C. Fabriquer des citoyens

On devine à travers la conclusion du texte de North l’une des dimensions les plus problématiques de l’iconographie progressiste, telle qu’elle apparaît dans le Survey. Sur les images d’écoles et de playgrounds, l’insistance avec laquelle sont mis en avant l’importance des installations, de même que certains termes rencontrés dans les textes (« management of this sort will turn out a community »), tend à confirmer l’hypothèse d’un discours progressiste contaminé par les modèles industriels d’organisation : le playground et l’école, lieux d’épanouissement citoyens, sont en quelque sorte des usines chargée de manufacturer un corps social organisé et cohérent.

Considérons d’abord deux images intitulées explicitement Epiphany Parochial School : A Modern Plant,639 et présentant l’intérieur et l’extérieur d’une école. Leur titre joue à l’évidence sur le parallèle entre l’organisation industrielle moderne et le type d’ingénierie sociale nécessaire à la création de structures éducatives performantes. Sur la même page, deux photographies titrées Contrasts in Parochial School Equipments présentent une opposition visuelle marquée entre un « atelier à citoyens », encore vide, donc présenté comme un appareil productif neuf, prêt à accueillir les enfants, et une sorte de sweatshop du savoir, sombre et surpeuplé. A gauche, une salle vide, où la lumière s’engouffre par cinq fenêtres et se reflète sur chacun des bureaux, ponctuant l’espace de taches lumineuses. A droite, un espace bondé, insuffisamment éclairé par deux fenêtres à peine visibles sur l’image. D’un côté l’air et la lumière, l’organisation rationnelle d’un atelier du savoir, une image de l’avenir ; de l’autre, l’obscurité et la surpopulation, caractéristiques du taudis.

Une seconde manifestation de l’influence des modèles industriels sur les conceptions progressistes est la présence épisodique, au sein du Survey, de photographies illustrant l’enseignement technique ou professionnel. Ces clichés, pris dans des salles de classes claires et fonctionnelles, doivent être lus dans le contexte d’un débat qui agite alors le milieu réformateur, et qui porte sur la finalité de la scolarisation, notamment son rapport au monde industriel. Pour certains, l’école doit former l’élève à l’autonomie : telle est clairement la position de North, parlant d’une « formation générale à la citoyenneté ».640 Cette vision doit cependant composer avec une tendance grandissante de l’institution scolaire à former la main-d’oeuvre dont a besoin l’industrie. Le débat sur l’école retrouve ainsi les problématiques articulant croissance industrielle et citoyenneté. Sous l’impulsion de plus en plus militante de la National Association of Manufacturers, les éducateurs et les syndicalistes les plus éminents, longtemps hostiles à ce qu’ils considèrent a priori comme une forme d’instrumentalisation de l’éducation au profit de l’industrie, se rangent à la nécessité de consacrer une part non négligeable de l’enseignement public à la formation d’ouvriers qualifiés et de techniciens. A l’époque où paraît le Survey, la National Society for the Promotion of Industrial Education, qui appartient à la mouvance progressiste, constate que 29 Etats financent déjà l’enseignement technique sous une forme ou une autre. Cette association s’apprête à porter le débat au niveau fédéral, avec le concours de la National Association of Manufacturers et de l’American Federation of Labor. Progressistes, industriels et syndicalistes semblent trouver ici un terrain d’entente, même si les modalités précises de ce type d’enseignement restent objet de débat.641

L’iconographie du Survey reflète - assez timidement - ce débat. Sur les quelques images proposées, l’organisation de l’espace est ponctuée par la distribution régulière des élèves dans les salles de classes et les ateliers. Ces pièces sont des exemples de fonctionnalité de l’espace d’apprentissage : nulle trace d’insalubrité ou de saturation de l’espace disponible sur ces modèles. Dans The Pittsburgh District, deux photographies soulignent le contraste entre un établissement où les jeunes pensionnaires doivent se contenter, en guise de formation professionnelle, de faire le ménage, et la Pennsylvania Reform School, où quatre jeunes garçons apprennent l’ébénisterie dans un atelier lumineux.642 Sur la première image, la position incongrue d’un pensionnaire debout sur ce qui semble être un appareil de chauffage, ainsi que le cadrage peu orthodoxe de ses deux camarades relégués dans un coin et plongés dans l’obscurité, reprennent le thème d’un espace (et par extension d’une activité) inappropriés. Sur la seconde photographie, quatre élèves se répartissent dans l’ensemble du cadre, et chacun est occupé à une tâche individualisée, pour laquelle il dispose de son propre poste de travail.

Dans Homestead, on trouve trois photographies qui semblent directement sorties d’une brochure vantant les mérites de la Schwab Manual Training School (Figure 51). Ces espaces modestes mais harmonieusement disposés, la propreté et la luminosité impeccables des locaux, l’équipement mis à la disposition de chaque élève, sont les marques d’un espace répondant parfaitement aux critères de fonctionnalité et d’efficacité généralement avancés par les auteurs du Survey. Comme le reconnaît Margaret Byington à propos de cette institution, dirigée par un ancien manager de U. S. Steel :

‘« This Schwab school, which is supported by the public taxes, and is carried on under the direction of the superintendent of schools, rounds out the town’s system of elementary education. In its maintenance and standards it is a public recongition of the need for manual training in an industrial community, and in its work a distinctly progressive spirit among the people is feeling its way. »643

Un « esprit progressiste » est donc susceptible de se développer dans une institution dont le but avoué est de former la main-d’oeuvre de la grande industrie. Byington salue de la même manière l’enseignement proposé par la Carnegie Technical School de Pittsburgh.644

On ne saurait toutefois tirer des conclusions trop générales des quelques images vues ici. La Pennsylvania Reform School est, comme son nom l’indique, une institution réservée à des cas difficiles. Sur la photographie proposée, l’activité manuelle à laquelle se consacre les élèves relève de l’artisanat plus que de l’industrie lourde. Des photographies de ces mêmes enfants faisant du sport ou suivant un cours sous un arbre suggèrent une imagerie de type plutôt pastoral que réellement industriel.

En ce qui concerne l’école Schwab, des réserves similaires doivent être faites. L’établissement n’accueille les enfants qu’une demi-journée par semaine : le reste du temps, ils suivent normalement les cours de l’école publique. En outre, une seule photographie montre des élèves travaillant sur des machines de type industriel : sur les deux autres, les enfants sont en cours d’ébénisterie, et de dessin. D’un côté, on retrouve donc une activité industrielle traditionnelle, voire quasi artisanale, et de

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Figure 51 : Schwab Manual Training School - Machine Room ( Homestead , p. 127).

l’autre, une activité artistique ou, plus probablement dans ce contexte, une formation élémentaire à l’ingénierie (au dessin industriel ?). Les machines dont remplacées par des règles et des compas, et « l’enseignement manuel » annoncé par le nom de l’école ne se contente pas de former des opérateurs de machines, mais bien des concepteurs, des techniciens, peut-être des ingénieurs. Plutôt que d’exalter la formation des futurs bras de l’industrie, l’iconographie du Survey propose un modèle relativement complexe, où des activités traditionnelles cohabitent avec des formations plus techniques. Les écoles vues dans le Survey ne sont pas, en majorité, les copies des ateliers des grandes usines sidérurgiques.

Paradoxalement, l’exemple iconographique le plus significatif de l’emprise des modèles industriels sur les activités de réforme touchant à l’enfance est fourni par une série de photographies illustrant la naissance d’un terrain de jeu. A l’époque où Beulah Kennard signe son article dans The Pittsburgh District, on a déjà suggéré que le Survey entreprend de justifier sa démarche en publiant les premiers résultats des initiatives réformatrices à Pittsburgh. On trouve la confirmation de cette tendance, ainsi que l’illustration concrète des thèses des Progressistes quant aux possibilités d’améliorer l’espace urbain au bénéfice de la communauté, dans une séquence de trois images publiée dans l’autre volume publié en 1914, Wage-Earning Pittsburgh.

Ces trois photographies, intitulées Manufacturing A Playground (Figure 52), mettent en évidence l’ambiguïté du discours réformateur vis-à-vis de la logique industrielle, du moins dans les derniers textes du Survey. Ces trois vignettes racontent l’histoire exemplaire de la construction d’un terrain de jeu. La première photographies montre un espace vide, « plein de boue, et couvert de cailloux, de boîtes de conserves, de bouteilles cassées », au milieu d’un quartier où les 200 enfants n’ont aucun endroit pour jouer. Sur la deuxième image, « 750 enfants » et

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Figure 52 : Manufacturing a playground ( Wage-Earning Pittsburgh , p. 418).

« 24 volontaires » (des immigrés récents, « foreign-speaking ») ramassent les déchets. Le troisième cliché montre le résultat final, un playground photographié d’un peu trop loin, après qu’une centaine d’hommes et de jeunes garçons ont aplani le terrain. Parmi ces volontaires (all foreign speaking), l’auteur des légendes ne peut s’empêcher de souligner la présence de « nombreux socialistes ».

La qualité médiocre de ces images, et leur reproduction dans un format extrêmement réduit, les unes sous les autres, leur confère une simple valeur narrative. Contrairement à l’immense majorité des photographies du Survey, celles-ci ne proposent ni analyse, ni grille de lecture, mais bien une fable à la morale exemplaire : l’engouement civique, par la réforme de l’espace social, garantit l’avenir de la communauté. Or il faut noter que ce court récit se déroule à Wilmerding, ville créée de toutes pièces par l’industrie. Cette affiliation est annoncée dès le titre de la série. Non seulement il s’agit de « manufacturer » un terrain de jeu, mais de plus, le sous-titre associe le Y. M. C. A., instigateur du projet, et les usines Westinghouse, dont l’implication n’est pas plus clairement précisée. Ainsi se dessine, sous l’impulsion d’une association civique, le consensus politique improbable réunissant l’empire industriel Westinghouse,645 les nouveaux immigrants de tous âges, et le parti socialiste local. Notons en outre que la construction du playground est une entreprise « rentable », puisque les enfants qui recyclent les boîtes de conserves en obtiennent un cent à la douzaine. Si l’on ajoute à ces considérations que l’image suivante montre un toboggan autour duquel s’est agglutinée une foule d’enfants, et dont la légende précise qu’il est utilisé au taux (rate) de « 30 enfants à la minute », on en vient à se demander si la construction de terrains de jeu n’est pas une activité quasi-industrielle, dont les critères de réussite sont comparables à ceux d’activités économiques plus traditionnelles.

Cette ambiguïté, au sein d’un ensemble de textes dont on a montré à plusieurs reprises qu’ils tenaient l’industrie pour responsable des dysfonctionnements profonds de la société urbaine, ravive certaines des interrogations soulevées par la présentation des bâtiments scolaires et de l’enseignement technique. Si la nouvelle industrie est la principale cause des dysfonctionnements de la ville, certains des principes sur lesquels elle fonde son efficacité sont repris par les Progressistes au moment de concevoir les espaces urbains où se développera le corps social de demain, celui des enfants de la ville.

L’iconographie de l’enfance au sein du Survey focalise des thèmes apparemment très divers, et revêt des formes extrêmement variées. Si l’effet pathétique de certaines images (on pense aux portraits de Hine) paraît délibéré, il semble toutefois que ce réseau complexe de photographies tente de concilier les deux fondements de la rhétorique progressiste. Le souci « philanthropique » et celui de la « construction » (constructive philanthropy) trouvent dans l’image de l’enfance l’un de leurs thèmes visuels les plus porteurs. Les petits garçons et les petites filles vus dans ces clichés, qu’ils en soient le sujet unique ou qu’ils apparaissent au titre de « produits » humains d’un environnement plus ou moins favorable, sont à la fois des hommes et des femmes à construire, et les éléments constitutifs d’une communauté urbaine à créer. Dans le même temps, le Survey s’attache à montrer, de manière systématique, que cette « reconstruction » des êtres et de la société passe précisément par la réforme de l’environnement institutionnel urbain, qui prend ainsi une place centrale dans les représentations iconographiques. Cette reconstruction passe d’abord par le diagnostic implacable des dysfonctionnements de l’espace de la ville, rapidement perçu comme pathologique et pathogène, puis par l’édification d’un nouvel environnement sain, rationnel, sûr, et fonctionnel.

Cette réforme de l’humain et du social par l’infrastructure, manifestation la plus concrète de l’hydraulique sociale chère à Kellogg, recèle un paradoxe qu’il est difficile de nier. Le parallèle incessant entre la fabrication d’espaces sociaux, la formation des individus et la constitution d’une communauté politique tend parfois à réduire la « réforme » sociale à une simple entreprise de travaux publics, et donc à assimiler la ville à une « machine à citoyens » dont il suffirait d’assurer le bon fonctionnement pour régler tous les problèmes humains de la cité. La tentation existe, on l’a vu, dans les modèles proposés pour l’école et les playgrounds. Plus généralement, ces images et ces textes posent le problème de la mise en place de cette réforme, et du rôle que doivent y jouer les « experts » divers dont il a été question au premier chapitre. Tour à tour médecins, travailleurs sociaux, architectes ou ingénieurs, les auteurs du Survey manipulent la ville en vertu de la compétence que leur statut de spécialistes de la question sociale leur confère. Cette lecture du discours progressiste n’est pas totalement infondée, mais l’importance des thèmes de l’école et du playground, et la place centrale de la figure de l’enfance - à laquelle sont assimilés, à l’occasion, ces nouveaux immigrants ne parlant pas l’anglais - suggèrent que le modèle de « l’ingénierie » se double d’un rôle d’enseignant :

‘« the Progressive mind was ultimately an educator’s mind, and [...] its characteristic contribution was that of a socially responsible reformist pedagogue »646

Une telle généralisation se trouve confirmée par le Survey, dont un grand nombre de textes émane d’universitaires et de professeurs. Lewis Hine, lui-même enseignant au début de sa vie professionnelle, décrit dans un article intitulé significativement The School in the Park les bienfaits d’une confrontation directe des élèves avec le monde « industriel », paradoxalement réduit ici à un jardin public :

‘« The industrial world gives many opportunities for the children to see and understand its life by participation in some of its realities. »647

Pour Hine, l’excursion est l’occasion pour les enfants de faire l’expérience du monde, d’en comprendre les processus, et d’aiguiser leur sens des relations sociales, au sein d’un environnement qui a le double avantage d’appartenir au monde moderne et d’en être en même temps protégé. Un an avant le début du Survey, certains des principes maintes fois évoqués par Kellogg sont ici ébauchés : l’exploration d’un espace comme expérience « scientifique » (et non seulement confrontation ou mise en présence), révélation de la réalité comme ensemble d’interactions et de rapports, et consolidation d’un lien social entre les élèves, futurs citoyens. Ces étapes de la compréhension de la nouvelle société industrielle passent toutefois par l’encadrement des élèves dans des structures propres, spécifiquement conçues pour leur permettre une participation au monde sans risquer de subir les dysfonctionnements de celui-ci. L’iconographie du Survey fait constamment l’apologie de tels espaces intermédiaires, les opposant explicitement aux lieux où règnent la confusion entre l’industriel et le social, entre le monde des adultes et celui des enfants. Les écoles et les playgrounds sont, à leur manière, les laboratoires où doit naître et se former la communauté de demain.

Soulignons pour finir que ce processus pédagogique trouve dans l’outil photographique un genre de paradigme. La capacité du médium à extraire de l’univers urbain un échantillon significatif est en soi une expérience menée sur le réel, une « révélation » qui est indissociablement une sorte d’« encadrement », ne serait-ce que parce que l’image a été produite par l’un de ces « spécialistes » évoqués par Hine en parlant des photographes professionnels.648 Plus fondamentalement, la photographie est par nature une formalisation presque instantanée de l’expérience. Elle médiatise le réel en même temps qu’elle le dévoile, l’« empreinte » du monde qu’elle recueille étant aussitôt « (en)cadrée ». L’image produite est elle-même, à sa manière, l’un de ces espaces intermédiaires où « l’expérience » de la réalité urbaine contribue à l’« éducation » du lecteur, ainsi qu’à l’élaboration, par la valorisation de modèles existant, de nouveaux types d’organisation sociale. La présentation d’infrastructures propres à assurer le bon fonctionnement de la démocratie à Pittsburgh ne se limite pas, en effet, aux photographies d’écoles et de terrains de jeu.

Notes
639.

Ver Plank North, op. cit., p. 232.

640.

Voir p. 497.

641.

Cremin, op. cit., pp. 23-57.

642.

Industrial Trainig for Boys, in Lattimore, op. cit., p. 368.

643.

Byington, op. cit., p. 123.

644.

Ibid., p. 124.

645.

Voir annexe 1.

646.

Cremin, op. cit., p. 89.

647.

Hine, Lewis, « The School in the Park », The Outlook, July 28, 1906, pp. 712-718. Reproduit dans History of Photography, 16, Summer 1992, pp. 94-97.

648.

« This is the era of the specialist. Curtis, Burton Holmes, Stoddard and others have done much along special lines of social photography. », Hine, Lewis, « Social photography : How the camera may help in the social uplift », 1909, in Trachtenberg, Alan, Classic essays on photography, New Haven : Leete’s Island Books, 1980, p. 112.