Le sous-titre de la légende d’Alley Dwelling (Figure 41) dépasse le diagnostic médical pour insister sur l’inadéquation de l’espace urbain aux besoins humains ; dans Mulberry Alley, des caves sont utilisées comme appartements. La confusion des fonctions sociales est un thème qui englobe et dépasse, tout au long du Survey, le seul motif sanitaire. La proximité choquante des égouts et des cuisines, dans les arrière-cours des taudis ouvriers, est la manifestation d’un problème plus général, une marque de ce déséquilibre de l’espace urbain, dont les diverses fonctions sont mal définies.
La critique du Survey reprend à son compte la tendance de la grande ville à spécialiser de plus en plus ses quartiers. Le souci de différencier les divers espaces urbains selon leur utilité sociale répond à la spécialisation économique de plus en plus marquée des différentes parties de la ville. Le souci de la contamination n’est que l’une des composantes les plus évidentes d’une inquiétude récurrente face à la confusion urbaine. A chaque espace doit correspondre une activité. Un environnement social doit être adapté à chacune des fonctions urbaines. Comme s’évertuent à le prouver un certain nombre d’images et de textes, cet idéal est loin d’être une réalité à Pittsburgh.
Elizabeth Butler, cinq ans après Women and the Trades, signe dans Wage-Earning Pittsburgh un article intitulé « Sharpsburg : A Typical Waste of Childhood ». Ce titre est évocateur d’une conception de la ville que les images déjà commentées suggéraient de manière peut-être moins explicite : une ville est susceptible de « gaspiller » l’enfance, comme on gaspille des ressources ou des matières premières, comme on sacrifie son avenir. L’auteur ouvre son chapitre par une description de Sharpsburg, accompagnée d’une photographie. Le texte prend la forme d’une déambulation avortée :
‘« Were a child of Sharpsburg to wander adventuring about the streets he would find his way sharply cut off to left and right by the Allegheny River and the sheer wall of hills which run parallel to it a scant quarter of a mile back from the water’s edge. Starting at the bridge which marks the boundary line between Sharpsburg and Etna (the industrial suburb next nearer Pittsburgh on the west), he could journey eastward through a narrow rectangle of workaday activities [...] At the entrance of the town the sordid slums give way to numerous small shops, a few factories, and characterless lumber yards, all leading in gradual crescendo to Moorhead’s Iron Mill and the one rather imposing office building situated opposite it at Tenth and Main streets. From this point on, the streets grow more heterogeneous. They are lined by middle-class homes, fairly prosperous-looking shops, slums, a few attractive frame houses in good repair, some stone houses, once well-built but fallen upon degenerate days, and still farther eastward by factories once more. The atmosphere of the place, from the tube works at the Etna bridge to Tibby’s glass-house at the upper end of the river front, is one of dingy, restless utility. »613 ’La promenade au coeur de la ville révèle sa complexité, mais aussi sa sectorialisation, plus ou moins rationnelle. Mais Butler suggère aussi que cet espace est borné et restreint. Là où le panorama puisait sa puissance évocatrice d’un point de vue surélevé, et donc de la présence des collines avoisinantes, Butler souligne la contrainte physique imposée par ces véritables « murs » qui enferment la ville. Plus remarquable encore est la définition de l’Allegheny non comme ouverture, ou comme voie de communication, mais au contraire comme obstacle.
Au-delà de l’insistance répétitive sur l’étroitesse du site urbain ainsi créé (cut off, boundary, narrow), il convient surtout d’insister sur la construction par le texte d’une critique de Sharpsburg : cet espace presque uniquement industriel est par implication un espace urbain dysfonctionnel. Cette ville n’en est pas une, non seulement parce qu’elle manque d’homogénéité, mais aussi parce qu’elle n’est qu’une suite quasi-ininterrompue de bâtiments industriels « sans caractère », voire lugubres. L’adjectif dingy, à la dernière ligne, reprend ainsi la critique mainte fois réitérée de l’espace clos, sombre et presque insalubre.
Ce terme permet aussi de comprendre à sa juste valeur le mot qui suit. Sharpsburg se caractérise en effet par son « utilité », définition dont la ville de l’acier s’enorgueillit habituellement. Or tout le texte culmine dans cette remise en question de l’idéal industriel et productif, amenée par les thèmes de l’aventure et de l’enfance, posées dès le conditionnel du premier mot du texte comme quasi utopiques. Rattrapées, encadrées, ces figures de liberté sont finalement submergées par les signes de la routine productive (workaday activities). L’espace américain, lieu mythique de l’aventure, est dompté au point de ne plus être consacré qu’à une activité économique : l’usine Moorhead et l’immeuble de bureaux « imposant » de la 10e rue apparaissent d’ailleurs comme les symboles ultimes de ce véritable sacrifice de l’espace urbain à la logique industrielle. Le travail (industriel) n’est plus, chez Butler, le symptôme de la vertu ou le critère de la citoyenneté républicaine. En prenant le contrôle de la ville, où l’enfance devrait pouvoir se promener, s’éduquer et s’épanouir, le modèle industriel dénature l’espace urbain.
La critique visuelle de cette aberration est parfaitement claire, et s’appuie notamment sur deux images. En vis-à-vis du texte cité, The Great Black Mill Dominates Eye and Ear - As the town sees the Moorhead Iron Mill est aussi explicite que peut l’être sa légende. Cette photographie correspond parfaitement à la logique de redéfinition du paysage urbain analysé au plus haut. On s’intéressera ici plus précisément à la présence, au premier plan, d’une voie ferrée. Cette marque de l’industrialisation sur le paysage était déjà visible dans la photographie des deux petites filles autour d’une pompe (The Town Pump, voir p. 497). Elle réapparaît dans le chapitre de Butler sur une autre photographie intitulée The Way to Work (Figure 45). Sur cette photographie, plusieurs voies longent un alignement de maisons modestes, tandis que la légende tire les conséquences de cette dangereuse proximité : « Some of the children had to cross here at night to get to the glass houses ». L’innocence et l’avenir, une fois de plus, sont en danger. Coincées entre les collines auxquelles elles s’adossent et le chemin de fer qui passe pratiquement dans leur jardin, les maisons montrées ici apparaissent clairement comme des logements dangereux et inadéquats : de plus, les rails marquent paradoxalement le point de passage, la dangereuse frontière, entre le foyer et l’usine où certains enfants doivent travailler, au grand dam d’Elizabeth Butler ou de sa collègue Florence Kelley.614
Il est donc question, encore et toujours, de l’espace urbain en tant qu’environnement social inadapté aux besoins de l’enfance, et par extension de sa faillite en tant qu’entité sociale et politique. La routine productive dont le texte de Butler souligne les limites ou le danger ne sont guère différents, de ce point de vue, des insuffisances sanitaires évoquées par ailleurs. La ville est ici directement malade de l’industrie, qui condamne ses plus jeunes habitants à la fois en leur imposant le travail, mais aussi en contaminant l’espace urbain, marqué d’une série d’équipements potentiellement meurtriers. Les risques d’accidents industriels dont parlent Fitch ou Lattimore ne sont pas circonscrits à l’enceinte de l’usine, ni même aux ouvriers. Dans Work-Accidents and the Law, une photographie intitulée Dangerous Grade Crossing at Entrance to Mill Yard (Figure 45), montre une usine au-delà d’une séries de voies ferrées parallèles, qui traversent l’image horizontalement. La proximité de ces deux types d’équipement, finalement peu surprenante, ne trouverait sans doute pas sa place ici si l’on ne pouvait voir, en bas à gauche du cadre, un jeune garçon tourné vers le photographe, comme pour le prendre à témoin, ou lui demander son avis. Comme dans The Way to Work la mise en péril de l’enfance par les rails signale les dangers de l’espace urbain.615
Ibid, p. 279.
Voir Kelley, Florence, « Factory Inspection in Pittsburgh », Wage-Earning, pp. 189-216.
Notons au passage que cette photographie est produite par une compagnie commerciale dont certaines images ont déjà été rencontrées dans le Survey, la Chautauqua Photograph Company. Il est difficile, faute d’indications supplémentaires sur les conditions de production et de diffusion de cette image, de préciser à coup sûr si la critique introduite par la légende est un détournement de la conception originale de l’image, ou si elle était déjà implicite lors de la prise de vue. On penche évidemment pour la première hypothèse, ce qui ferait de cette photographie, telle qu’elle est reprise par le Survey, un nouvel exemple de déconstruction de l’iconographie industrielle conventionnelle.