CHAPITRE HUIT :
LA VILLE-MATRICE

La production industrielle, la sécurité des ouvriers, la planification sanitaire et l’éducation se révèlent, notamment à travers l’organisation de l’espace, des domaines éminemment techniques, et donc affaires de spécialistes. La formation d’un corps social capable d’autonomie par rapport au système industriel doit être organisée rationnellement, et encadrée par des experts. De même que les ingénieurs définissent les méthodes de la production industrielle, les architectes, éducateurs et travailleurs sociaux dessinent la société de demain en définissant l’environnement propice à l’épanouissement des hommes et à l’éducation des enfants. L’exigence de sécurité répond au besoin de préserver un « corps américain », à travers la figure de l’ouvrier-citoyen. Quant au souci sanitaire, il se double d’un enjeu éducatif. Le rôle de la ville progressiste, qui tente notamment de compenser l’influence dévastatrice de l’usine, est de former des esprits sains dans des corps sains. Son devoir est de fabriquer des citoyens capables, à leur tour, de constituer la cité en tant que communauté civique et politique.

Les exemples analysés s’insèrent dans des modèles plus généraux de la « matrice »649 définie par Kellogg. Ce terme a une double connotation, technologique et biologique. Pittsburgh est-elle un moule ou un ventre, une machine ou une mère ? Le Survey hésite entre les deux modèles. Le premier, impersonnel et technique, conçoit la cité comme une entité autonome, véritable « fabrique » de citoyenneté. Ce schéma de la machine urbaine a la faveur apparente de Kellogg, et semble s’opposer au paternalisme industriel en vigueur dans certaines entreprises de Pittsburgh et de sa région. Pourtant, au-delà des grandes figures de l’entreprise et de la philanthropie que sont Andrew Carnegie et H. J. Heinz, le Survey et son maître d’oeuvre ont parfois recours à des figures tutélaires, leaders moraux et politiques qui sont les visages de la réforme à Pittsburgh. En réalité, le Survey reprend le modèle technologique pour tenter de l’appliquer à la « machine » urbaine, et propose des portraits de citoyens exceptionnels, références morales de la ville et spécialistes des questions urbaines, qui ne sont pas sans rappeler, par leur forme et leur utilisation, les photographies traditionnelles des capitaines d’industrie.

De la réforme technique visant à reconstruire le parc immobilier de la ville au modèle plus élaboré d’une « usine sociale » inspirée à Kellogg par le modèle allemand, le Survey propose, sous diverses formes, la refonte de Pittsburgh en tant qu’entité sociale, culturelle et politique. Cette dimension de blueprint, particulièrement sensible dans les deux derniers volumes, intègre certaines représentations photographiques préexistantes, et réintroduit massivement les figures d’une certaine élite sociale dans le fonctionnement de la « machine » urbaine.

Notes
649.

Voir p.