Des photographies de types d’habitations idéales, susceptibles d’influer positivement à la fois sur l’environnement urbain et sur la vie de leurs occupants, constituent une part non négligeable de l’iconographie du Survey, où elles se répartissent sur plusieurs volumes. On recense deux illustrations de ce genre dans The Steel Workers (Figure 53), trois dans The Pittsburgh District,655 quatre dans Homestead,656 et jusqu’à treize dans Wage-Earning Pittsburgh.657 Ces images uniformes n’ont guère plus retenu l’attention des commentateurs que celles des systèmes de sécurité des machines, alors qu’elle constituent le complément indispensable des images de taudis et des portraits d’ouvriers et d’enfants, généralement plus célèbres. Le fonctionnement de ces images est sans doute l’une des applications les plus claires de la double référence diagnostic/blueprint, comme
en témoignent les deux articles associés en annexe de Wage-Earning Pittsburgh sous le titre général Community Contrasts in Housing Mill Workers. Le premier de ces textes, qui traite du quartier de Soho, est intitulé The Persistence of Sanitary Neglect in Central Pittsburgh. Le second, Midland, A Forerunner of Modern Housing Development for Industrial Sections, présente ce quartier comme une solution aux problèmes évoqués dans l’article précédent. D’un côté, on trouve six photographies relevant de l’esthétique de la pathologie et du déchet ; de l’autre, six clichés de logements modèles. A l’alignement de maisons noires de A Hillside Battery of Disease, où les rails et les écoulements d’eaux usées sont associées par la légende, s’oppose, deux pages plus loin, les rangées de pavillons clairs de Low Cost Frame Houses - Midland, sur une photographie qui montre la rue « encore en chantier » (Figure 54).
Cette précision apportée par la légende renforce l’insistance des illustrations de ce chapitre sur les matériaux de construction (Stucco and Frame Buildings, Poured Concrete Houses...). Signalons enfin que les deux dernières images de la série sont intitulées Toyland, nom qui souligne aussi bien la perfection et la part d’idéalisation de ces modèles réduits photographiques que leur caractère éminemment manipulable.
Les textes dans lesquels s’insèrent ces images traitent, pour l’essentiel, des thèmes déjà évoqués : l’hygiène, mais aussi la reconstitution d’un espace familial, sont au centre des préoccupations. En créant un environnement sain, fonctionnel, adapté aux besoin de l’individu et de la famille, ces constructions nouvelles doivent permettre d’enrayer la déliquescence généralisée du milieu urbain. Comme l’écrit Margaret Byington :
Plus abrupt, W. C. Rice affirme sans détour que la construction de logements modernes à Midland va permettre « d’éduquer » la population ouvrière récemment arrivée, ou du moins préparer l’avenir en offrant à ses enfants l’expérience des normes matérielles du modèle américain :
‘« The company believes that the conveniences offered produce an environment doing much toward the education of the next generation, if not the present, in household standards. »659 ’Aux caractéristiques techniques et architecturales sont fréquemment associées le prix de vente ou de location, la clientèle visée, et plus généralement les bénéfices sociaux que la communauté peut espérer retirer de ces nouveaux logements. La construction d’un parc immobilier digne de ce nom doit venir corriger les effets désastreux de la « négligence sanitaire et civique » mise en évidence par l’article précédent traitant du quartier de Soho. Selon W. C. Rice :
‘« The policy of the Improvement Company has been to encourage in every way civic improvements and the general good of its people. During the last year, the company has built several hundred houses and employed a firm of architects of national standing, to design houses very different from the store-box type so common in industrial towns. »660 ’Les deux photographies de Toyland sont placées en vis-à-vis de ce texte, représentatif de l’esprit qui préside à la mise en valeur de la solution immobilière telle que la conçoivent les réformateurs. La reprise en main de l’espace par les architectes doit permettre de rendre forme au corps social et politique urbain. Le blueprint est adapté par la photographie, qui ne se contente pas d’enregistrer l’existence de quelques quartiers modèles, mais témoigne des étapes de leur construction, et propose ces ensembles de logements comme modèles à suivre et à imiter, maquettes de la ville de demain.
L’espace longuement diagnostiqué se trouve ainsi réformé et reconstruit. L’absence frappante de présence humaine, élément de composition qui démarque nettement ces photographies de la majorité des images analysées jusqu’ici, souligne leur statut de projet, de prototype. C’est en ce sens, et dans ces limites, que le terme de blueprint peut s’appliquer ici à la photographie. Les logements représentés sont un environnement dont l’influence positive est postulée, mais non encore démontrable si l’on en croit les images proposées : la « troisième dimension » sociale est en effet singulièrement absente de ces images. Pourtant, la validité de la théorie semble acceptée par tous, et Margaret Byington se lance dès 1909 dans une défense et illustration du rôle des sociétés de gestion immobilière :
‘« Of the business enterprises, those which doubtless most closely affect the lives of the residents are the real estate companies. Real estate, except in Munhall, is largely in the hands of local firms, who recognize that they have a definite part in building up the town and who take genuine pride in it. By making it possible for those with small incomes to buy houses and by creating a sense of confidence through fair dealing [...] the real estate men have helped to increase the number of house-owners. »661 ’Une telle vision de l’harmonie sociale par l’immobilier trouve sans doute un écho favorable auprès de ces membres des classes moyennes, commerçants ou représentants des professions libérales, qui participent au mouvement de réforme. En témoigne l’épais rapport produit par le professeur J. T. Holdsworth, à la demande de la Chambre de Commerce de Pittsburgh. Publié en 1912, au moment du hiatus qui suit la parution des quatre premiers volumes du Survey, il développe l’idée de Byington et prépare ainsi l’abondante iconographie immobilière de Wage-Earning Pittsburgh. Pour Holdsworth, l’un des enjeux cruciaux de la création d’une nouvelle communauté urbaine est la reconstitution d’un parc de logements décent :
‘« We all know that the trouble with Pittsburghers has been largely due to the fact that individual gain has been the only object before them in this community for years, whether it be the housing problem or any other, and if our city and country as a whole is thereafter to hold up its head and shake off the criticism of the Pittsburgh Survey, in my opinion it will only be when every man here as well as in other lines of business, but especially the real estate fraternity, insists upon their clients’ as well as their own operations being conducted with the view of making a handsome city and one in which others will profit by their operations, as well as themselves. »662 ’Sous cette formulation un peu alambiquée se dessine l’idée d’une branche industrielle et commerciale (le bâtiment et l’immobilier) dévouée à la cause commune (construire une « belle ville ») et retirant finalement les bénéfices de cette solidarité nouvelle. On retrouve ici l’idée selon laquelle le souci du développement social de la communauté est aussi « payant » du point de vue économique. Pour illustrer cette théorie, Holdsworth reprend les modèles visuels de The Steel Workers et de Homestead, en les systématisant. Dans les pages qu’il consacre au prix des loyers et à la qualité des logements, il s’appuie en priorité sur la photographie :
‘« Rent comparisons have been made largely in the pictorial form. Scores of photographs were taken of houses renting from $ 12 to $ 30 in different cities. These pictures with descriptive data are appended to this report. »663 ’Sur les 24 pages du chapitre traitant des logements destinés à la population ouvrière, Holdsworth en consacre exactement la moitié à des photographies pleine page, montrant des exemples représentatifs et, à ses yeux, tout à fait satisfaisants, de constructions simples mais fonctionnelles.664 Chaque type d’habitation est désigné avec précision (frame house, residence, apartments), et surtout soigneusement décrit : montant du loyer, équipements sanitaires, présence ou non d’un jardin... Visuellement, ces images présentent des caractéristiques quasiment invariables. Ce sont toujours des prises de vue réalisées de la rue : les équipements disponibles dans chaque maison sont donc décrits, mais ne sont jamais montrés. Les images sont vides de toute présence humaine. L’environnement immédiat des bâtiments est à peine visible : au mieux, la photographie utilise la perspective ouverte par la rue pour montrer un alignement de maisons. Le reste du temps, le cadrage isole l’un de ces logements modèles. Ces caractéristiques visuelles sont presque aussi systématiques dans le Survey.
A travers Holdsworth, professeur d’économie travaillant pour la Chambre de Commerce, se révèle à nouveau l’alliance de fait entre la réforme et le monde des affaires, qui partagent visiblement ce modèle immobilier. La plupart des logements présentés dans le Survey correspondent pourtant exactement à ce schéma. Ainsi, la société responsable des logements décrits par W.C. Rice dans Wage-Earning Pittsburgh est selon la propre définition de l’auteur « une branche de la Steel Company ».665 Sous son nom aux accents civiques, l’Improvement Company est donc en réalité une filiale de l’industrie lourde. Rappelons que H. F. J. Porter, dans le même volume que Rice, faisait l’éloge de la ville-usine et du paternalisme industriel. Pour cet auteur, la construction de toutes pièces de quartiers gérés directement par les employeurs est un moyen légitime d’éviter l’agitation sociale souvent causée, selon lui, par la mauvaise qualité des logements proposés aux ouvriers et à leurs familles.666
Cinq ans auparavant, Byington relevait sur un ton plus polémique la fonction de contrôle social joué par ces villes-usines. Sa défense des professionnels indépendants se conclut sur la constatation que leur offre ne saurait répondre à la demande toujours croissante de la communauté : ce sont donc souvent des industriels, « n’ayant aucun intérêt au développement futur de la ville indépendamment de l’usine »,667 qui complètent le parc immobilier des quartiers ouvriers de Pittsburgh. Or, en offrant des maisons à leurs employés à des prix raisonnables, les grands patrons lient la population ouvrière à leur usine, et entravent sa liberté de déplacement :
‘« Home owning [...] lessens the mobility of labor, since when one is partly paid for a man will put up stakes and seek work elsewhere only under extreme pressure. From the point of view of the company, this is an ever present advantage. For the employee it is a potential disadvantage, especially in a town like Homestead where, since the strike of 1892, the men have had no voice in the matter of wages and no security as to the length of employment [...] In the average mill town [...] house ownership may prove an encumbrance to the workingman who wants to sell his labor in the highest market. »668 ’Pour Porter, la politique immobilière des grandes entreprises est d’abord la solution aux grèves et aux revendications ouvrières ; pour Byington, il s’agit de l’intérêt bien compris de la compagnie, et la construction des logements met en jeu une certaine conception de la démocratie. Dans une ville où le syndicalisme est pratiquement brisé, la dernière liberté des ouvriers - s’en aller - se trouve limitée par une politique de logements conduite non pas par la communauté, mais par la grande industrie. Ainsi, l’espace urbain et ses habitants sont toujours, à bien des égards, dépendants de la sidérurgie :
‘« The setting of the average Homestead household is now fairly complete before us. On the one hand is the inexorable mill, offering wages and work under such conditions as it pleases ; on the other is a town politically failing to maintain a sound environment for its inhabitants and not possessed of independent business ressources sufficient to serve them. »669 ’Les approches de Porter et de Byington, révélatrices de deux tendances et de deux époques du Survey, se révèlent à nouveau diamétralement opposées. Le premier défend une forme plus ou moins moralisée du paternalisme industriel. La seconde, au contraire, reconnaît une opposition cruciale entre la ville et l’usine « inexorable ». Pour Byington, l’économique et le politique se font face et s’incarnent dans deux espaces distincts, l’usine et la cité. Dans une telle logique, la constitution d’un parc immobilier industriel lui apparaît comme un mélange des genres contestables. En donnant la parole à ces deux analyses, celle de l’expert industriel et celle d’une professionnelle de la réforme sociale, le Survey laisse s’installer une contradiction que les images d’ensembles immobiliers, dans leur uniformité, ne dissipent en aucune façon.
Row of Five New One-Family Brick Houses, Franklin Flats, Phipps Model Tenements, Dinwiddie, Emily Wayland ; Crowell, F. Elizabeth, « The Housing of Pittsburgh Workers », The Pittsburgh District, pp. 110-111.
Detached Dwellings of the Better Type, Sixteenth Avenue, Munhall, Byington, op. cit., p. 19. Trois autres photographies sont présentées ensemble p. 60.
Views of Vandergrift, Kellogg, Paul U., « Community and Workshop », Wage-Earning, p. 15 ; Residence Street, Pitcairn, et A Street in Woodlawn, Ibid, pp. 20-21 ; Johnetta et Marianna, H. F. J. Porter, « Industrial Hygiene of the Pittsburgh District », Wage-Earning, p. 260 ; Miner’s Dwelling, Ibid., p. 261 ; Woodlawn, Ibid., p. 264 ; Stucco and Frame Buildings, Midland et Low Cost Frame Houses, Midland, W. C. Rice, « Midland : A Forerunner of Modern Housing Development for Industrial Sections », Wage-Earning, p. 411 ; Poured Concrete Houses, Midland et Tenanted by Owners, Ibid., p. 412 ; Triple House, Toyland et Hollow Tile and Cement, Ibid., p. 413.
Byington, op. cit., p. 46.
Rice, W.C., op. cit., Wage-Earning, p. 412.
Ibid., p. 411.
Byington, op. cit., p. 31.
Holdsworth, J. T., Report of the Economic Survey of Pittsburgh, 1912, p. 67.
Ibid., p. 13.
Ibid., pp. 51-62.
Rice, W.C., op. cit., p. 411.
Porter, H. F. J., « Industrial Hygiene of the Pittsburgh District », Wage-Earning Pittsburgh, 1914, p. 260. Voir chapitre 4.
« The town’s lack of economic self-dependence is serious and fundamental. A large machine manufactory and the steel mill employ practically all the inhabitants except those who provide for the needs of the workers. Financially, therefore, Homestead is almost entirely dependent on the outsiders who own these industries, - non-residents who for the most part lack any interest in the future development of the town as distinguished from the mill. » Byington, op. cit., p. 31.
Byington, op. cit., p. 62.
Byington, op. cit., p. 31.