A. Les entreprises Heinz

Ce que l’on pourrait appeler « le modèle Carnegie » - où la blancheur utopique de Schenley Park est le fuit du dur labeur des usines noires - est concurrencé à Pittsburgh par une autre version du paternalisme industriel, où la communauté et l’usine ne font plus qu’un. Cette vision est celle proposée par les usines Heinz, entrepreneur à succès et contributeur précoce au Survey. Considéré à l’époque comme un industriel profondément humaniste, soucieux du bien-être de ses employés sur leur lieu de travail et en dehors de celui-ci, Heinz use abondamment de la photographie pour diffuser les images d’une organisation industrielle débordant le cadre de la seule production, pour créer les conditions d’une véritable communauté de vie. Dans son luxueux album intitulé The Story of Pittsburgh and Vicinity, le

message URL FIGP37059.gif
Figure 59 : H. J. Heinz Company, Pittsburgh, Pa. (1) ( The Story of Pittsburgh and Vicinity , 1908, p. 338).
message URL FIGP37060.gif
Figure 60 : H. J. Heinz Company, Pittsburgh, Pa. (2) ( The Story of Pittsburgh and Vicinity , 1908, p. 340).

Pittsburgh Gazette-Times propose deux pages entières consacrées à l’illustration du modèle Heinz. L’organisation similaire de ces deux pages joue sur l’idée d’équivalence : si l’on s’en tient à l’association de ces illustrations, les bâtiments appartenant à l’entreprise sont principalement producteurs d’harmonie sociale (Figure 59 et Figure 60). La production de conserves, « raison sociale » de l’entreprise, est cantonnée à une seule image, en haut à gauche de la deuxième page, cernée de photographies montrant les ouvrières à la plage, au théâtre ou à la cantine. Ainsi, la construction d’usines dans le pays tout entier, et même au-delà, induit la multiplication des activités ludiques et culturelles, plutôt que l’augmentation de la production, donnée secondaire de l’équation visuelle proposée.

Pour en savoir plus sur la compagnie elle-même, il faut se référer au texte qui accompagne ces deux pages d’illustrations (auxquelles s’ajoute l’indispensable portrait de H. J. Heinz). On apprend ainsi, au fil des paragraphes, que les origines de la société remontent à 1869, et qu’elle concentre en 1897 un cinquième des investissements américains dans cette branche industrielle. On comprend surtout, comme une confirmation du message implicite des photographies, que la production de conserves repose essentiellement sur un souci sanitaire, aussi bien physique que moral, qui ne tolère aucune exception :

‘« The volume of production [...] gives employment to 4,000 Pittsburghers under healthy and sanitary conditions that have no superior anywhere. In making preserves and pickles the sensibilities of the eater are respected to the tiniest detail. The largest preserve factory in the world, located on the North Side, is an example for factory lawmakers all over the country. It is airy and absolutely sanitary. The employees obey the strictest laws of cleanliness while at work. At the expense of the company the employees are offered physical and mental relaxation on the most generous scale, for the factory includes reading rooms, exercice rooms and medical attendance for employees, besides innumerable things to make the work congenial and the factory a place the employee comes to joyfully and leaves regretting. »694

Cette usine modèle garantit, en outre, des conserves « absolument pures et saines », à partir de produits venus « directement du jardin », et d’où sont absolument exclus « conservateurs artificiels et colorants ». En quatre pages de textes et de photographies, Heinz dépasse ainsi le modèle traditionnel de l’entrepreneur-mécène pour imposer l’image d’une utopie industrielle où la pureté, les loisirs, la communion avec la nature et la rationalité des installations sont plus qu’un choix, une nécessité absolue. Le bien-être des employés va donc de soi, il est un facteur parmi d’autres du succès de l’entreprise, au même titre que la fonctionnalité des locaux, leur parfaite tenue sanitaire, ou l’attention donnée aux produits issus du grand « jardin » américain. A travers cette communion idyllique entre l’homme, la nature et la machine, dans une branche industrielle où la mécanisation reste considérablement plus limitée que dans la sidérurgie, Heinz impose aux yeux de ses concitoyens un système quasi-utopique que le Pittsburgh Gazette-Times cite en exemple « à tous les législateurs du pays ».

H. J. Heinz étant l’un des bailleurs de fonds du Survey, il n’est guère surprenant de retrouver une partie de l’iconographie « officielle » de la compagnie dans l’oeuvre progressiste. Deux des photographies utilisées par le Pittsburgh Gazette-Times sont en effet reprises quelques années plus tard dans Wage-Earning Pittsburgh. A corner in the recreation room et The girls’ dining room (Figure 60) sont publiées sous des titres presque identiques (Recreation room for Employees et Girls’ Dining Room),695 dans l’article de Porter intitulé Industrial Hygiene in the Pittsburgh District. Illustré de 48 photographies, dont certaines ont déjà été évoquées, ce texte adopte un ton bienveillant vis-à-vis des stratégies les plus courantes du paternalisme industriel. Dans ce contexte, il n’est pas surprenant de retrouver en tout huit clichés traitant directement de la société Heinz. Le premier est précisément Girls’ Dining Room, qui instaure un parallèle frappant entre la rationalité de l’espace de production et celui du restaurant d’entreprise. L’alignement sans faille des jeunes femmes, leur discipline collective (elles ont toutes les mains sous la table !), et l’équation parfaite une employée/une tasse de café sont autant de marques presque caricaturales de l’organisation sans faille de ce lieu de « détente » et de « repos ».696

Les autres images illustrent toute la gamme des activités culturelles offertes aux ouvrières des usines Heinz : l’espacement savant des tables dans Recreation Room ressemble à celui des bibliothèques, une autre salle est consacrée à des cours de couture (Sewing Class for Employees), un jardin et une serre offrent un équilibre parfait entre nature et civilisation (A Roof Garden and Greenhouse). Ces trois images sont rassemblées sous le titre général Features of the Heinz Factories.697 La photographie suivante, photographie classique d’une processus de production où une jeune femme, assise sur un tabouret inconfortable, travaille sur une machine, apparaît de prime abord comme une critique de l’usine Heinz. Mais celle-ci ne dure que le temps d’un titre, déjà contredit par le reste de la légende. Le diagnostic établi par la photographie a déjà été pris en compte par l’industriel puisque les établissements Heinz, si l’on en croit le court commentaire de l’image, ont devancé les réformateurs d’une longueur :

‘« Stools are Poor Seats - Chairs with backs have displaced them in this factory - Can making department, H. J. Heinz Company. »698

On retrouve les usines Heinz un peu plus loin, sur trois photographies qui les font apparaître comme une institution culturelle à part entière : River Boat for Saturday Afternoon Outings 699 montre quelques dizaines d’employées en excursion sur la rivière. Une page plus loin, Minstrel Show Given by Employes of H. J. Heinz Company et Auditorium for Employes semblent faire écho aux photographies de l’orchestre de la bibliothèque Carnegie publiées dans Homestead. Le sous-titre de cette dernière image assimile explicitement le travail, l’éducation et la « socialisation » par la culture :

‘« The Heinz Company is the pioneer in the Pittsburgh District in eliciting social and educational values from the gathering together of hundreds of people to perform work. »700

L’usine Heinz est donc, explicitement, une manufacture à citoyens (ou plutôt, ici, à citoyennes). Dans le même temps, cette formation d’une population ouvrière épanouie et cultivée devient, à son tour, un argument d’efficacité productive. Cette dernière série d’images s’insère en effet au milieu d’un court texte traitant du scientific management, et de la prise en compte du facteur humain dans la production. Cette partie de l’article s’intitule, de manière extrêmement révélatrice, « The Shop Clinic » :

‘« The pioneers in scientific management have set themselves the task of laboratory methods to study variation in efficiency as it occurs in a given shop or department.
The ’preventive clinic,’ which exceptional works-managers have established here and there in America - but none as yet in Pittsburgh - has possibilities as an instrument for the study of the human factor in such equations.
Here entrance physical examinations are made and periodical visits paid by a physician who examines all employees who for any reason are brought to his attention. Those examined are either treated or given a diagnosis of their case [...] Circulars with sanitary information are distributed [...]
Such clinics help ward off the infectuous diseases which uninformed workers bring into the factories [...] They may prove in time valuable sources of information as to occupational disease, and like the chemical laboratories which test every heat of metal turned out by a steel mill, may watch the processes from the standpoint of fatigue and efficiency. »701

On voit ici la médecine jouer son rôle de diagnostic et de prévention, mais aussi établir les règles futures de l’hygiène industrielle. Contrairement à la plupart de ses collègues du Survey, Porter considère que la maladie pénètre dans l’usine de l’extérieur et donc, implicitement, que c’est la ville qui handicape l’industrie. Le texte a donc une manière inhabituelle, mais finalement révélatrice, de reprendre le parallèle courant entre la production sidérurgique et la préservation de l’énergie humaine. La santé est à la fois critère de productivité et nécessité sociale. Or, si cette seconde dimension tend à prévaloir dans le Survey, le texte de Porter met à nouveau en évidence un modèle de l’efficacité productive comme schéma sous-jacent du discours progressiste. L’idée même d’un « laboratoire » où seraient testées des méthodes de travail n’est pas si éloignée de l’idée progressiste de transformer Pittsburgh en un lieu d’observation et expérimentation sociale.

Notes
694.

The Story of Pittsburgh and Vicinity, Pittsburgh : The Pittsburgh Gazette-Times, 1908, p. 339.

695.

Porter, op. cit., p. 228-229.

696.

On notera la ressemblance frappante avec The bottling department, publiée par The Pittsburgh-Gazette, mais qui n’est pas reprise par le Survey. Voir Figure 60. L’atelier et la cantine sont conçus et représentés de la même manière.

697.

Porter, op. cit., p. 229.

698.

Ibid., p. 230.

699.

Ibid., p. 254.

700.

Ibid., p. 255.

701.

Ibid., pp. 254-255.