B. Schenley Park, « ville blanche » de Carnegie

Entrepreneur millionnaire, figure tutélaire de Pittsburgh, Andrew Carnegie est depuis la fin du 19e siècle le philanthrope officiel de la ville. Dans The Gospel of Wealth, article publié en 1889, il définit le rôle du mécène dans la ville idéale. La contribution du grand homme à des « projets de service public » (institutions culturelles principalement) doit mener à l’harmonie sociale :

‘« In this we have the true antidote for the contemporary unequal distribution of wealth, the reconciliation of the rich and the poor - a reign of harmony, another ideal, differing, indeed, from that of the Communist in requiring only the further evolution of existing conditions, not the total overthrow of our civilization [...] In this way we will have an ideal State, in which the surplus wealth of the few will become, in the best sense, the property of many. »675

Joignant le geste à l’écrit, Carnegie s’empresse de laisser son empreinte sur le paysage de Pittsburgh, entraînant par son exemple des hommes d’affaires tels que le banquier John Mellon. Les manifestations les plus spectaculaires de cette politique de transformation de la ville en cité idéale sont la création d’un réseau municipal de bibliothèques publiques et la mise en chantier, dans la partie est de Pittsburgh, d’un gigantesque ensemble de bâtiments consacrés à l’éducation, à la culture et plus généralement au bien-être et à l’édification de la population.676 Schenley Park, sa bibliothèque, son musée et l’imposant projet de campus universitaire qui prennent forme peu à peu constituent pour ainsi dire le pendant utopiste du centre historique, The Point, presque entièrement consacré aux activités industrielles. Le pôle économique permet, par son activité et les richesses qu’il crée, la naissance d’un pôle culturel et « social ». De la ville noire émerge une ville blanche qui en est en quelque sorte le positif.

L’expression de « Ville Blanche », si elle n’est pas explicitement utilisée à l’époque pour qualifier Pittsburgh, n’en est pas moins dans l’air du temps depuis la fameuse exposition dite « colombienne » organisée à Chicago en 1893. En créant de toutes pièces une ville idéale, cette manifestation avait proposé un modèle sur lequel de nombreux projets urbains du tournant du siècle prétendirent ensuite se baser. Dans l’élaboration de ce modèle utopique, la photographie avait joué un rôle à la fois essentiel et frustrant. Si l’on en croit Julie K. Brown, la production photographique ayant pour sujet l’exposition et ses bâtiments était extrêmement contrôlée. Il s’agissait de documenter le contenu des divers pavillons, et de mettre en valeur les qualités monumentales de ceux-ci.677 Moyen inégalable de diffusion des idéaux de l’Exposition et de son architecte, Daniel Burnham, la photographie se voyait dans le même temps brutalement confrontée à son incapacité ontologique à « créer » l’utopie :

‘« Incapable of creating its image except from what was already in the world, photography was severely limited as a utopian medium. Arnold circumvented the problem by photographing an existing urban utopia. »678

Il n’en va pas différemment à Pittsburgh, où l’utilisation de la photographie permet de documenter les progrès de la construction d’une nouvelle « Ville sur la Colline » à Schenley Park, progrès mesurés à l’aune de l’ambitieux plan d’un ensemble architectural majestueux (Figure 55). Les articles et les livres traitant de Pittsburgh au tournant du siècle s’attachent ainsi à mettre en valeur, par la photographie, la constitution d’un ensemble néo-classique monumental, où se mêlent le souci d’une harmonie toujours plus grande avec la nature domptée (observatoire, parc, zoo...) et la mise en évidence du caractère prospectif de l’ensemble, qui est encore en travaux. De la Pittsburgh d’aujourd’hui sortira la cité idéale de demain, née de la prospérité due à la production industrielle. La preuve de ce futur meilleur est apportée par la photographie, capable de diffuser aux yeux du monde la naissance de la ville du futur et les bienfaits de l’industrialisation. C’est par ce biais promotionnel que la photographie, redoublant et multipliant le signe architectural, se fait image de l’avenir. L’absence de silhouette humaine sur ces clichés leur confère en outre une irréalité paradoxale : la photographie, en quelque sorte, est la promesse de l’utopie, la preuve d’une réalité encore en gestation.

Dans les albums, notamment au moment du cent-cinquantenaire, ces images sont omniprésentes. Les 21 illustrations de l’ouvrage de Samuel Church Harden, A Short History of Pittsburgh, se répartissent comme suit : quatre portraits de personnages historiques (dont George Washington et William Pitt), cinq images de monuments historiques et vues anciennes de Pittsburgh, et dix illustrations des grandes réalisations de Schenley Park (parcs, observatoire, université...). Ces derniers

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Figure 55 : Carnegie Technical Schools (uncompleted) et Design of University of Pittsburgh ( A Short History of Pittsburgh, 1758-1908 , 1909, pp. 111, 119).
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clichés sont regroupées dans le chapitre sur la « vie intellectuelle » de Pittsburgh (Figure 55), et suivent les deux seules illustrations du chapitre industriel, qui étrangement ne propose aucune photographie d’usine ou de machine : une première vue générale de The Point, le coeur historique et économique de la ville, précède une photographie du Country Club de Pittsburgh, juché sur une colline au milieu d’un décor champêtre. C’est l’activité incessante de la « pointe » industrielle qui construit le raffinement de civilisation édénique symbolisée par le Country Club. Le rapprochement de ces deux photographies, et leur rôle central dans l’économie de l’ouvrage, permettent de définir l’étape industrielle qui prolonge l’histoire de la ville, depuis le portrait inaugural de George Washington (first Pittsburgher) jusqu’à l’ère du savoir, de la culture et de la connaissance. L’analyse de Peter B. Hales, qui parle de la fonction de « cohérence culturelle » attribuée à la photographie grandstyle, paraît d’autant plus pertinente ici. Pour Carnegie, Schenley Park est un monument dédié à son talent visionnaire, au bien-fondé de ses croyances économiques, et à la grandeur de son sens civique. Aux yeux des citadins, le ville blanche est rassurante quant à la qualité sociale, sanitaire et morale de leur cité. Vis-à-vis d’un public plus large, ces clichés diffusent l’image de Pittsburgh comme modèle démocratique et social :

‘« [...] photography countered the old conception of the city as fundamentally threatening to a virtuous democracy with a vision of cities which drew nature and culture into fruitful harmony and presented the urban vista as a place of awe, even sublimity. To all these viewers, the urban grandstyle represented the new mythos of America’s privileged place in history [...] America became the final stage in the advance of western civilization, the newest and grandest achievement in a line of progress which reached back through the European Renaissance to classical Greece. »679

Dans le cas particulier de Schenley Park, cette dimension « civilisatrice » est directement dirigée vers la population elle-même. Pour l’historien Francis G. Couvares, cet ensemble monumental traduit de manière évidente la mainmise des classes supérieures de Pittsburgh sur la vie culturelle de la ville. Le souci pédagogique maintes fois réitéré par Carnegie traduit l’idée que la population ouvrière doit être « éclairée » dans ces temples du savoir, eux-mêmes situés dans un quartier résidentiel aisé :

‘« The erection of the Carnegie complex in 1895 thus announced more than the arrival of a self-conscious leisure class. It also announced the ambition of that class to reform culture in the Steel City. The latter intention could be inferred from the very siting of the complex, which confirmed Oakland’s status as the ‘cultural and civic center’ of Pittsburgh. Already the site of the relocated campus of Western University (soon to be renamed the University of Pittsburgh and to be joined by the Carnegie Technical Schools, and the Bellefield and Athletic Clubs) [...] Oakland was also the locus of Schenley Park [...]
Unlike private clubs or commercial theaters, the Carnegie complex was a public institution with an explicit social agenda : to define, create, and disseminate ‘the highest culture’ and thereby to civilize the inhabitants of the industrial city. »680

Cette volonté explicite d’éduquer les habitants de Pittsburgh, et au-delà, sans doute, de les américaniser, est analysée de manière variée par les divers auteurs du Survey.

Notes
675.

Carnegie, Andrew, « The Gospel of Wealth », North American Review, June 1889. L’article a été repris dans The Gospel of Wealth and Other Timely Essays, Cambridge : Harvard University Press, 1969 [1900], p. 23.

676.

Voir annexe 1. George Eastman, inventeur du Kodak, suit une démarche identique à Rochester (NY) quelques années plus tard. Il offre à sa ville des écoles, des crèches, des hôpitaux et un opéra. Voir Brunet, François, La naissance de l’idée de photographie, Paris : Presses Universitaires de France, 2000, pp. 264-265.

677.

Brown, Julie K., Contesting Images, Photography and the World’s Columbian Exposition, Tucson ; London : The University of Arizona Press, 1994, chapitre 4.

678.

Hales, Peter B., Silver Cities, Philadelphia : Temple University Press, 1984, p. 286. Charles D. Arnold était le photographe officiel de l’exposition.

679.

Ibid., p. 284.

680.

Couvares, op. cit., p. 103.