L’ensemble des textes et des photographies suggère un effort, de la part des auteurs du Survey, pour appliquer un modèle global à toutes les formes d’organisation sociale. Le paradoxe de cette démarche tient au fait que les Progressistes adoptent le schéma du management industriel, à prétention scientifique, qui se développe au début du siècle, mais qu’ils résistent à l’assimilation du social et du politique par l’économique et l’industriel. La ville doit être conçue comme une sorte d’usine sociale, expression dont on devine bien toute l’ambiguïté. Dans l’esprit de Kellogg, l’efficacité technique doit être mise au service de l’humain :
‘« My generalization, then, is that if the civic responsibility of democracy in an industrial district is to be met, the community should do what a first-rate industrial concern would do - figure out the ground it can cover effectively and gear its social machinery to cover it. By social machinery I mean hospitals, schools, services to householders ; all that wide range of activities that have a direct bearing on the living conditions of a people. It should hold these agencies accountable for results, as business enterprises are held accountable ; and its touchstone should be the welfare of the average citizen. »736 ’La « machine sociale » recouvre une réalité relativement précise et limitée. Même s’il y inclut, de manière un peu vague, « tout ce qui influe sur les conditions de vie d’une population », Kellogg la conçoit principalement sous la forme d’institutions éducatives et d’équipements sanitaires. Il s’agit à la fois d’assainir l’espace industriel urbain, de favoriser la vie familiale, et de faire de la ville un lieu de formation et de culture. La multiplicité des approches, au sein du Survey, retrouve ainsi un semblant de cohérence sur ce dénominateur commun : une théorie rationnelle et « scientifique » de l’aménagement de l’espace social (qu’il soit familial, professionnel, culturel ou éducatif) et le rôle régulateur d’experts techniques et scientifiques (architectes, bibliothécaires, enseignants) appelés à fixer les normes de l’environnement ainsi recréé. Le blueprint dont parle Kellogg, c’est précisément la définition des normes impératives de l’espace social, tel qu’il est possible de les déterminer en régulant le montant des loyers, la luminosité des cantines industrielles ou le nombre de fenêtres dans les salles de classes.
Le critique Terry Smith, rangeant Lewis Hine avec Alfred Stieglitz parmi les artistes de la photographie américaine, décrit le rapport de force déséquilibré entre la production d’images de ces deux hommes et celle, quantitativement écrasante, des ingénieurs appartenant au monde de la grande industrie.737 De même, David Nye oppose la vision sociale et humaniste de Hine à la logique technique et économique guidant les photographes de la compagnie General Electric :
‘« Both Lewis Hine and anonymous General Electric photographers made images of the southern textile mills between 1900 and 1910. Hine’s photographs emphasize the people in these mills, particularly the children, who worked amid dust and potentially injurious machinery [...] General Electric photographers depicted virtually identical mills in quite different ways. They eliminated the workers and emphasized the machinery [...] Hine’s work calls out for social reform : cleaner factories, safer machines, and an end to child labor. The corporation’s work celebrates electrification and industrial progress, making no visual reference to the workers. »738 ’Le Survey, considéré dans son ensemble ne confirme que partiellement cette opposition. Si les images réalisées par Hine se distinguent très nettement, dans l’immense majorité des cas, de l’iconographie traditionnelle de la machine industrielle, elles s’insèrent pourtant dans un système de représentation complexe, où le modèle de la rationalité technique et l’exaltation du rôle de l’ingénieur social sont omniprésents. Les images de Hine ne peuvent être comprises sans être mises en rapport avec l’abondante iconographie présentant l’espace urbain et ses habitants comme susceptibles de manipulation, de reconstruction et de réforme. Les « usines plus propres » et les « machines plus sûres » dont parle Nye restent néanmoins des usines et des machines, dont le fonctionnement s’impose dans le discours du Survey comme paradigme de l’organisation de la cité.
Que ce soit par souci de protéger l’intégrité du corps américain (celui de l’ouvrier et celui de l’enfant), ou par volonté constante d’éduquer les futurs citoyens de la ville, l’iconographie du Survey explore constamment le rapport entre les corps et leur environnement urbain et industriel, cherchant à modeler les uns par la manipulation de l’autre. L’image ausculte simultanément les corps et l’espace, et présente des « modèles » de citoyens et d’infrastructures urbaines. Fidèle à son credo environnementaliste, le Survey propose de la sorte une solution technique aux problèmes humains, dont Kellogg affirme qu’ils sont sa priorité. Cette logique culmine en une vision surprenante : à la fin de Wage-Earning Pittsburgh, les ultimes illustrations du Survey sont la photographie d’un homme portant un masque à oxygène et, en vis-à-vis, une radiographie où sont clairement visibles quatre vis :
‘« Vanadium Steel Bone Plate and Screws : Employed to hold badly displaced bones in the serious fractures which occured in the tonnage industries. In 181 cases this method has been successfully employed. The procedure has materially reduced the extent of permanent disability. »739 ’
Illustrant un article signé d’un médecin, ces images fabriquent un saisissant raccourci visuel de la logique menant du diagnostic au prototype (examen et reconstruction du corps), mais aussi du glissement net qui s’opère entre le début et la fin du Survey : dans Work-Accidents and the Law, Crystal Eastman proposait modification des machines et la compensation financière des handicaps par le recours à la réglementation. La communauté faisait de la sorte son retour dans le monde industriel. Dans Wage-Earning Pittsburgh, en revanche, le Docteur O’Neill Sherman illustre la prévention des accidents et la réparation du corps humain par l’ajout d’accessoires et de pièces détachées sur l’homme lui-même. Le médecin et l’ingénieur, une fois de plus, sont les deux visages jumeaux de l’expertise, qui se passe dorénavant du détour par la loi. L’hôpital où a été réalisée cette opération appartient à la Carnegie Steel Company, et l’on peut supposer que la plaque et les vis en acier ont été produites par la même entreprise. Plus que jamais, l’homme est la machine ne font qu’un, même sur l’iconographie de la réforme.
Cet exemple extrême est une manifestation presque caricaturale de certaines tendances de l’iconographie tardive du Survey : en lisant Fitch, on a le sentiment que U. S. Steel étouffe Pittsburgh. En lisant le dernier texte de Kellogg, on comprend que la ville n’est pas à la hauteur de l’usine. La nuance est importante. Tous les exemples cités (l’école, le parc, l’immobilier, la machine urbaine) démontrent que le Survey peine à se détacher de l’emprise industrielle, dénoncée pourtant de manière véhémente dans certains de ses textes.
On soulignera pour finir le statut paradoxal du portrait ouvrier tout au long du Survey. Si les photographies de Hine permettent de réintroduire massivement cette forme dans l’iconographie industrielle, elles ne lui accordent toutefois aucune valeur d’individualisation : tous les portraits de sidérurgistes sont des clichés « représentatifs » de types ethniques ou de catégories socio-professionnelles. Ces images, qui fonctionnent généralement pas séries, visent toujours à rendre compte de la formation en cours d’une sorte de modèle d’ouvrier et de citoyen américain. Cet idéal postulé, que la photographie ne peut figurer que par les visages d’« ouvriers pennsylvaniens », a par sa nature typologique une valeur normative : le Survey en vient, par ce biais, à proposer un standard américain, où le visage des hommes suggère la valeur du citoyen. Le portrait n’exprime plus l’identité de l’ouvrier (contrairement aux cartes de visite de la Lyon, Shorb & Co. ou les portraits des principales figures progressistes de Pittsburgh), mais le processus d’élaboration du corps citoyen américain par la machine sociale.
Il semble pourtant que la complexité de ces séries sauve l’iconographie du Survey des travers traditionnels de la photographie typologique. On connaît notamment les travaux photographiques du professeur Francis Galton dans les années 1870, cherchant à définir par ses « portraits composites » les différents profils criminels : le visage étant l’image du vice, et la photographie l’empreinte de ce visage, le cliché révélait la nature criminelle de l’individu.740 La délinquance était ainsi inscrite sur les traits d’un homme comme la compétence technique sur les mains des ouvriers. A l’inverse, les portraits du Survey, fonctionnant par série plutôt que par synthèse, rendent compte d’une évolution sociale et non d’un caractère inné. Le jeune Slave est en quelque sorte la « matière première » de la communauté : il deviendra ce que cette dernière saura faire de lui. On ne sort pas ici du paradigme de la société comme « unité de production », et l’anonymat typologique ne permet pas aux ouvriers photographiés de retrouver leur identité individuelle. En revanche, l’enchaînement des images permet de contourner la discussion des déterminismes raciaux et culturels,741 pour figurer d’abord les étapes d’un processus social et historique incertain, entièrement dépendant de l’environnement et des institutions de la cité.
On se rendra mieux compte de ce travail de représentation en se référant à un dernier exemple qui lui est contemporain. L’histoire de la photographie philanthropique a retenu les clichés du Dr Banardo,742 fondés sur le principe de « l’avant/après », qui montraient dans les années 1870 de jeunes enfants « sauvés » de la rue et « réformés » par les soins du bon docteur : d’une petit garçon sale et mal habillé, le prodige photographique faisait instantanément un enfant modèle vêtu de blanc. Ce type d’images est encore en vogue au moment du Survey, comme le démontre un ouvrage à la gloire de U. S. Steel publié en 1916.743 Quatre photographies prises dans la toute nouvelle cité industrielle de Gary illustrent en un raccourci saisissant la réforme de l’espace et des gens par la puissance industrielle. D’un côté, un terrain vague devient une ville moderne aux rues larges et électrifiées. De l’autre, une famille immigrante se transforme en un clin d’oeil en « Américains », par un tour de passe-passe visuel digne de George Mélies : autant qu’on puisse en juger, les deux petites filles et leur mère ont simplement enfilé des tenues blanches (Figure 65).
Ces quatre photographies délivrent un message explicite : d’un même mouvement, U. S. Steel conquiert l’espace et fabrique des citoyens. La matière première et le produit fini figurent sur la même page, témoignant de l’instantanéité du processus, de son caractère automatique et infaillible. Comparée à ces clichés, l’iconographie du Survey rend compte d’une réalité infiniment plus complexe. La cité n’est pas un prodige soudain. Les clichés simplistes sur le mode de « l’avant/après » sont réservés à l’illustration de machines et de bâtiments, jamais au processus de type sociaux. La ville est certes une structure manipulable, mais soumis à des contraintes multiples. La diversité des interactions qui animent le corps social exige le constant réajustement des modèles et des techniques, et la mise à l’épreuve systématique des infrastructures permet de juger de leur capacité à éliminer les symptômes de pathologie municipale, relevés de manière systématique. L’efficacité « opératoire » de la machinerie urbaine se juge à l’aune d’une « gestion sociale » de la ville :
‘« There are two real tests to which social machinery can be put by the community. The first is that of operating efficiency. In hospitals, in schools, in municipal departments, units of labor and product can be worked out as definitely as are the tons of the steel workers, the voltage of the electricians, the dollars and cents of the banks.Kellogg, Paul U., « Community and workshop », Wage-Earning Pittsburgh, p. 28.
« Even within the specific field of the imagery of industry, [...] engineering photography [...] amounts to a body of photographs eclipsing the output of both Hine and Stieglitz in its quantity and social effect. », Smith, Terry, « Book Review », Archives of American Arts Journal, 31 : 2, 1991, p. 25.
Nye, David E., Image worlds : Corporate identities at General Electric, 1890-1930, Cambridge ; London : MIT Press, 1985, p. 55.
O’Neill Sherman, William, M. D., « Surgical Organization of the Carnegie Steel Company », Wage-Earning, p. 461.
Voir entre autres Sekula, Allan, « The body and the archive », in Bolton, Richard, ed., Contest of Meaning, Cambridge ; London : MIT Press, 1989, pp. 345-372. Sekula rappelle que Lewis Hine lui-même, dans les années 1910, tenta l’expérience du portrait composite pour figurer les effets dévastateurs du travail en usine sur les enfants. Mais la logique de Hine, là encore, va à l’encontre de celle de Galton : l’image synthétique permet non pas de ramener la diversité humaine à un type déterminé, mais bien de représenter un processus social généralisé, les mêmes dysfonctionnements produisant systématiquement le même type d’effets sur le corps humain.
Sur cette question, les textes du Survey sont plus contradictoires que l’iconographie.
Goldberg, Vicky, The power of photography : How photographs changed our lives, New York ; London : Abbeville Press, 1991, p. 164.
Cotter, Arundel, The authentic history of the United States Steel Corporation, New York : the Moody Magazine and Book Company, 1916.
Kellogg, Paul, « Community and Workshop », Wage-Earning Pittsburgh, p. 16.