CONCLUSION :
UNE EXPERIENCE AMERICAINE

Lorsque Margaret Byington espère « le bonheur et l’efficacité de la prochaine génération »,745 elle résume en quelque sorte l’idéal progressiste : l’accomplissement des individus par leur capacité à « produire » une démocratie en même temps qu’ils assurent la prospérité de la nation. Au-delà de cette formule un peu réductrice, on est pourtant tenté de suivre Samuel P. Hays lorsqu’il affirme qu’à l’inverse de ce qui se passait dans les dernières années du 19e siècle, la période progressiste se garde généralement de proposer des solutions simplistes et miraculeuses, panacées aux problèmes économiques, politiques et sociaux du pays.746 Nulle part dans le Survey n’apparaît l’équivalent de cet impôt foncier unique défendu par Henry George dans les années 1880 pour sauver la démocratie américaine. Et contrairement au roman utopiste d’Edward Bellamy, Looking Backward, publié en 1888, Kellogg n’élude pas la question du passage de l’état actuel de la société au modèle rêvé d’une démocratie futuriste. L’une des caractéristiques du Survey est précisément de prendre à bras de corps les réalités de l’Amérique urbaine et industrielle, d’en mesurer les insuffisances, et d’en proposer une réforme concrète, ou du moins technique. Malgré ses impasses et ses contradictions, cet ambitieux document se présente comme l’outil d’une transition sociale et politique, à la fois moyen de connaissance du présent et plan pour l’avenir.

Le Survey est donc le lieu où s’élabore le modèle d’une nouvelle Amérique ; un lieu qui tient à la fois de l’exposition et du laboratoire. Il s’agit en quelque sorte d’une expérience publique, ou plutôt du spectacle d’une expérience, menée grandeur nature, et dont les résultats sont diffusés le plus largement possible. Par l’intermédiaire de l’image, du texte et l’appareil scientifique qui les accompagne, le nouveau monde urbain et industriel est soumis au feu critique du regard progressiste, qui en révèle les dysfonctionnements, et exposé à celui au public, à qui sont proposés des protocoles de rectification et de réforme. Kellogg semble en effet concevoir les six volumes qu’il coordonne comme une forme imprimée et maniable de ces « expositions industrielles » chères au Progressisme, et dont Charities and the Commons décrit au moins deux exemples, à Philadelphie et à Boston, au moment même où se déroulent les premières enquêtes de terrain du Survey.747

Dans le Massachusetts, on devine la mise en place des méthodes reprises à peine deux ans plus tard par Kellogg dans une exposition civique organisée à Pittsburgh même : un montage complexe de tableaux statistiques, de cartes, de textes, d’affiches et de photographies permet au visiteur, dans l’espace rationnel de l’exposition, de comprendre le fonctionnement de la ville dont il parcourt un « modèle réduit » analytique.748 A Boston comme à Pittsburgh, l’exposition est à la fois une expérience de la ville, et une expérimentation menée sur elle : sa réduction aux dimensions de l’Horticultural Hall ou de l’Institut Carnegie en révèle la structure et les rouages, et permet au citoyen d’envisager les manipulations nécessaires. Le regard du visiteur devient momentanément celui du sociologue réformateur.

On comprend mieux encore cette dimension expérimentale si l’on s’intéresse à la manifestation organisée en 1906 à Philadelphie. Des schémas de toutes natures et l’utilisation massive de la photographie tentent de rendre compte de la réalité du travail des enfants dans le nouvel ordre industriel. Mais ces formes trouvent ici leur prolongement dans un dispositif ultime de représentation du réel : la transplantation effective d’« échantillons » vivants de la réalité sociale sur le lieu de l’exposition. Si l’on en croit l’auteur de l’article publié par Charities and the Commons :

‘« [...] the living workers were the ones that drew the crowds.
An Italian woman who strips carpet rags [...] was established with her little six-year-old boy in a room 6 x 12 feet. When brought there to continue her work she exclaimed ’How nice room !’ It was ’nice’ in that it was as nearly a copy of her own as could be. »749

On ne peut s’empêcher de voir dans ce dispositif le modèle de la chambre photographique : non seulement à cause du mot « room », mais surtout parce que la dimension exacte de cette pièce est précisée (comme l’est généralement le format de la plaque ou du négatif photographique), et que la dimension esthétique de la représentation (nice) réside dans son étonnante capacité à reproduire presque parfaitement la réalité (as nearly a copy [...] as).

Cette femme italienne est donc une « photographie vivante », comme on parle parfois de « tableau vivant ». Telle est la forme de ce que le texte qualifie « d’essence du réalisme »750 : non pas seulement la copie du réel, mais la transposition de l’authentique dans un cadre formel permettant, par la singularisation et l’exposition, la compréhension et la publicité d’un phénomène. L’extraction d’un pan de réel par la construction d’un dispositif artificiel (photographie, décor d’exposition), imité d’un environnement authentique, permet d’envisager la manipulation de la réalité sociale dans son ensemble. Là encore, le Progressisme explore des voies parallèles à celles suivies par les tenants du scientific management. Allan Sekula a notamment montré comment les normes de production développées par Frederick Taylor, quoique fondées sur l’observation des ouvriers au travail, relèvent en dernier ressort d’une « vérité de laboratoire » :

‘« Taylor’s illustrations in On the Art of Cutting Metals differ from earlier technical representation in one very important sense : the revised work models presented here are based on rigorous experiment. The ’truth’ of these images is the truth of the laboratory, of an active interventionist, rather than a contemplative empiricism. »751

Pour le Survey aussi, la photographie est la marque d’une intervention sur le réel : elle n’est pas seulement sa « copie », selon le modèle communément admis au 19e siècle, ni même seulement sa « trace », comme le propose la théorie actuelle.752 Elle est clairement conçue comme une saisie du monde, lui-même défini comme un ensemble de données sociales dont la connaissance n’est possible que par la manipulation expérimentale. La « vérité » photographique réside certes dans « l’exactitude » mimétique et l’indéniable fonction probatoire du médium, mais aussi, et surtout, dans sa capacité à intervenir sur les réalités sociales par la saisie et l’évaluation critique.

On est tenté de croire en effet que pour les Progressistes, il n’y a guère de « vérité » de l’univers urbain, mais seulement des regards portés sur lui : laisser la parole aussi bien à John Fitch, dont les sympathies socialistes sont établies, qu’à H. F. J. Porter, qui se range clairement aux modèles du paternalisme industriel le plus classique, n’est pas tant une marque de confusion idéologique que la reconnaissance, dans le corps même du Survey, du rôle fondamental du « point de vue ». Celui-ci tire sa validité de l’évaluation des conséquences concrètes de tel ou tel modèle social sur le bien-être des citoyens et l’efficacité économique et démocratique de la cité. Un processus d’évaluation et de réévaluation constante du réel est la seule vérité objective, principe qui obéit aux mêmes schémas généraux que le Pragmatisme développé par les contemporains Charles Sanders Peirce, William James, John Dewey ou George Herbert Mead753 :

‘« All facts emerge through inquiry and all hypotheses are confirmed or disconfirmed through being subjected to the continued scrutiny of inquiry. The inquirer necessarily carries values (or ’prejudices’), yet the point of inquiry is not to purge these, but to refine them through inquiry to come into agreement with the objectives findings of inquiry. The objective conclusion of an inquiry itself acts as a ’should be’ during inquiry ».754

On voit bien comment la photographie, ontologiquement incapable de représenter ce qui « devrait être » sinon par l’image de ce qui existe déjà, sert parfaitement une théorie de la connaissance où la seule vérité est celle de l’enquête et du questionnement réitéré, de l’évaluation des résultats tangibles de l’action sociale et des correctifs à lui apporter. Les portraits d’ouvriers américains proposés par Hine sont à la fois les visages bien réels d’hommes rencontrés au hasard de l’enquête, et la norme progressiste du citoyen américain qu’il s’agit de construire. L’image propose dans le même mouvement ce qui est et ce qui doit être, le fait et le modèle, tout en intégrant à l’évidence une part de ces « préjugés » inévitables que l’enquête doit permettre d’affiner et de nuancer au contact des faits constatés.

La photographie, dès lors, sert à la fois à l’élaboration et à la vérification d’une hypothèse sur la réalité sociale : l’image est le produit de la rencontre entre le point de vue de l’opérateur, sa visée, et l’objet qu’il photographie, à laquelle cette intention se mesure. Le résultat de cette confrontation se matérialise dans le cliché, véritable compte-rendu visuel de l’expérience ainsi menée. On rappellera ici la célèbre définition de la vérité proposée par William James :

‘« True ideas are those that we can assimilate, validate, corroborate and verify. False ideas are those that we can not. That is the practical difference it makes to us to have true ideas ; that, therefore, is the meaning of truth, for it is all that truth is known-as [...] The truth of an idea is not a stagnant property inherent in it. Truth happens to an idea. It becomes true, is made true by events. Its verity is in fact an event, a process : the process namely of its verifying itself, its veri-fication. Its validity is the process of its vali-dation. »755

Ainsi se définit, sur le modèle de l’expérimentation, la relation de l’homme au monde qui l’entoure. Le corollaire de cette conception est clair : puisque la vérité d’une idée n’est pas une propriété fixe qui lui serait inhérente, la multiplication des hypothèses et des vérifications permet de produire un certain nombre de vérités potentielles, elles-mêmes dépendantes, pour leur validation, des données sans cesse vérifiées par l’expérience.

Les représentations sociales proposées par les Progressistes, et dont le Survey est peut-être l’exemple le plus remarquable, sont donc des dispositifs qui servent deux objectifs : corroborer les hypothèses émises par les sociologues et les réformateurs (par l’enquête, puis la confrontation des données et des analyses) et permettre au lecteur ou au visiteur de l’exposition de mener à son tour ce processus de vérification. Au sein de ce système, la photographie est un document qui témoigne de la démarche de validation menée par le sociologue, et sert simultanément au public à corroborer la vérité ainsi construite. La multiplication des clichés prouve la persistance de l’expérimentation, et par extension la validité des idées proposées. Quant à la « réforme » proprement dite, elle passe par l’intervention de cette opinion publique auquel il est constamment fait appel, sans que les Progressistes s’interrogent jamais sur sa définition, ce qui pose les limites les plus évidentes de leur entreprise. Selon eux, la vérité expérimentale tirée du laboratoire urbain doit servir à constituer un corps politique américain informé et compétent, en même temps qu’elle l’éclaire sur les choix à effectuer. Si le visiteur de l’exposition industrielle de Philadelphie n’échappe pas à un désagréable sentiment « d’intrusion »756 et de voyeurisme, la nécessité pédagogique d’une telle mise en forme du réel est incontestable :

‘« What did the children learn who came to the Industrial Exhibit ? It may be that they saw only the scenes of a play [...], dolly-house models, but for the future of Pennsylvania it is to be hoped that they saw the wrong of it all, and the opportunity that is coming to them to right it. »757

L’école du réel permet l’apprentissage de la citoyenneté.758 L’exposition ou le Survey sont ces laboratoires ouverts au public où les données scientifiques deviennent des leçons de chose et de démocratie. A l’heure où le gigantisme nouveau de la cité industrielle dépasse les capacités de compréhension du promeneur urbain, la modélisation de cette nouvelle réalité sous la forme de l’exposition ou du livre illustré permettent au scientifique et à l’opinion publique de retrouver une prise sur le destin de l’Amérique industrielle. Contrairement aux albums photographiques, présentant ce que William James appellerait, en français dans le texte « l’édition de luxe » de l’univers urbain,759 ces formes de représentation ne sont que les états temporaires d’un travail social en cours, dont la nature même du réel interdit de penser qu’il puisse être complété un jour. Le Pittsburgh Survey n’est donc pas l’image figée d’une réalité sociale, d’ailleurs infiniment mouvante, mais une entreprise sans cesse renouvelée de construction du sens. La « créativité » que réclame Kellogg à son équipe ne répond pas seulement à un souci de communication et de diffusion.760 Elle correspond, plus fondamentalement, à une conception du monde et de la connaissance que William James théorise en 1907 :

‘« In our cognitive as well as in our active life we are creative. We add, both to the subject and to the predicate part of reality. The world stands really malleable, waiting to receive its final touches at our hands [...] Man engenders truth upon it [...]
On the pragmatist side we have only one edition of the universe, unfinished, growing in all sorts of places, especially in the places where thinking beings are at work. »761

Le Survey est à sa manière cette édition unique et sans cesse remaniée de Pittsburgh, au sein duquel la photographie « engendre » la vérité bien plus qu’elle ne l’enregistre. Elle est le signe produit, en certains endroits, par ces « êtres pensants » hors desquels nulle réalité n’a de sens. La relecture de l’espace urbain comme matrice sociale, la mise en évidences des stigmates du travail ou l’élaboration d’un citoyen-modèle par la répétition du portrait ouvrier anonyme sont des moyens de réévaluer l’image que l’Amérique se fait d’elle-même : après vérification, les représentations conventionnelles de la réalité industrielle ne peuvent être validées. Pour les remplacer, le Survey élabore le projet d’une Amérique qui ne serait pas seulement un creuset ou un melting pot, mais bien une expérience démocratique où l’interprétation visuelle du présent sert à construire un modèle politique pour l’avenir.

Notes
745.

« For Homestead has its ideals [...] it is a brave fight [...] In its outcome, however, is bound up the happiness and efficiency of the next generation. », in Byington, Margaret, Homestead, 1909, p. 106.

746.

« The last part of the nineteenth century was an era of popular schemes for remaking society, of simple solutions to complex problems, of endeavors to escape from industrial innovation rather than to come to grips with it. », Hays, Samuel P., The responses to industrialism, 1885-1914, Chicago ; London : The University of Chicago Press, 1968 [1957], p. 24.

747.

Hay Barrows Mussey, Mabel, « Holding the mirror up to industry », Charities and the Commons, 17 [1906], pp. 591-598 et Hartman, Edward T., « Boston’s industrial exhibit », Charities and the Commons, 18 : 5, May, 5, 1907, pp. 143-147.

748.

Kellog, Paul U., « The new campaign for civic betterment », The American Review of Reviews, 39 : 1, Jan. 1909, pp. 77-81.

749.

Hay Barrows Mussey, op. cit., p. 592.

750.

Ibid.

751.

Sekula, Allan, « Photography between labor and capital », in Buchloh, Benjamin H. D. ; Wilkie, Robert, ed., Mining photographs and other pictures from the negative archives of Shedden Studio, Galce Bay, Cape Breton, 1948-1968, Halifax : The Press of the Nova Scotia College of Arts and Design, 1983, p. 239.

752.

Dubois, Philippe, L’Acte photographique, Paris : Nathan, 1990, chapitre 1.

753.

Voir Trachtenberg, Alan, Reading American photographs : Images as history, Matthew Brady to Walker Evans, New York : Hill and Wang, 1989, pp. 203-226, et Brunet, François, La naissance de l’idée de photographie, Paris : Presses Universitaires de France, 2000, pp. 324-329.

754.

Rochberg-Halton, Eugene, Meaning and modernity : Social theory in the pragmatic attitude, Chicago ; London : The University of Chicago Press, 1986, p. 16.

755.

James, William, Pragmatism : A new name for some old ways of thinking, London : Longman, Green & Co., 1907, p. 201.

756.

Hay Barrows Mussey, op. cit., p. 592.

757.

Ibid., p. 598.

758.

On note, à nouveau, la place centrale accordée à la figure de l’enfance comme modèle d’une citoyenneté à construire.

759.

James, op. cit., p. 259.

760.

Voir chapitre 1.

761.

James, op. cit., pp. 257-259.