1.3.3.1. les dialectes de la Péninsule Arabique

Cette zone constitue l’une des moins bien connues du point de vue linguistique. À l’époque anté-islamique, il devait probablement y avoir une distinction entre parlers de l’Est et parlers de l’Ouest (Rabin, 1951), mais les fréquents déplacements de populations bédouines ont modifié cette dichotomie et complexifié les faits linguistiques. Néanmoins, tous les parlers de cette zone géographique sont de type bédouin (c’est à dire de nomades) et se caractérisent par de nombreux traits conservateurs en regard des parlers ’hors-péninsule’. On trouve quelques parlers de sédentaires dans les centres urbains du message URL Hdot.gifi message URL garc.gifāz et du Golfe, mais ces derniers résultent probablement de vagues de migrations ultérieures. Ingham (1982) distingue dans cette zone quatre groupes dialectaux :
De manière générale, les parlers du Nejd se caractérisent par la présence de consonnes fricatives interdentales [ message URL theta.gif message URL delta.gif message URL delta.gif message URL exposant.gif], par l’affrication – souvent conditionnée par la présence de voyelles antérieures - des plosives palatale et uvulaire : /k/ et /q/ réalisées respectivement [t message URL integrale.gif] ou [ts] et [d message URL z.gif] ou [dz] ; par la prononciation palatalisée de la fricative post-alvéolaire / message URL z.gif/ > [j] ; par un effet des consonnes d’arrière sur la structure syllabique des mots (i.e. Gahawa syndrom 11) ; par la présence – dans les mots étrangers – de l’occlusive bilabiale sourde /p/ (e ;g. [pju:n] du portugais ’gamin’). Ces parlers présentent, par ailleurs, des systèmes vocaliques ‘complexes’ comportant trois voyelles brèves /i u a/ et cinq voyelles longues /i: u: a: e: o:/, les deux derniers vocoïdes correspondant aux diphtongues /aj aw/ de l’arabe classique (Johnstone, 1963 ; Lehn, 1967).
  1. Les parlers Arabiques du Nord-Est : ils regroupent les dialectes du Nejd12, qui se subdivisent en trois sous-groupes et opposent les parlers message URL interro.gifanazi (du Koweït, de Bahrein (parler des sunnites) et des autres pays du Golfe) aux parlers Šammar (incluant certains parlers bédouins d’Irak), ainsi qu’aux parlers bédouins Syro-Mésopotamiens (parlers de bédouins du Nord d’Israël et de la Jordanie).
    Certains parlers de cette zone présentant des caractéristiques spécifiques ont fait l’objet d’études plus poussées. Ingham (1979) souligne par exemple, la haute fréquence du [l message URL exposant.gif] dans le parler de Mutair (Est de la péninsule). Il définit par ailleurs le parler de Dhafir (Nord-Est) comme la forme linguistique prototypique de ce groupe dialectal (Ingham, 1982). Le parler de El-Murra (Sud-Est de la péninsule), en revanche, bien qu’étant de type ’Nejd central’ présente certaines caractéristiques (phonétiques, mais surtout morphologiques) acquises principalement au contact des parlers du Sud (i.e. réalisations non-affriquées des occlusives vélaire /k/ et uvulaire /q/) (Ingham, 1986).
    Les dialectes des pays du Golfe (comme le Koweït) attestent eux aussi certaines variantes phonétiques qui permettent d’établir des groupements spécifiques. De manière générale, ils se caractérisent du point de vue phonétique par le passage de /k/ à [ message URL integrale.gif] ; de /q/ à [ message URL z.gif] et de / message URL z.gif/ à [j]. Ce dernier critère (i.e. passage de / message URL z.gif/ à [j]) constitue, selon Johnstone (1965) le trait discriminant le plus important pour la classification des parlers de cette région (Abdulaziz, 1990 ; Al-Sweel, 1990).
  2. Les parlers Arabiques du Sud-Ouest : ce groupe englobe les parlers arabes du Yémen, de Hadramout, de Aden, ainsi que les dialectes shiites de Bahrein.
    Les traits spécifiques aux parlers du Yémen sont répertoriés dans Kaye (1990) et Feghali (1991). Ils se caractérisent par une prononciation occlusive vélaire (i.e. [g]) de la post-alvéolaire classique / message URL z.gif/, par un maintien du ’qaf’ uvulaire (i.e /q/), et par l’absence de fricatives interdentales remplacées par des occlusives. De ce point de vue, il s’agit plus particulièrement de parlers de type ’fusionnels’ ayant, au cours de leur évolution, confondu les phonèmes / message URL delta.gif message URL exposant.gif / et /d message URL exposant.gif/ en /d message URL exposant.gif/.
    Prochazka (1974) se base sur une caractéristique singulière de la morphologie verbale de certains parlers yéménites (comme le ’Ta message URL interro.gif izz’) pour établir la classification des parlers de cette région. Ce trait concerne la marque de la première et seconde personnes du singulier, marquée par le suffixe [-t] en yéménite au lieu de [-k] dans tous les autres parlers arabes (e.g. [qultu] vs. [qulku] ’j’ai dit’ et [qult] vs. [qulk] ’tu as dit’). Notons que cette caractéristique se retrouve dans les langues sud-arabiques (i.e. Mahri et Soqotri) ainsi que dans les langues éthiopiennes, ce qui autorise les auteurs à attribuer cette spécificité aux contacts linguistiques existant dans cette région.
    Par ailleurs, l’opposition entre parlers de nomades vs. parlers de sédentaires s’effectue au Yémen de façon particulière. Elle consiste dans les parlers de bédouins, à maintenir et à allonger la voyelle finale des verbes à l’accompli (première et seconde personne du singulier) alors que dans les parlers de sédentaires, cette voyelle chute (e.g. [qulku:] vs [qulk] ’j’ai dit’). D’autres particularismes dialectaux de cette région sont étudiés dans Behnstedt (1987 et 1992), Vanhove (1995a 1995b, 1995c et 1996) et Simeone-Senelle (1996). Nous ne rappellerons ici que certains traits phonético-phonologiques spécifiques, comme la réalisation fricative [ message URL r.gif]13 de l’ancienne occlusive uvulaire /q/ généralement attribuée à l’influence de l’Himyaritique qui couvrait anciennement la région. Dans les parlers de ce type il n’existe pas de réalisation [g] pour /q/ et le phonème classique / message URL r.gif/ était prononcé [ message URL alif.gif]. Néanmoins, cette dernière réalisation n’est plus attestée aujourd’hui que chez les locuteurs âgés et tend à disparaître au profit d’une réalisation classique (i.e. /q/) (Vanhove, 1995a). Enfin, Bahrein constitue selon Blanc une aire de ’major communal differenciation’ (in Holes, 1987:16). La population se divise en deux groupes : d’une part, les ’arabes sunnites’ descendants des envahisseurs bédouins du 18e siècle; d’autre part, les ’Bahreini shiites’ d’origine sédentaire. Le parler des premiers atteste les caractéristiques phonétiques suivantes : /q/ > [g] ; /k/ > [ message URL integrale.gif] /_voyelle antérieure, / message URL z.gif/ = [ message URL z.gif] et on note la conservation des fricatives interdentales. De manière générale, les parlers des ’shiites’ (linguistiquement proches des parlers de l’Est de la Péninsule Arabique) s’opposent aux parlers des ’sunnites’ par un traitement différencié des fricatives interdentales soit : / message URL theta.gif/ > [f] ; / message URL delta.gif/ > [d] et / message URL delta.gif message URL exposant.gif / > [d message URL exposant.gif], par des réalisations du ’jim’14 particulières, par le passage de /q/ à [k message URL exposant.gif] et de / message URL z.gif/ à [j]. Il convient cependant de noter que l’on assiste actuellement à la disparition progressive des relations existant entre les catégories sociales et religieuses et certains traits phonétiques. En effet, on observe que parallèlement au développement d’environnements religieux mixtes au sein desquels évoluent des locuteurs appartenant aux deux groupes dialectaux, les parlers Bahreini contemporains tendent à évoluer vers des formes religieusement neutres (Holes, 1983, 1984 et 1986 ).
  3. Les dialectes Arabiques de l’Ouest (domaine message URL Hdot.gifi message URL garc.gifāzi) : ils comprennent les parlers de nomades du message URL Hdot.gifi message URL garc.gifāz (i.e. littoral de la Mer Rouge et du Golfe d’Aqaba) et de Tihāmah (i.e. Nord Yémen) ainsi que les parlers de sédentaires des grands centres urbains comme la Mecque et Médine. Cet ensemble reste encore assez mal connu.
    Rabin (1951) a établi d’après les travaux des lexicographes et des Grammairiens Arabes un exposé systématique des particularités linguistiques des dialectes de l’ancienne Arabie, mais il existe malheureusement peu de données récentes concernant les parlers de cette zone, qui pourtant, semblent présenter de nombreuses caractéristiques intéressantes. Prochazca (1987), par exemple, remarque dans le dialecte de Tihāmah la présence de deux consonnes éjectives [t message URL apostrophe.gif] et [k message URL apostrophe.gif] correspondant respectivement aux segments classiques /t message URL exposant.gif/ et /q/.
    Par ailleurs, il souligne dans ce parler l’existence d’un phénomène ’réductionnel’ (i.e. fusionnel) très rare dans les dialectes arabes15 attestant le passage de /d message URL exposant.gif/ à / message URL delta.gif message URL exposant.gif / (i.e. réalisation fricative de l’occlusive dentale pharyngalisée menant à la convergence des phonèmes classiques /d message URL exposant.gif/ et / message URL delta.gif message URL exposant.gif /).
    Du point de vue des interdentales, les segments / message URL theta.gif ; message URL delta.gif ; message URL delta.gif message URL exposant.gif / se sont maintenus dans tous les parlers de nomades de la Péninsule et, de part le caractère prestigieux dont ils bénéficient dans cette zone, dans la plupart des dialectes de sédentaires (Jastrow, 1980). Elles n’ont finalement disparu qu’en quatre points du domaine - où elles ont fusionné avec les dentales correspondantes - à Djeddah, Hoddeida, Aden et la Mecque. Ce dernier parler est, au niveau morpho-phonologique, un parler de type ’mixte’, composé d’une part, de traits citadins (i.e. absence des interdentales sauf dans les emprunts à l’arabe littéraire où l’on rencontre une réalisation sibilante de l’interdentale emphatique (i.e. [z message URL exposant.gif] pour / message URL delta.gif message URL exposant.gif /) ; d’autre part de caractéristiques bédouines (i.e. réalisation sonore du ’qaf’). Cet état ’composite’ est le reflet typologique d’une situation de recouvrement d’un parler de type citadin par un parler de type nomade (Schreiber, 1970 et Ingham, 1971).
  4. Les dialectes Arabiques du Nord-Ouest : ils regroupent les parlers bédouins du Negev, du Sinai, du Sud de la Jordanie ainsi que ceux de la côte occidentale du Golfe d’Aqaba et des régions du Nord-Ouest de l’Arabie Saoudite, qui selon Palva (1991) pourraient aussi bien constituer un sous-groupe autonome.
    Blanc (1970) a étudié le parler des bédouins du Désert du Negev. Celui-ci présente toutes les caractéristiques d’un parler de nomades, soit, typiquement, une réalisation sonore du ’qaf’ et le maintien des interdentales. Il ne connaît pas de réalisation affriquée pour la vélaire sourde /k/ qui apparaît plutôt comme une occlusive ’fortis’ (i.e. aspirée) au même titre que la dentale /t/. En revanche, la fricative postalvéolaire / message URL z.gif/ connaît trois réalisations [ message URL z.gif], [d message URL z.gif] ou [d message URL j.gif] librement distribuées. On note par ailleurs un domaine de pharyngalisation contextuelle assez large en environnement postérieur (i.e. au contact de [ message URL chi.gif], [ message URL r.gif] et [g]) qui semble toucher la plupart des segments consonantiques. Ce trait se retrouve dans la plupart des parlers jordaniens — comme par exemple celui des ’Bduul’ (Bani-Yasin & Owen, 1984) — et dans l’ensemble des parlers arabes d’Israël (Rosenhouse, 1981, 1983, 1984a et 1984b) où l’on doit, par ailleurs, souligner l’influence de l’hébreu à tous les niveaux de la langue (Henkin, 1995). La classification des parlers jordaniens établie par Cleveland (1963) et reprise par Palva (1969, 1976, 1984 et 1993) fait état d’une situation linguistique intéressante où coexistent quatre sous-groupes dialectaux s’influençant les uns les autres.
Cette classification, élaborée à partir de l’observation de la morphologie verbale (nature de la particule préverbale de l’inaccompli) et de la prononciation du ’qaf’ est efficace sur l’ensemble du domaine. Elle permet de distinguer entre les parlers ’jigu:l du Sud du Royaume (i.e. dialectes des bédouins des déserts et des nomades sédentarisés du district de Kerak), les parlers bgu:l de la Vallée de Jordanie et des zones rurales de Palestine, les parlers ’bku:l des villageois vivant aux abords de Jérusalem et en Palestine Centrale et enfin, les parlers b message URL alif.gif u:l des citadins. Cet indice peut être considéré comme un indice morpho-lexical pertinent pour la discrimination des parlers jordaniens.

Notes
11.
Le ’syndrome Gahawa’ consiste en un remaniement syllabique en contexte guttural. Certains parlers arabes (comme les dialectes du Nedj) introduisent une nouvelle syllabe à l’intérieur du mot lorsque celui-ci possède dans sa racine une consonne d’arrière. Ainsi, les termes [katab] et [ message URL h.gifafar] (respectivement ’écrire’ et ’creuser’) donnent à l’inaccompli [jaktib] et [j message URL h.gifafir], cette dernière forme résultant de [ja message URL h.gifafir] (cf. Bani-Yasin, (1984) ; Laria, (1995) ; Palva, (1976)).
12.

Bien qu’aucune frontière géographique n’ait été scientifiquement établie pour délimiter la région du Nejd, elle correspond, selon Abdulaziz (1990:71), à « the middle region of the desert part of Arabia constituting today’s Saudi Arabia. [...]. This term is usually (locally) used to refer to the area from the Yemen in the South to the borders of Jordan in the North, and from the Ahsa oasis in the East to the mountains of Hidjaz and plains of Assir in the West”.

13.
le phonème [ message URL r.gif] , fricative uvulaire voisée, correspond à la lettre arabe «ghaïn».
14.
’jim’ : Ce terme réfère à la lettre arabe correspondant à la fricative sonore postalvéolaire / message URL z.gif/ qui, sujette à de nombreuses réalisations phonétiques, constitue pour la dialectologie traditionnelle un macro-discriminant pertinent au même titre que le ’qaf’ (i.e. /q/) ou le traitement des fricatives interdentales / message URL theta.gif ; message URL delta.gif ; message URL delta.gif message URL exposant.gif /.
15.

Ce phénomène est également attesté dans le parler des bédouins d’Israël (Rosenhouse, 1983).