B. L’école comme image de la ville

Après « les écoles du jeu », il faut s’intéresser de plus près aux modèles scolaires proposés par Kellogg et son équipe. Les auteurs du Survey, contrairement à nombre de leurs contemporains, ne se soucient guère de pédagogie. Du contenu de l’enseignement, il n’est jamais précisément question ici : les textes et l’iconographie se consacrent presque exclusivement à la manière dont l’architecture de l’école (et d’autres institutions d’éducation telles que les bibliothèques) accueille les enfants, préserve leur santé (qui semble plus importante que ce qu’ils apprennent), et donc favorise leur épanouissement en tant qu’individus-citoyens. Pour Lila Ver Planck North, l’état des bâtiments devient même le critère prioritaire pour évaluer la compétence de l’administration scolaire :

‘« Confinement in a school room is at its best so contrary to nature’s plan for a growing child that it is perilous when conditions are less than the best. Perhaps there is no surer test therefore of the intelligence and efficiency of a school administration than the character of the school housing. »626

Comme pour les playgrounds, la photographie réitère cette importance des infrastructures et des bâtiments. L’une des critiques les plus courantes est l’inadaptation de certaines écoles à leurs fonctions. Une fois encore, l’espace réservé à l’enfance est perçu comme inadéquat, car conçu à l’origine pour un autre usage :

‘« LIGHT AND SHADOW
The physical equipment found in the parish schools was of all varieties, some truly excellent, some unbelievably bad. Many buildings had not been planned for school purposes and could not be made either fit nor sanitary ; the limited space and the unhygienic conditions of the class rooms were their most serious faults. »627

Ces insuffisances sont d’autant plus inacceptables que les plans de l’environnement scolaire idéal existent déjà, comme en témoigne ce texte éminemment technique :

‘« The child in his seat is the unit and center of the whole school plan, and therefore class-room arrangements have received the closest study by experts and school architects. The growth of conviction on this subject is shown by a law passed by the Pennsylvania legislature in 1905 requiring certain conditions of light, space, and ventilation in the class room.
This required that in all new buildings the light should come from the left or left and back of the room, and that the light area should not be less than 25 per cent of the floor area. A floor area of not less than 15 square feet should be allotted to each pupil. Space to the amount of 200 cubic feet must be provided, and fesh air at the rate of 30 cubic feet per pupil [...] »628

La réglementation précise très exactement les normes techniques de l’environnement éducatif. La loi, fondée sur ce blueprint, doit contribuer à mettre fin à des situations telles que celles illustrées par Why do Children Have Spinal Curvature, Crooked Shoulders, and Eyestrains ? A typical institution class room, under one teacher, photographie publiée dans l’article de Florence Larrabee Lattimore sur les orphelinats de Pittsburgh. Sur cette image, un groupe d’enfants penchés sur leurs bureaux travaille sans lever la tête.629 Dans le reste de l’article, l’articulation des thèmes sanitaires, sociaux et éducatifs est constante : les enfants adoptifs de Pittsburgh que sont les orphelins ou les enfants malades doivent avoir droit à un suivi médical et éducatif constant, et de qualité. Au même titre que les terrains de jeu, l’école ou la bibliothèque sont les lieux où se forme peu à peu un nouveau corps social sain, à la fois physiquement et intellectuellement.

Le chapitre de Lila Ver Planck North sur les écoles de Pittsburgh explore systématiquement ces thèmes sanitaires et architecturaux, dans une alternance systématique des formes du diagnostic et de celles du blueprint. Cet article use à plusieurs reprise de formes iconographiques déjà explorées, comme en témoigne la photographie intitulée St Agnes Parochial School,630 dont la légende est : The two basement floors in the church at the right were used for school purposes - Toilets for both sexes in dilapilated building at left. Le thème sanitaire est doublé, dans la composition de l’image, par l’inclusion au premier plan d’un muret, de poteaux électriques, et surtout d’un terrain vague, ni cour d’école ni playground digne de ce nom. Une telle mise en image situe l’inadéquation de l’environnement urbain de cet établissement scolaire.

Vingt pages plus loin, un groupe de cinq photographies souligne de manière systématique la proximité des sanitaires et des espaces de jeu et d’apprentissage des enfants.631 Cette première série est suivie d’une seconde, où la complémentarité du diagnostic et du blueprint apparaît clairement. Les photographies opposent des espaces pathologiques à des modèles architecturaux qui leur répondent point par point. Sur ces illustrations, sous le titre générique de Four Pages of Contrasts (Figure 48 à Figure 50), l’école de Sterrett propose une série d’espaces idéaux,

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Figure 48 : Four Pages of Contrasts - Sterrett and Moorhead Schools ( The Pittsburgh District , pp. 256-257) (1).
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Figure 49 : Four Pages of Contrasts - Sterrett and Moorhead Schools ( The Pittsburgh District , pp. 256-257) (2).
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Figure 50 : Four Pages of Contrasts - Sterrett and Moorhead Schools ( The Pittsburgh District , pp. 256-257) (3).

alternative souhaitable aux dysfonctionnements visibles à l’école Sainte Agnès, ou dans l’établissement public de Moorhead, présenté ici comme contre-exemple.

L’appel à la réforme s’appuie sur une simple mise en rapport visuelle entre bâtiments dangereux et espaces rationnels, insalubrité et souci sanitaire, ombre et luminosité. Douze photographies se répondent de manière parfaitement symétriques, les six premières ayant été réalisées à Sterrett, les six dernières à Moorhead. On notera que les modèles idéaux parlent d’eux-mêmes, leurs légendes étant réduites au minimum, alors que la description des dysfonctionnements de Moorhead réclame généralement quelques précisions. L’adéquation parfaite d’un nom et d’un espace qui lui correspond est en quelque sorte la garantie de la spécificité et de la fonctionnalité de ce lieu. A l’inverse, les descriptions les plus longues mettent en évidence un mélange des fonctions, une confusion des espaces, et donc une impropriété de ceux-ci. Ainsi, Library (Sterrett) se présente comme un blueprint répondant aux problèmes soulignés dans Room for non-English children : Children in front and back without desks ; insufficient light ; lack of free space. De même, Exterior (Sterrett) est la version réformée d’Exterior : Showing drain pipes emptying on sidewalk, et School Yard de Boy’s Playground and Toilet.632

D’un côté se trouvent des espaces spécifiques, planifiés et rationnels, des environnements éducatifs parfaits. De l’autre, un environnement mal conçu (absence de tables, lumière trop faible), parcellaire, inadéquat. La question est d’ailleurs à nouveau explorée dans une annexe intitulée The new Pittsburgh school system, où deux images permettent de comparer les écoles Franklin et Allen. Ces photographies représentent des cages d’escaliers. Celle du haut, inadaptée, a été détruite et remplacée ; celle du bas, remodelée, est implicitement désignée comme l’exemple à suivre. L’argument technique qui différencie ces deux installations est leur résistance au feu (seule la seconde présente certaines garanties). Visuellement, toutefois, cette argumentation technique est figurée par l’opposition de deux conceptions de l’espace : la première, confuse et complexe, est abandonnée au profit de la seconde, plus ordonnée et rationnelle. La lisibilité de l’image, fondée sur la géométrie, reflète la fonctionnalité de l’espace. L’angle droit et le dégagement de larges espaces est préférable au croisement et à l’enchevêtrement de cages d’escaliers anciennes. Ce remodelage architectural, par son ampleur, est une refonte complète de l’espace éducatif.633

L’exigence sans cesse réitérée du Survey vis-à-vis de la qualité des bâtiments scolaires est justifié de la même manière que son implication dans le mouvement des playgrounds. Les institutions photographiées dans ces pages sont à la fois l’environnement immédiat dans lequel vont s’épanouir (ou se perdre) les citoyens de demain, et la manifestation tangible du progrès civique de la cité. Pour reprendre quelques-unes des conclusions de Lila Ver Planck North :

‘« The aim of the public school as conceived by their early promoters was, it need hardly be said, to give the children and youth a fit preparation for the rights and duties of citizenship. Among these duties self-support was certainly not the least [...] a rounded preparation for citizenship is still the only valid reason for a school system maitained by the people.
It can not be denied that with the successive generations this aim under the ward system was less and less realized in Pittsburgh. Groups of young people year after year left schools less fitted by the habits and physical conditions of their school life for economic success [...] That community, with few exceptions, was denied the use for purposes of recreation and enlightenment of the school equipment it had itself furnished. »634

On voit comment la faillite de l’éducation est, à double titre, une question politique. Elle est d’abord le symptôme de l’incurie du système municipal des wards, dont North souligne par ailleurs qu’ils ont souvent favorisé la spéculation financière sur des terrains qui auraient dû être réservés à la construction, ou à l’agrandissement, d’établissements scolaires.635 Plus soucieux d’intérêts particuliers, notamment économiques, que du devenir de la communauté, les notables de chaque quartier de Pittsburgh ont signé la perte de son système scolaire. La conséquence de cette irresponsabilité est la mise en péril de l’avenir civique et social d’une communauté dont les citoyens n’auront pas été convenablement formés :

‘« And since the children of today are the voters of tomorrow a management of this sort must continually turn out a community less and less fit to take in charge civic affairs of which school administration is chief. »636

La reprise en main des institutions scolaires s’avère donc nécessaire. North conclut son article par un appel à la reconstruction complète de certains bâtiments, mais laisse clairement entendre que cette mesure n’est que le modèle de la refonte totale de l’administration scolaire, dont on vient de lire qu’elle était elle-même la « première » des responsabilités civiques :

‘« The only thing to do in the case of a school building so defective that no alteration can make it safe or sanitary is to abandon it and construct another on better lines. As with school buildings, so with school systems. »637

Ainsi les dernières lignes de cet article ouvrent-elles le chantier proprement institutionnel et politique sans jamais le traiter de manière précise. La remise en cause de l’administration scolaire est généralisée dans ce texte à la conduite de la ville dans son ensemble, mais les solutions politiques apportées par North ne sont jamais explicitées. Elles passent principalement, dans le texte comme dans l’iconographie, par la description et la représentation des espaces éducatifs, environnement spécifique, rationnel et efficace où doit s’épanouir le corps social en devenir. Par synecdoques successives, les écoles en viennent à représenter l’institution scolaire dans son ensemble, celle-ci figurant à son tour - par la vertu sans cesse réitérée de l’éducation à la citoyenneté - l’ensemble du corps civique. Il n’est pas indifférent que tous les mouvements de réforme municipale nés aux Etats-Unis au tournant du siècle aient comporté un volet concernant l’administration de l’école. Ces programmes se consacrent principalement à la manière dont les établissements doivent encadrer les enfants. Souvent, ils considèrent d’ailleurs le playground comme une part intégrante de l’éducation publique :

‘« In 1898 eleven such organizations from as many cities organized a regional conference in New York, devoting several days of discussion to the improvement of school buildings, the education of juvenile offenders, the reform of school boards politics and the publicizing of educational needs. The meetings were filled with familiar figures in the municipal-reform organizations of the era. »638

Tous les sujets abordés, on le voit, relèvent du fonctionnement politique et social de l’institution scolaire, de leur organisation et de leurs infrastructures. Les dimensions civiques et architecturales sont indissociablement liées, et ces questions sont au coeur de la redéfinition de la ville. Dans le Survey, les photographies d’écoles et de terrains de jeu sont bien des blueprints, encore parcellaires, de la communauté de demain.

Notes
626.

Ver Planck North, Lila, « Pittsburgh Schools », The Pittsburgh District, p. 253.

627.

Ibid., p. 232.

628.

Ibid., p. 257.

629.

Lattimore, op. cit., p. 353.

630.

Ver Planck North, op. cit., p. 233.

631.

On se contentera ici de citer trois légendes : visuellement, ces images ressemblent beaucoup aux clichés d’arrière-cours et de latrines analysés plus haut. Le commentaire de la deuxième photographie indique : Dry well Toilets in School Yard [...] Condition insanitary and disgusting. Celui de la troisième précise que la cour de l’école n’est séparée de celle d’un tenement insalubre que par une palissade en bois. Le taudis en question est photographié page suivante : Seven feet from the main entrance to the Monongahela School. Ibid., pp. 252-253.

632.

Notons sur ces deux dernières images la reprise de la thématique de l’eau : un petit pont au milieu d’un parc enneigé sert de contraste à une énième vue de sanitaires au milieu d’une cour.

633.

Franklin School : Main stairway, which has been removed and fireproof stairs and stair halls provided et Allen School : Main hall after remodeling. Entirely fireproof., Kennard, Beulah, « The new Pittsburgh school system », The Pittsburgh District, p. 472. Deux autres photographies intitulées Andrews School proposent, page suivante, une semblable opposition visuelle, sur le mode de « l’avant-après ». Le résultat est moins convaincant, mais le principe est identique.

634.

Ver Planck North, op. cit., pp. 303-304.

635.

Ibid., p. 302.

636.

Ibid., p. 304.

637.

Ibid., p. 305.

638.

Cremin, Lawrence A., The Transformation of the School, New York : Vintage Books, 1964, pp. 86-87.