C. Les hésitations du Survey

Kellogg et son équipe ne peuvent ignorer ce que Couvares appelle le « complexe Carnegie », comprenant notamment la bibliothèque centrale et le musée du même nom. Leur analyse de l’influence de ces monuments n’est pourtant pas uniforme, et permet de retrouver la ligne de fracture déjà évoquée entre les quatre premiers volumes et les deux derniers. La philanthropie traditionnelle de type Carnegie semble moins problématique aux auteurs de 1914 qu’à ceux de 1909-1910.

On trouve dans The Pittsburgh District une image de « l’Institut Carnegie »,681 précédant de quelques pages une vue générale de la toute nouvelle Université de Pittsburgh.682 En vis-à-vis de la première illustration, Robert A. Woods insiste sur la contribution du mécène et des institutions qu’il a créées à l’essor de l’enseignement technique. Dans un texte signé du rédacteur en chef de The Survey, et qui par ailleurs souligne l’importance cruciale du rôle des ingénieurs dans la vie sociale de Pittsburgh, ces commentaires suggèrent que la vision de l’utopie Carnegie, dans The Pittsburgh District, est reçue avec une certaine complaisance par les Progressistes.

Dans le même volume, un article entier est consacré à l’action du réseau de bibliothèques par l’une de ses responsables, Frances Jenkins Olcott, qui salue dès la première phrase de son texte l’action de l’industriel.683 Son article est illustré de six photographies. Quatre montrent des groupes d’enfants écoutant des lectures à haute voix. Deux sont des vues générales de grandes salles bondées mais régulièrement disposées, que de grandes fenêtres inondent de lumière.684 Intitulé « The public library - a social leaven in Pittsburgh ; with special reference to its work for children », ce chapitre met donc visuellement l’accent sur des activités dirigées (par les bibliothécaires, figures d’encadrement et d’expertise) et sur des espaces rationnels, visiblement conçus par des architectes, voire des ingénieurs. L’omniprésence des enfants renforce le sentiment que ces lieux, qui doivent presque tout à Carnegie, sont des laboratoires de la cité de demain. L’insistance d’Olcott sur les difficultés techniques que représente la distribution des livres dans une cité si morcelée (géographiquement et démographiquement) renforce le sentiment que l’accès de tous à la culture est principalement un problème d’ingénierie sociale.

Quatre ans plus tôt, John Fitch faisait une lecture toute différente de la distance entre le « complexe Carnegie » et le public visé. Pour lui, l’abondance des infrastructures culturelles ne saurait compenser la méfiance des ouvriers vis-à-vis de la principale figure du patronat sidérurgique, ni la fatigue extrême engendrée par les journées de travail de douze heures :

‘« Not only is home life threatened, but other healthy influences in the mill towns feel the blighting effect of the twelve-hour day. Opportunity for mental culture would seem to be ample in the mill towns. Each has its Carnegie Library. Big splendidly equipped affairs are the libraries in Homestead, Braddock, and Duquesne. Each has its auditorium and music hall with a fine pipe organ, where lectures and concerts of high grade are held [...]
In the libraries themselves there is a good stock of books and periodicals [...] Books may be drawn, of course, and read in the home. But the steel workers seldom make use of these privileges. There is a great deal of prejudice against the gifts of Mr. Carnegie on account of the several labor conflicts that have occurred in the mills formerly controlled by him ; this has its effect, but it is not alone sufficient to bar out the workingman. The trouble is the same as that which has already spoiled half of the home life, and bids fair to blight the rest. There is not enough energy left at the end of a twelve hour day to enable the average man to read anything of a very serious nature [...] ».685

Ce texte est en réalité le commentaire d’une page de photographies à travers laquelle The Steel Workers a déjà mis en place une critique visuelle de l’iconographie

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Figure 56 : Recreational Equipment of Carnegie Library at Homestead ( The Steel Workers , p. 192).

traditionnelle du « complexe Carnegie ». Quatre clichés d’un gymnase, d’une piscine, d’une salle de billard et d’un auditorium, cette série, intitulée Recreational Equipment of Carnegie Library at Homestead, pourrait être tirée, telle quelle, d’un volume commémoratif du cent-cinquantenaire vantant la modernité des installations culturelles de Pittsburgh. La mise en page elle-même, relevant du catalogue, est caractéristique des albums. Mais l’absence d’usagers, sans doute destinée à l’origine à mettre en valeur l’aménagement et la taille de ces espaces de culture et de loisir, voit ici sa valeur inversée. Ce sont des structures sans fonction, des blueprints inadaptés. Ces coquilles vides, comme le prouvent malgré elles ces images, sont des illusions (would seem). Ces lieux sont vides pour les raisons qu’explique un peu plus loin Fitch, dont l’analyse est partagée, pour l’essentiel, par Elizabeth Butler :

‘« Excellent building construction, thorough cleanliness, dressing rooms, rest rooms, natatoria, are the tools of welfare work. Wherever they are at the service of the employes, we have reason to be glad. Yet in our enthusiasm for these tools, we must not forget that their value is to a great extent dependent on the conditions of work and wage which accompany them. Good in and of themselves, their service is of little effect if it serves merely to obscure facts of low wages and high speed rate. Pleasant surroundings compensate neither for excessive work, nor for a fundamental deficit in the financial basis of self-respect [...]
The girl who cuts onions at $ .75 a day cares very little for the polished upright piano in the lunch room. »686

Au-delà de l’étonnante formule choisie par Butler pour dénoncer l’insuffisance des salaires, on notera surtout que ce texte encadre deux illustrations des équipements de loisir proposés par les établissements McCreary et Keystone à leurs employés. Ces images sont à la fois relativement flatteuses (la taille, la propreté, la fonctionnalité de ces équipements paraissent tout à fait acceptables) et parfaitement neutres, comme le confirment leurs légendes.687 Ces photographies sont notamment vides de présence humaine, comme chez Fitch. On est tenté de dire qu’elles n’engagent à rien, ni de la part de Butler, ni de celle du lecteur, dont on a vu en outre que le texte l’invitait à ne pas leur accorder une importance trop grande. Ces « outils », pour utiles qu’ils soient, ne sauraient constituer à eux seuls une politique sociale digne de ce nom.

Margaret Byington illustre sans doute une position médiane, entre Olcott et Fitch. Elle reconnaît que les institutions fondées par Carnegie offrent de nombreuses possibilités de détente et d’éducation aux habitants de Homestead. L’une des distinctions qu’elle opère au passage mérite toutefois d’être soulignée, car elle révèle l’inconfort de Byington face aux activités culturelles liées au système fondé par Carnegie. Faisant référence aux clubs de sports associés aux bibliothèques, elle précise :

‘« While the clubs connected with the Carnegie Library are not, in a sense, of spontaneous growth, they may nevertheless be referred to here, since their particular form is largely a matter of popular demand. »688

La « spontanéité » des activités se trouve ainsi implicitement opposée aux formes institutionnelles de la culture, quand bien même répondraient-elles à la demande populaire. Plus loin, après avoir noté les besoins éducatifs de la population immigrante adulte, Byington remarque que la bibliothèque, malgré les efforts de ses employés, reste un lieu réservé, un privilège de classe :

‘« Unfortunately, a class feeling seems to have developed in respect to the library. The clerical and managerial force of mill employees make free use of its privileges, but some of the ’
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Figure 57 : The Lights of Kenwood Park et Carnegie Library, Munhall ( Homestead , pp. 113, 116).
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‘unskilled workmen expressed a doubt as to whether they are really welcome. »689

Une double page et trois photographies des institutions Carnegie illustrent ce chapitre sur l’éducation et la culture à Homestead, intitulé « Of Human Relationships ». L’une, Orchestra, Carnegie Library, montre une formation d’une vingtaine de musiciens sur scène. Le cadrage très large met en valeur l’architecture de cet auditorium. Les deux autres images, Carnegie Library, Munhall (Figure 57) et Band Stand présentent elles aussi des infrastructures culturelles, sans aucune présence humaine. Une page plus loin, le chapitre se clôt sur ce paragraphe :

‘« Aside from the lecture course there was almost no entertainment in Homestead the year of my inquiry that could be called cultural. The amusements in the main were the simple festivities of home and lodge and church, narrow in their round. Lacking the stimulus that comes from bringing a community into contact with new ideas or new people, they yet helped to keep life sane and wholesome. »690

Le diagnostic est mesuré, voire réservé, quant à la valeur culturelle de ces institutions officielles. Il paraît plus positif en ce qui concerne leur rôle social. Toutefois, aux yeux de Byington, les activités de quartier restent les formes prédominantes de la culture populaire.

Cette limite est aussi marquée par l’interaction de la photographie de la bibliothèque de Munhall avec les trois clichés qui la précèdent dans le chapitre, eux aussi signés Lewis Hine. Par leurs principales caractéristiques visuelles, ces quatre images forment un tout : publiées pleine page, elles sont cadrées horizontalement et représentent toutes les quatre une institution culturelle, au sens large du terme. A chaque fois, le cadrage reprend le même schéma général. D’un angle du bâtiment photographié, généralement placé au tiers droit de l’image (3 clichés sur 4), une ligne de fuite principale part vers la gauche, suivant la façade. Le côté du bâtiment, plus court, occupe la droite du cliché.

En remontant de la photographie de la bibliothèque vers le début du chapitre, on trouve d’abord The Lights of Kenwood Park, sans doute l’image la plus atypique des quatre, non seulement par ses caractéristiques visuelles moins marquées (le bâtiment principal est très excentré vers la droite, même si l’orientation générale de l’image est cohérente avec le reste de la série), mais aussi par l’absence de commentaire spécifique s’y rapportant dans le texte. En réalité, cette photographie illustre la discussion des quelques formes de culture populaire (notamment les cinémas nickelodeons) qui selon Byington « n’éduquent pas, mais donnent du plaisir » aux ouvriers, sur le chemin qui les ramène de l’usine et la maison.691

Ce sont les deux premières images de la série qui, rapportées à Carnegie Library, Munhall, sont les plus frappantes. Les bâtiments qui y apparaissent, cadrés de manière presque identique, sont un saloon et une maison entourée d’enfants que la légende désigne sous le nom de « centre de récréation spontané » (Figure 58). La foule qui se presse sur ces deux clichés forme un contraste saisissant avec le désert qui entoure la bibliothèque de Munhall. Des bars de Homestead, Byington reconnaît, même si c’est à regret, qu’ils répondent à un besoin qu’ils sont seuls à prendre en compte.692 Pour l’auteur, leur présence est un exutoire à la discipline inhumaine qu’impose la machine :

‘« With hot work to whet thirst, and with the natural rebellion of human nature against the tension of long hours, the liquor ’
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Figure 58 : Spontaneous Recreation Center, Homestead, 1907 et Saloon Corner, Saturday Night ( Homestead , pp. 107, 111).
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‘interests have exploited the need of the adults for recreation and refreshment. »693

Le bar serait donc le lieu de cette « rébellion » de la nature humaine contre la machine. Cette résistance s’exprime plus facilement autour des saloons, à la nuit tombante, que dans les espaces éducatifs de la bibliothèque.

Il reste à faire le lien entre ces diverses illustrations de lieux de culture, qu’elle soit populaire ou institutionnelle, et la première photographie de la série, Spontaneous Recreation Center, Homestead, 1907 (Figure 58). Une fois de plus, l’enfance est indirectement assimilée à la population immigrante. On peut supposer qu’elle garde la valeur symbolique de représentation de l’avenir de la cité. On est donc tenté de lire dans cette image un modèle d’institution culturelle idéale, qui allierait les aspirations « spontanées » de la population et la nécessaire formation des citoyens. La maison photographiée ici n’est ni une école ni un orphelinat. Elle n’a pas, apparemment, de statut institutionnel, et elle ne se situe pas sur un terrain de jeu aménagé. Enfin, ce n’est pas le foyer d’une famille idéale, cellule sociale indispensable mainte fois mise en avant par le Survey.

Si les enfants ne sont pas dirigés dans leur activité, comme sur d’autres clichés, trois femmes se tiennent légèrement à l’écart, pour veiller sur eux. La disposition des enfants sur l’image semble savamment improvisée, le long des principaux repères visuels de l’image (la palissade, les escaliers, le cercle tracé au sol de ce qui semble être une bouche d’égout). Ainsi se dessine, dans le cadre photographique, l’équilibre délicat entre la liberté (spontaneous) et une forme de supervision, ou du moins d’organisation (center), illustrée par la position périphérique des trois adultes. Figures maternelles plutôt qu’éducatrices, ces trois femmes veillent sur un espace social idéal, sain et sûr, où l’éducation des enfants et la formation des citoyens se ferait par l’interaction du corps social et de l’environnement urbain. Pour une fois, l’arrière-cour et la ruelle ne sont pas présentées comme les lieux de la contamination ou de la dégénérescence physique et sociale. Cette photographie atypique, sur laquelle le texte du Survey est muet, semble en réalité tenter de concilier les dimensions biologique et technique de la matrice urbaine, à la fois génitrice et machine sociale.

Partant de ce modèle, posé en préambule du chapitre, le texte décrit et illustre ensuite des institutions culturelles existantes, populaires ou officielles, qui ne sont que des pis-aller, des structures sociales imparfaites censées compenser les insuffisances d’une cité incapable de susciter une culture civique spontanée et collective. Dernier avatar photographié, la bibliothèque apparaît comme un modèle ambivalent, selon qu’on y voit plutôt une infrastructure porteuse d’avenir, comme Frances Jenkins Olcott, ou une coquille vide, comme John Fitch.

Notes
681.

Woods, Robert A., « Pittsburgh : an interpretation of its growth », The Pittsburgh District, p. 29.

682.

Ibid., p. 42.

683.

Olcott , Frances Jenkins, « The public library - a social leaven in Pittsburgh ; with special reference to its work for children », The Pittsburgh District, pp. 325-336.

684.

Dans l’ordre : Story Hour Group, p. 325 ; Homewood Branch, Adult Reading Room, p. 428 ; Homewood Branch, Children’s Room, p. 329 ; Library in a South Side Recreation Center et Lawrence Park Playground Library, p. 332 ; Home Library Group, p. 333.

685.

Fitch, John A., The Steel Workers, Pittsburgh [New York] : The University of Pittsburgh Press [Charities Publication Committee], 1989 [1910], pp. 203-204.

686.

Women and the Trades, Pittsburgh [New York] : University of Pittsburgh Press [Charities Publication Committee], 1984 [1909], p. 315.

687.

Recreation Room in the McCreary Store et Lunch Room of the Keystone Laundry, Ibid.

688.

Byington, op. cit., p. 117.

689.

Ibid., p. 124.

690.

Ibid., p. 117.

691.

Ibid., p. 111. Notons que le volume offre, p. 88, deux photographies de ces cinémas. Que ces clichés n’apparaissent pas dans ce chapitre confirme que la présence de The Lights of Kenwood Park répond à une logique qui n’est pas celle de l’illustration du texte, mais bien d’une série d’images similaires.

692.

« [...] they fill a need not otherwise supplied », Ibid., p. 112.

693.

Ibid., p. 113.