BOYS CLAIM THEIR RIGHTS ARE BEING INTERFERED WITH
The boys of Homestead are sore at the burgess and members of the police force, who they accuse of interfering with their rights as free born Young Americans [...] The boys of Homestead want to know why they cannot play basketball on the street, and they want to know what they can do. »603

S’il n’est pas un commentaire direct de l’illustration, cet extrait permet à Byington de retrouver l’un des thèmes favoris des réformateurs : l’absence d’espaces de jeu pour les enfants.604 Pour les Progressistes, le jeu est non seulement une activité naturelle de l’enfance, mais aussi un élément socialisant crucial. Le débat est donc ouvertement politique. Il ne s’agit pas seulement de compassion pour le sort d’enfants plus ou moins livrés à eux-mêmes dans les rues de Pittsburgh, mais bien des droits fondamentaux « de jeunes Américains libres ». L’espace qui leur est proposé est inadapté, nocif, et pourtant régenté. Il y règne donc une forme d’arbitraire qui n’a pas même pour justification l’organisation cohérente de l’espace. Celui-ci n’est plus libre, ni ouvert (les enfants n’ont pas le droit d’y jouer) ; ce n’est plus un espace naturel (le ruisseau est devenu caniveau) ; ce n’est pas non plus un espace social fonctionnel (rien n’y est prévu pour le jeu, qui doit se dérouler dans un filet d’eau dangereux pour leur santé). Privé à la fois de sa dimension virginale d’espace de liberté et de toute valeur de civilisation susceptible de compenser cette perte, l’espace urbain n’est ni fait ni à faire, ni libre ni conquis. On en vient ainsi à se demander, en quelque sorte, s’il s’agit encore d’un espace américain.

On voit ainsi se mêler deux problématiques, qui s’articulent autour d’une photographie de caniveau à ciel ouvert : d’une part une remise en cause de l’(in)organisation urbaine, d’autre part une mise en relation des dimensions sanitaires et civiques. Si la ville industrielle est la nouvelle réalité de l’Amérique, celle-ci se définit comme un environnement nocif à court et à long terme (pour la santé de ces enfants et pour l’avenir de la communauté). Dans l’ouvrage de Margaret Byington, cette idée est confirmée par trois photographies à prétention allégorique, où les détails des insuffisances sanitaires de la ville passent au second plan, pour ne plus laisser la place qu’au visage de quatre enfants, symboliques de l’Amérique de demain. Ces portraits constituent en quelque sorte l’autre pôle de l’iconographie sanitaire dans le Survey : ici, l’équilibre mouvant entre la représentation détaillée des déchets et la présence symbolique de l’enfance en péril bascule au profit du deuxième terme de l’équation. La description de l’environnement laisse place aux visages des enfants qui en sont le produit.

In Carnegie ’s Footsteps 605 montre deux jeunes garçons souriants et sales, au niveau desquels Lewis Hine s’est baissé pour un portrait « à hauteur d’enfant ». L’ambiguïté non résolue du titre est soulignée par la séquence de clichés dans laquelle celui-ci s’insère : quelques pages auparavant, trois photographies montrent la bibliothèque Carnegie du quartier de Munhall, son orchestre, et le kiosque où celui-ci se produit l’été. Deux pages plus loin se trouve The Brook in Munhall Hollow, que nous venons de commenter. Ainsi les deux jeunes garçons photographiés par Hine sont-ils littéralement entre deux mondes, deux types d’environnement urbain diamétralement opposés. Leur destin oscille donc entre deux avenirs possibles : les équipements culturels fournis par Carnegie suffiront-ils à les sauver de Munhall Hollow ? Sont-ils réellement sur les traces de Carnegie, ou leurs mises modestes sont-elles les indices qui révèlent que le modèle du self-made man est un mythe hors de leur portée ? On penche pour une interprétation faisant la part belle à l’ironie, même si les conclusions de Byington en fin de chapitre restent mesurées :

‘« We must remember that in the steel industry fortunes have been piled up by individual men who started in as water boys, and couple with it the fact that in Homestead there is no longer any method by which the men can collectively raise the general level of wages. It is but natural then that a family’s hopes should be bound up very largely in its individual fortunes, and if these hopes are unfulfilled through the father, that they should be centered in the sons. Yet in so far as my observations as to the future of the children are not conclusive, they reflect the vagueness of outlook of the people themselves. »606

L’analyse de Byington suggère toutefois combien sont incertains les modèles d’ascension sociale fondés sur les mérites et la réussite individuelle de quelques personnes exceptionnelles, et non sur la mise en place de structures institutionnelles stables. Un peu plus tôt, elle soulignait en outre que l’ascension sociale d’une génération à la suivante restait limitée, même au sein d’un corps de métier donné.607 Les perspectives « vagues » qui s’ouvrent aux familles ouvrières sont en réalité sujettes aux aléas de la vie et de la conjoncture économique. Les deux jeunes garçons photographiés par Hine restent livrés à un destin incertain, dont la popularité du mythe Carnegie ne garantit en rien la réussite. Les traces de saleté clairement visibles sur leurs visages, indices indirects des questions sanitaires évoquées plus haut, sont des marqueurs sociaux qu’il leur sera difficile d’effacer.

Le doute est confirmé quelques pages plus loin avec les deux autres volets de ce triptyque de l’enfance. Ces nouveaux portraits sont accompagnés de légendes qui mettent elles aussi en cause, directement, certains des clichés fondateurs de l’Amérique (Figure 44). La première photographie s’intitule Into America Through the Second Ward of Homestead, et parodie le mythe du rêve américain. La seconde image, When Meadows Have Grown Too Many Smokestacks, met ouvertement en cause la mutation industrielle du paysage, dans un mouvement de regret apparent d’une nation pastorale.

Ces deux portraits s’intègrent dans la troisième partie de l’ouvrage, qui traite de la population slave de Homestead (d’où, respectivement, Into America et Meadows). Plus précisément, elles servent d’introduction au chapitre intitulé Family

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Figure 44 : Into America Through the Second Ward of Homestead et When Meadows Have Grown Too Many Smokestacks ( Homestead , pp. 144-145).
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Life of the Slavs. Ce texte débute par la visite classique d’un taudis ouvrier, riche de toutes les conventions de style décrites plus haut, avant d’en venir à son sujet principal : les effets débilitants de telles conditions de vie sur la santé des enfants, attestés par le taux extrêmement élevé de mortalité infantile dans ces quartiers. Au fil du diagnostic dressé par Byington, on trouve les causes de cette hécatombe (the physician’s entry : ‘malnutrition due to poor food and overcrowding’), mais surtout le tableau apocalyptique d’un avenir tellement dénué d’espoir qu’il n’en vaut pas la peine d’être vécu. Les enfants photographiés par Hine sont les victimes potentielles d’un environnement social tellement aberrant que la vie même s’y révèle une calamité :

‘« Yet sometimes as you watch the stunted, sickly looking children, you wonder if the real tragedy does not lie rather in the miserable future in store for the babies who live, many of them with undervitalized systems which may make them victims either of disease or of the dissipation that often fasten upon weak wills and weak bodies. »608

Une fois de plus, l’articulation entre l’image et le texte est complexe, et le Survey évite soigneusement la redondance. Les deux portraits ne représentent pas ces « enfants maladifs » décrits par Byington. Contrairement à ceux qu’elle voit (as you watch), ceux que photographie Hine sont des enfants apparemment en bonne santé. Mais les signes du danger sanitaire révélé dans tant d’autres images restent suffisamment présents (passage étroit et sombre, tuyauterie abîmée, visage souillé de l’un des deux enfants) pour renvoyer au texte, qui fait peser sur ces « bébés » la menace d’un avenir « misérable ». Pourtant, la posture du deuxième enfant conteste énergiquement l’inéluctabilité d’un tel destin : son sourire franc et son geste de la main droite vers le hors-champ témoignent de la vitalité de l’humain, de sa capacité non pas à s’extraire immédiatement de son environnement, mais du moins à se projeter au-delà des circonstances immédiates dans lesquelles il évolue. L’hébétement du premier enfant le désigne déjà comme victime impuissante. En resserrant sensiblement le cadrage dans la seconde photographie, Hine ferme plus encore l’espace qui entoure l’enfant, mais neutralise aussi en partie son environnement social, beaucoup moins nettement identifiable. Comme dans certains clichés ouvriers commentés plus haut, l’image suggère à la fois que le corps est pris dans un milieu extrêmement contraignant et qu’il reste capable, potentiellement, de ne pas s’y soumettre complètement.

Au-delà de cette résistance de l’humain, il faut toutefois souligner que les dangers de l’avenir sont assimilés, par le jeu des légendes, à la perversion de deux mythes fondateurs de la nation américaine, l’immigration et la conquête des espaces naturels. De même, In Carnegie’s Footsteps interrogeait le mythe du self-made man. Ainsi, la question vaine de la capacité des individus à vaincre l’adversité est remplacée par une interrogation des modèles historiques, politiques et sociaux que se donne l’Amérique. On comprend mieux encore l’ampleur de la faillite suggérée par ces images si l’on considère, comme Byington, que pour les ouvriers de Homestead, privés de toute influence sur la vie publique de leur propre cité, les enfants restent précisément seuls porteurs d’une modeste utopie, celle d’un avenir meilleur pour l’ensemble de la famille :

‘« Through children, more than through insurance, or savings, or even through home owning, does a household lay claim upon the future. Here both the oldest instincts and the new half-formulated ambitions find expression. They have asserted themselves even in a town where the men have submitted to exclusion from all control over their work, and where as we have seen they have failed to master the town’s governement as a whole. »609

Pour Byington, l’avenir des enfants sert d’ersatz individuel aux prétentions de la communauté ouvrière à décider de son propre destin. A la lumière de ce texte, on comprend que les portraits de Homestead reprennent sur le mode de l’allégorie les photographies souvent plus triviales d’enfants, d’égouts et de déchets commentées plus haut. Elles explorent en réalité les mêmes thèmes, mais les élargissent explicitement, par leur dimension symbolique, à la question de l’identité politique de la communauté. La question sanitaire n’est pas, seulement, une question technique de gestion municipale. Elle met en péril l’idée que la société urbaine se fait d’elle-même et de son avenir, ou plutôt de celui d’une part sans cesse grandissante de sa population ouvrière. A travers ces photographies se révèle en filigrane le portrait d’une communauté sans autre aspiration que la réussite individuelle de ses enfants, et qui doit lutter contre le délabrement d’un environnement social remettant en question jusqu’à cet espoir. Les corps affaiblis par l’eau polluée, les taudis sordides et les cours des tenements, qui servent à la fois de sanitaires communs et de terrains de jeu, sont les symptômes d’un rêve américain réduit à la portion congrue, fondé sur quelques mythes sans doute dépassés, et de toute façon compromis par la mutation profonde, pour le pire, d’un espace américain qui n’est plus celui du rêve et de l’opportunité, mais bien un environnement pathogène, nocif pour les corps, les esprits et les rêves démocratiques.

L’abondance de l’iconographie rassemblant, dans des proportions diverses, les images de l’enfance et les aberrations sanitaires de l’habitat ouvrier est donc l’une des manières, pour le Survey, de figurer par la photographie les insuffisances de Pittsburgh en tant qu’unité civique et politique. On ne peut être tout à fait d’accord avec Maren Stange lorsqu’elle affirme que dans le projet de Kellogg, « il n’y a pas de place pour la rhétorique de la démoralisation et du renouveau, de la maladie et de la santé ».610 La métaphore des pathologies du corps social est sans doute moins explicite dans le Survey que dans d’autres discours de réforme urbaine. Elle n’en reste pas moins l’un des thèmes récurrents de l’iconographie, mais aussi du discours. On en veut encore pour preuve la métaphore utilisée par Florence Larrabee Lattimore dans son article sur les orphelinats de la ville. Dressant la liste des causes sanitaires et sociales du décès de nombreux parents (la typhoïde, la tuberculose, les accidents du travail, fléaux qu’elle définit avec un sens aigu de la litote comme des « influences qui, au sein de la communauté, produisent la dépendance des enfants »), Lattimore explique qu’elle s’est contentée de remonter à la « source », souvent mal connue du grand public, de « l’augmentation de la demande d’aide charitable ». La mise en évidence des responsabilité est figurée, dans le discours, par la remontée d’un cours d’eau serpentant entre les taudis, et venant contaminer l’ensemble du corps social en produisant des orphelins faibles et malades :

‘« From the child in the institution, we have thus traced the responsibilities of the children’s agencies back to the hidden springs in the Pittsburgh hills which were feeding 3,000 children a year to this living stream of child dependency »611

On se souvient que Kellogg définit la ville comme un « flux » constant, aux courants contradictoires. Dans la problématique sanitaire du Survey, cette image est reprise et modulée pour figurer les dysfonctionnements du corps social par la contamination. Les photographies de ces filets d’eau omniprésents (égouts, tuyaux, flaques, rigoles, sanitaires...), associées à une iconographie abondante de l’enfance, permettent au Survey de figurer, par le biais de métaphores souvent simples, la déliquescence de la ville. L’insalubrité, la saleté, la promiscuité, l’absence d’air et de lumière sont les symptômes des dysfonctionnements structurels de Pittsburgh en tant qu’espace politique. Le diagnostic est donc social et politique, et non seulement médical, comme tente de le démontrer Byington tout au long de son travail :

‘« Enough has been said to indicate that politically the citizens of Homestead have not succeeded in creating an altogether wholesome sanitary or civic environment for their homes. »612

Ce constat « sanitaire et civique » ne se construit pas seulement sur des visions d’arrière-cours insalubres, mais aussi sur des photographies où d’autres types d’aberrations de l’espace urbain mettent en péril la vie des enfants de la cité.

Notes
595.

Dinwiddie, Emily Wayland, , The Pittsburgh District, p. 97.

596.

The Pittsburgh District, p. 132. Voir aussi chapitre 3.

597.

Ibid., p. 209.

598.

Byington, op. cit., p. 28.

599.

Wage-Earning, p. 45.

600.

Ibid., p. 20.

601.

Ibid., p. 20.

602.

Fitch, op. cit., p. 226.

603.

Byington, op. cit., p. 121.

604.

Voir p. 338.

605.

Byington, op. cit., p. 119.

606.

Ibid., p. 128.

607.

Ibid., p. 127.

608.

Ibid., p. 148.

609.

Ibid., p. 118.

610.

Stange, Maren, Symbols of Ideal Life, Cambridge : Cambridge University Press, 1989, p. 47. Stange cite Theodore Roosevelt pour marquer la distance de Kellogg vis-à-vis de cette forme de rhétorique sanitaire : « [The tenement house] in its worst shape is a festering sore on the civilization of our great cities. We cannot be excused if we fail to cut out this ulcer ; and our fault will be terribly avenged, for by its presence it inevitably poisons the whole body politic and social. »

611.

Lattimore, Florence Larrabee, « Pittsburgh as a Foster Mother », The Pittsburgh District, p. 440.

612.

Byington, op. cit., p. 29.