Bien qu’intéressants dans la mesure où ils définissent de manière linguistique et pragmatique les différentes variétés d’arabe, les modèles stratifiés présentent l’inconvénient d’être relativement « impressionnistes » de par le caractère arbitraire du découpage dont ils procèdent. Ainsi, Tarrier (1991) souligne le risque d’aboutir à « un découpage infini de l’arabe » et à « un nombre inconnu de registres’ » (Meiseles, 1980). El-Hassan (1977 et 1978) avait déjà montré que les modèles diglossiques et stratifiés ne pouvaient rendre compte de la réalité sociolinguistique arabe. Pour lui, arabe moderne, arabe médian et arabe dialectal ne sont des variétés ni homogènes, ni discrètes, mais constituent en revanche, ce qu’il convient d’appeler un continuum linguistique.
Cette nouvelle approche marque une rupture théorique très nette avec les problématiques discontinuistes antérieures. Elle a, par ailleurs, permis l’importation de concepts nés de la linguistique variationniste6 que l’on doit aux sociolinguistes Labov (1963, 1966 et 1972) et Trudgill (1974) et dont les travaux cherchent à rendre compte du caractère à la fois homogène et pluriel de tout système linguistique en étudiant les contextes d’utilisation de variables linguistiques.
En effet, alors que les approches stratifiées s’intéressent essentiellement à la caractérisation des variétés linguistiques en termes de traits spécifiques (i.e. phonologiques, morphologiques, syntaxiques, et/ou lexicaux), les approches variationnistes postulent que la variation linguistique est liée à la structure sociale. Elles sont centrées sur la définition de ’variables’ linguistiques et s’intéressent plus particulièrement à la manière dont ces variables sont réalisées par les locuteurs dans des situations de communication bien déterminées (voir entre autres : El-Hassan, 1977 ; Owen et Bani-Yasin, 1987 ; Tarrier, 1991).
Si ces recherches variationnistes peuvent être caractérisées par une certaine uniformité au niveau méthodologique, il est plus difficile d’y trouver une unité au niveau de l’objet d’étude et la seule conclusion générale qui se dégage de ces travaux est que la fréquence d’occurrence des variables de prestige croît avec le degré de formalité lié à la situation de communication.. Cette conclusion converge avec les résultats obtenus par Labov (1972).
Dans ce cadre théorique, l’analyse des pratiques linguistiques de la population a permis la caractérisation de l’arabe médian comme forme linguistique intermédiaire ayant pour fonction de « réduire la distance conceptuelle et structurale existant entre l’arabe classique et l’arabe dialectal » (Youssi, 1983). Bien qu’étant le fait d’une minorité, la prise en compte de cette nouvelle variété d’arabe a conduit au développement d’un nouveau concept : la triglossie (Youssi, 1983 ; Kaye, 1972 et 1994) correspondant à ’une spécialisation fonctionnelle trilatérale de la langue, interposant, entre les deux extrêmes de la diglossie arabe au moins une variété linguistique médiane aux caractéristiques linguistiques ’instables’, (i.e. caractère émergeant) et dont les fonctions communicatives exactes restent encore à étudier’ (Haeri, 1996).
Il est néanmoins possible, comme le montre le tableau 2, d’attribuer à chacune des variétés linguistiques présente en milieux multiglossiques, un domaine d’utilisation préférentiel étroitement lié au paradigme pragmatique.
Variétés linguistiques | ||||||
Situations de communication | Arabe Classique | Arabe Moderne | Arabe Médian | Arabe Dialectal | Langue maternelle non-arabe | Langue non-maternelle et non-arabe |
Orales formelles | ||||||
Administratives | - | - | + | - | - | (+) |
Politiques | - | + | (+) | - | - | - |
Religieuses | + | - | - | - | - | - |
Enseignement | - | + | + | - | - | - |
Professionnelles | - | - | (+) | + | (+) | (+) |
Ecrites formelles | ||||||
Sociales et religieuses | + | - | - | - | - | - |
Techniques et économiques | - | + | - | - | - | (+) |
Littérature et poésie | + | - | - | (+) | (+) | - |
Correspondance privée | - | + | (+) | - | - | - |
Orales et Ecrites informelles | ||||||
Conversations familiales | - | - | - | + | (+) | (+) |
Vie quotidienne | - | - | - | + | (+) | (+) |
Légende (dessin humoristique) | - | - | - | + | - | - |
Mass-média | ||||||
Journal télévisé | - | + | - | - | - | - |
Publicité | - | (+) | (+) | + | - | - |
Séries télévisées | - | - | + | - | - | (+) |
N.B : (+) correspondant aux situations d’alternance et/ou de concurrence |
Selon P. Encervé (1977) « la linguistique ‘variationniste’ s’attache à dégager l’hétérogénéïté des systèmes linguistiques et à mettre à jour les ‘locus de variation’ existant dans ces systèmes. Que ces locus soient investis d’une valeur socio-différentielle est une question logiquement subordonnée à leur reconnaissance et à leur analyse structurale. En ce sens, la sociolinguistique n’est qu’une partie de la linguistique variationniste, étroitement dépendante de l’analyse interne des systèmes et de leur variabilité interne, mais qui ne se confond pas nécessairement avec elle. » (Préface à Sociolinguistic Patterns (Labov, 1972, Traduction française 1977).