Comme nous l’avons souligné, seules les formes vernaculaires (i.e. dialectales) de l’arabe doivent être considérées comme la langue maternelle des locuteurs arabophones. L’usage de l’arabe dialectal, bien que restreint aux situations de la vie quotidienne, est assez tôt concurrencé par la langue standard dans les pratiques sociales. Notons par ailleurs qu’au cours des dernières décennies, le développement de l’enseignement et des médias a précipité l’interpénétration entre ces deux niveaux de langues. Néanmoins, si du point de vue linguistique, la rupture entre arabe standard et arabe dialectal est claire par suite de la normalisation de l’arabe moderne, les limites entre différents parlers semblent souvent peu discernables du fait de leur parenté : si l’on trace des isoglosses repérant les lieux où les unités témoins (lexicales, phonologiques et/ou morpho-syntaxiques) changent de forme, on s’aperçoit qu’elles ne coïncident pas toujours et qu’il convient de recourir à un faisceau d’isoglosses visant moins à tracer des frontières dialectales qu’à définir des réalités linguistiques globalement distinctes.
En effet, bien que les parlers contigus sur le plan géographique attestent de nombreux traits communs et que l’ensemble des dialectes arabes présentent un air général de ressemblance sensible aux sujets parlants, l’intercompréhension est toute relative - voire inexistante - lorsque l’on prend en considération des points situés aux antipodes du domaine.
Ainsi, l’exploration du domaine dialectal arabe fait surgir, dans des termes souvent complexes, le problème des unités qui doivent être prises en considération. Sur quelles bases, en effet, doit-on établir une « entité dialectale » (D. Cohen, 1970) ?
Mais cette idée, développée entre autres par Ferguson, a donné lieu à de nombreuses critiques. On lui a, par exemple, reproché de rejeter de manière ’simpliste’ le rôle des tendances universelles dans l’évolution ’convergente’ des langues (D. Cohen, 1970 ; Versteegh, 1984). Plusieurs langues du monde, génétiquement éloignées de l’arabe, tendent, en effet, à perdre la catégorie ’duel’ (Fontinoy, 1969 ; Thomason & Kaufman, 1988). Cet argument autorise ainsi certains auteurs à avancer l’hypothèse de développements, certes communs, mais avant tout indépendants. La présence de traits communs pouvant ainsi être analysée comme le résultat d’un processus de convergence postérieur ayant conduit à une homogénéisation tardive de ce qu’il convient d’appeler l’ensemble arabophone.
Selon D. Cohen (1970) l’approche de Ferguson serait acceptable si les quatorze traits évoqués ne pouvaient s’expliquer par des règles d’évolution linguistique simples, et s’ils étaient propres aux seuls dialectes de sédentaires. D. Cohen considère en effet que ce sont les usages linguistiques des garnisons arabes — constituées d’individus originaires de diverses tribus de la Péninsule Arabique — qui ont permis le développement, dans les centres urbains, d’une forme vernaculaire commune définie comme une « koïné militaire ». L’émergence de cette langue mixte serait donc due au mélange des différents dialectes en présence et aurait mené, au terme de son évolution, à une forme dialectale homogène, représentant l’ancêtre des dialectes actuellement en usage et ne partageant plus que quelques traits communs avec l’arabe classique. Ces traits communs seraient dus, de manière générale, à l’influence parallèle de la variété haute, c’est à dire de l’arabe classique, influence favorisée par la situation diglossique.
Si l’on compare, du point de vue phonético-phonologique, les dialectes arabes à l’arabe classique, on est en mesure d’identifier un certains nombre de traits communs. Ceci nous permet d’établir une définition typologique de ce qu’est un dialecte arabe vis à vis de la langue standard :
les voyelles finales brèves en syllabes ouvertes chutent dans les dialectes (par exemple [kataba] > [katab] « il a écrit » et les voyelles finales longues s’amenuisent (par exemple [katabu:] > [katabu] « ils ont écrit ».
Les oppositions vocaliques ont souvent été réorganisées et ont abouti selon les parlers à des systèmes binaires7 et/ou à l’émergence de voyelles nouvelles (centrales et/ou intermédiaires) dont il est probable qu’elles soient d’introduction secondaire. (D. Cohen, 1970).
À côté des similarités partagées par les différents parlers et que l’on peut expliquer, soit en postulant une origine commune, soit en invoquant un processus d’homogénéisation postérieure, les dialectes arabes attestent de nombreux points de divergence. Ceux-ci peuvent être relevés sur l’ensemble du domaine et constituent autant d’innovations vis à vis, d’une part, d’une hypothétique forme dialectale anciennement commune, d’autre part de l’arabe classique.
Ces caractéristiques originales peuvent s’expliquer soit par une origine différente pour chacun des parlers et par leur développement indépendant (i.e. « polygenesis theory ») ; soit par l’influence d’un système linguistique coexistant8 et par les conditions d’acquisition de l’arabe par les populations indigènes. La plupart des auteurs soulignent que le rôle des nouveaux locuteurs d’arabe dans les territoires conquis est souvent sous-estimé - voire négligé - dans la plupart des théories qui cherchent à expliquer l’origine des dialectes arabes (Versteegh, 1984).
Pourtant, l’appropriation de l’arabe comme langue seconde a naturellement donné lieu à des transferts et des interférences dont certains ont peu à peu intégré le système nouvellement acquis pour devenir au cours de l’évolution des caractéristiques linguistiques locales. Le contact arabo-berbère au Maghreb fourni à ce sujet des exemples pertinents.
Notons sur ce point, que le phénomène de chute des voyelles brèves en syllabes ouvertes dans les parlers du Maghreb et plus particulièrement dans les parlers marocains et le développement, en conséquence, de groupements consonantiques complexes est généralement attribué à l’influence du substrat berbère dans cette zone. Depuis près de treize siècles en effet, la langue berbère est en contact permanent avec l’arabe, cette dernière étant la seule langue non autochtone qui se soit solidement et définitivement implantée au Maghreb. L’influence des différents parlers berbères sur les dialectes arabes est de ce fait partout sensible, même si elle est très inégale selon les régions. L’arabisation en profondeur de larges régions du Maghreb à partir du 11e siècle a ainsi induit une très forte densification des contacts directs arabe/berbère et berbère/arabe au point que les systèmes linguistiques en présence s’en sont trouvés - si ce n’est enrichis - tout au moins transformés9.
Ainsi, dans sa monographie sur le parler arabe de Djidjelli (Jijel actuel, dans l’Est algérien), Ph. Marçais (1956) souligne plusieurs phénomènes linguistiques essentiellement dus à la coexistence, dans cette région, de l’adstrat berbère et de l’arabe. Il relève, par exemple, plus de cent cinquante unités lexicales d’origine berbère de type a+CCC (le préfixe [a-] à l’initial correspondant à l’une des formes caractéristiques de la classe nominale en berbère), et remarque l’adjonction, par analogie, du préfixe [a-] à des items lexicaux d’origine arabe.
Exemples :
[agru:m] ‘pain’ (emprunt au Berbère)
[agmez] ‘pouce’ (emprunt au Berbère)
Si les contacts linguistiques générés par la proximité géographique de certaines langues tendent à favoriser une classification des parlers en termes géographiques, l’influence de la langue maternelle sur l’acquisition de l’arabe montre que les dialectes peuvent aussi être définis comme la somme des pratiques linguistiques d’un groupement humain. En dialectologie arabe, cette définition autorise à aborder le problème de la classification dialectale en fonction de deux critères de distinction : l’un de nature socio-linguistique, l’autre d’ordre géographique.
Le substrat désigne toute langue parlée à laquelle, dans une région déterminée, une autre langue s’est substituée pour diverses raisons. Les substrats désignent plus particulièrement les langues des populations conquises ou socio-politiquement subordonnées, ce sont de manière générale, les langues des populations indigènes. On donne le nom d’adstrat à la langue ou au dialecte parlé dans une région voisine du pays où l’on parle la langue prise comme référence. L’adstrat peut influencer cette dernière de diverses manières. Il est à noter que de nos jours, essentiellement en raison du développement des moyens de communication, la notion d’adstrat n’implique pas nécessairement la contiguïté géographique, mais aussi une contiguïté politique, culturelle, économique. Le superstrat désigne toute langue qui s’introduit largement sur l’aire d’une autre langue mais sans s’y substituer pour autant et qui peut finalement disparaître en laissant quelques traces.
Pour une étude des faits attribués au contact arabo-berbère voir entre autres : Aquilina (1975), Boukous (1988 et 1989), Chaker (1995), Colin (1957), Destaing (1928), Monteil (1988), Taïfi (1996).