A. Les vertus du jeu

La volonté progressiste de façonner la ville à la mesure de l’enfance se manifeste d’abord dans le mouvement en faveur d’aires réservées au jeu. Comme l’indiquent déjà certaines des images vues précédemment, le Survey adopte les principes de cette croisade, qui lui est antérieure, et qui consiste à reprendre à la puissance industrielle une part de l’espace urbain pour permettre le développement harmonieux des générations futures, paradoxalement condamnées par la prospérité économique de la ville :

‘« Each new mill with its volumes of smoke, each new line of trolley cars flying through the streets, each new row of houses crowding the population together, is a sign of our great wealth as a city. But with characteristic American thoughtlessness we have failed to see the other side of the question [...] Whole sections of the city have been left without an inch of ground unoccupied except the street [...] If these conditions were unavoidable we might reasonably turn our thoughts to something more pleasant, but they are not. Room can be made in the most crowded places for squares where children may play without danger [...]
In this wealthy city, this large-hearted and generous city, are being born little children who will never have a chance to develop physically, mentally or morally in their present surroundings. They are undergoing a process of slow starvation [...] We have made a little place where some of them may breathe a purer air. »617

Ces quelques lignes, tirées du rapport annuel du Women’s Club de Pittsburgh, pose en termes clairs, sinon dénués de sentimentalisme, l’enjeu qui se présente aux réformateurs. Six ans plus tard, Beulah Kennard prend la tête de la Pittsburgh Playground Association, qui a repris en main et étendu ce programme. En 1914, elle signe un article de 20 pages dans The Pittsburgh District intitulé « The Playgrounds of Pittsburgh », agrémenté de neuf photographies d’enfants jouant dans des parcs et des piscines, ou se reposant dans ce qui semble être une salle de sports.

Cette iconographie s’efforce ostensiblement de mettre en valeur l’importance des infrastructures, leur rôle d’organisation de l’espace urbain, et au-delà, leur capacité à réformer une enfance en détresse. Dans Recreation : The Equipped Playground,618 le poids de l’illustration repose sur l’adjectif du titre, qui fait toute la

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Figure 47 : Washington Park - On the crest of the ’Hill’ overlooking downtown Pittsburgh et Wading Pool and Pergola. Lawrence Park ( The Pittsburgh District , pp. 308 et 309).
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différence et transforme un simple terrain vague en terrain de jeu. Dans Wading Pool and Pergola - Lawrence Park (Figure 47), la légende s’attache à l’encadrement physique de la foule des enfants par l’architecture des playgrounds. Visuellement, le rebord du bac à sable, au premier plan, et la galerie ouverte, au fond, délimitent précisément l’espace de jeu et de liberté qui occupe le centre de l’image. Il est remarquable qu’aucun des enfants, dans une foule aussi animée, ne viennent transgresser ces deux lignes symboliques. Notons d’autre part l’occultation, par la galerie, de deux maisons, et de ce qui semble être, au centre, une structure industrielle. A l’inverse, l’extrémité de la « pergola » ouvre sur une colline boisée : le parc permet à la fois aux enfants de trouver une part de liberté, et à l’espace urbain de les encadrer de manière bénéfique en effaçant du paysage urbain les marques les plus évidentes de l’industrialisation.

Selon les images, cette figuration de l’encadrement architectural des activités ludiques prend des formes relativement variées. Toutefois, l’enjeu constant est celui de la citoyenneté des enfants au coeur de la grande ville. Dans Washington Park (Figure 47), première illustration de la série, un groupe extrêmement nombreux d’enfants en chemises blanches se livre à des exercices physiques. La photographie a été prise d’une distance telle que seul le mouvement unanime des bras levés permet de reconnaître qu’il s’agit d’une activité sportive dirigée. Au premier plan, des adultes et des enfants forment une espèce de public, qui observe ce cours de gymnastique collectif. Au fond, quelques bâtiments inscrivent Lawrence Park dans l’environnement urbain : nous sommes au coeur de la ville. A droite, un drapeau américain suggère discrètement la valeur patriotique de l’exercice, soulignée aussi par le nom même du parc. Celui-ci doit servir à former l’Amérique de demain, comme un écho au modèle d’une « ville sur la colline », élevée loin des quartiers économiques, sur les hauteurs de Pittsburgh (On the crest of the ’Hill’ overlooking downtown Pittsburgh). Cette dimension patriotique et utopique est d’autant plus marquée que les activités de plein air sont plus particulièrement destinées aux enfants de la nouvelle immigration, issus des quartiers les plus pauvres :

‘« The children of these people were found to be eager to learn how to become worthy citizens [...]. Little Jacob Molinsky [...] said, ’My name is Polish, but I am an American.’
Loyal little souls ! Their adopted country was treating them as the proverbial step-children are treated, and not as they were their own. »619

Comme dans Genuine American (Figure 34), l’affirmation de l’américanité vaut certificat d’adoption, et passe par un processus d’apprentissage de la citoyenneté. Kennard considère que le jeu permet cette formation, et qu’il revient à la ville, chargée de veiller à l’éducation de ses enfants adoptifs, de l’organiser. L’Américanisation implique l’aménagement d’espaces formateurs spécifiques, car l’environnement crée le comportement social, comme le constatent les travailleurs sociaux qui pénètrent les quartiers ouvriers. Privés de jardins, les enfants pauvres ne sauraient pas jouer :

‘« The committee then entered two mill neighborhoods and met the real difficulty. The members having never lived next to a mill and always having had yards and doorsteps of their own, could not understand that these children did not know how to play. »620

Ce manque relève explicitement, une fois de plus, d’une pathologie propre à la grande métropole industrielle : chez les filles, qui souvent travaillent pour compléter le revenu familial, l’incapacité à jouer est devenue une seconde nature monstrueuse621 ; chez les jeunes garçons, privés d’espaces de jeu structurés, elle se manifeste par un tempérament de « vagabond », qui les mène tout droit à la délinquance ; chez les enfants noirs, l’influence débilitante des conditions de vie insalubres induit une passivité quasiment insurmontable. C’est pourquoi Kennard définit les playgrounds comme des « écoles de jeu ».622 La cité industrielle ayant dénaturé l’enfance, il faut donc la reconstruire, la reconditionner, ce qui signifie concrètement lui rendre une forme d’imagination, d’indépendance, d’esprit de décision.623 Cette réforme de l’enfance passe par la création d’un environnement adéquat, symbolisé par les terrains de jeu. Le rôle des playgrounds est donc de tenter, autant que faire ce peut, d’inverser l’influence de l’environnement industriel :

‘« More than half of the Pittsburgh playgrounds were placed in these sections among children who were sub-normal and apparently tending to degeneracy because of their unfortunate surroundings. »624

On voit comment l’urbanisme est à la fois un traitement possible à la pathologie urbaine et industrielle (et donc une réponse concrète aux problèmes sanitaires décrits plus haut), et l’élément constitutif d’une pédagogie dont l’objectif ultime, au-delà de l’épanouissement des individus, est la création des conditions de la citoyenneté. La conclusion de Beulah Kennard est à ce sujet particulièrement éclairante, et mérite d’être longuement citée :

‘« Pittsburgh forgot that beside every furnace and every engine stood a man and that the man was hers. The furnaces grew so great and new men came in such throngs that the busy city lost its sense of values, and as the newcomers came from countries farther and farther away, their faces grew strange to her eyes and their tongues were ’hedged with alien speech and lacking all interpreter’ to her ears. They were no longer fellow citizens and friends, but only so much brawn muscle for the use of her captains of industry.
[...] Pittsburgh had not been old and hardhearted, but only young and careless, and when the city remembered, she began to feel the bond of fellowship once more through the children and their play.
[...] As the waters of the Allegheny and the Monogahela come from north and south to form here a more mighty river, so the streams of the nations from the north and the south unite here to make a still mightier people, and they shall yet come into their own in [this] city [...]. Not by the thrift and industry of the Scotch, Irish and Germans of the first days, not by the driving mills of the later time, not by her tonnage, and not by the congestion and municipal chaos that now prevail shall the city be known at last, but by the strength and the beauty of her children. »625

Un tel lyrisme n’est guère courant dans le Survey. Mais il faut se souvenir qu’il vient à la fin de l’un des derniers volumes de la série, et qu’il répond aux nombreuses photographies d’enfants décrites et analysées au cours de ce chapitre. Cet écho se retrouve jusque dans l’association réitérée de la figure de l’enfance et du symbole de l’eau : l’Allegheny et la Monongahela retrouvent ici, après leurs nombreux avatars sanitaires, la valeur positive d’une métaphore de puissance, de progrès et de vie. Surtout, l’enfance est explicitement présentée comme l’avenir radieux d’une communauté formée de toutes les composantes ethniques de Pittsburgh, que celles-ci soit anciennes ou récemment arrivées.

C’est donc d’une communauté culturelle que rêve ouvertement Kennard, qui oppose cette conception à l’illusoire consensus économique et industriel qui fait la grandeur théorique de Pittsburgh. Une telle vision de la société urbaine du futur a des accents utopistes incontestables (the bond of fellowship, a still mightier people), fondés sur la redéfinition d’un pacte éthique perdu (sense of values), dont les enfants, rassemblés et élevés dans les espaces privilégiés et préservés des playgrounds, sont les plus sûrs garants, avec l’école. L’éducation, telle que la dessine le Survey, s’inspire logiquement des mêmes valeurs que celles du playground. Mais quelques exemples permettent de s’apercevoir qu’elle met en jeu de manière encore plus évidente le souci d’intégration des populations immigrées dans la société idéale que Kennard appelle de ses voeux.

Notes
617.

Report of the Summer Playground Work, Joint Committee of the Women’s Club of Pittsburgh and Vicinity, 1900, pp. 6-7.

618.

Kennard, Beulah, « The Playgrounds of Pittsburgh », The Pittsburgh District, p. 313.

619.

Ibid., p. 309.

620.

Ibid., p. 310.

621.

« One pathological condition early observed among the little girls of Pittsburgh was their feverish, unchildlike desire to work - real work, not play activity. », Ibid., p. 311.

622.

Ibid., p. 312.

623.

Voir aussi p. 497.

624.

Kennard, op. cit., p. 311.

625.

Ibid., p. 324.