Les parlers (citadins) libanais et du Centre syrien : ce groupe - correspondant aux parlers ’S1’ de Cantineau (1938) et à la zone IV de Bergsträsser (1915) - rassemble la vaste majorité des dialectes libanais (dont celui de Beyrouth) ; les parlers syriens ’centraux’ (dont le parler de Damas), et le dialecte ’maronite’ de Chypre, généralement rattaché aux dialectes libanais (Borg, 1984).
La dialectologie traditionnelle a souvent porté son intérêt sur l’analyse des systèmes vocaliques des parlers de cette région (Cantineau, 1956 ; Abu Haidar, 1979, Fleish, 1974 ; Bohas, 1986). La plupart d’entre eux présentent des systèmes vocaliques assez complexes (différentiels
17 et/ou non-différentiels) constitués au plus de trois voyelles brèves [i ; a ; u], de leur pendant longues [i: a: u:] et des segments [e: o:] correspondant parfois aux anciennes diphtongues classiques [aj aw] respectivement.
Toutefois, Fleish (1974) a montré que dans certains parlers appartenant à ce groupe, et plus particulièrement à Tripoli et dans les villages alentours (Fleish, 1963-64) - on trouve des systèmes à 7 voyelles (i.e. [i a u i: u: o: e:]) où le passage de /a:/ > /o:/ - typique dans le sémitique de l’Ouest - est attesté.
D’aucuns expliquent ce changement par l’influence du substrat canannéen. Pour Fleish en revanche, l’influence du substrat n’est pas un critère pertinent. Ce serait plutôt pour lui le contexte consonantique qui aurait conduit, dans ces parlers, au changement de timbre de la voyelle ouverte. Ainsi, on peut trouver pour /a:/ soit une réalisation postérieure de type [o:] apparaissant en contexte d’arrière, soit en contexte antérieur une réalisation mi-ouverte de type [e:] (i.e. phénomène d’imala
18), Cette antériorisation de la voyelle ouverte (i.e. passage de [a:] à [e:]) atteingnant son degré maximal (i.e. [a:] à [i:]) dans le parler des Druz du Sud du Liban (Cantineau, 1938). Nous verrons plus loin dans quelle mesure ce critère peut être utile pour la caractérisation des parlers moyen-orientaux en ce sens qu’il introduit des voyelles d’aperture moyenne relativement peu fréquentes dans les parlers maghrébins.
Dans les pages qui suivent, nous ne présenterons que les caractéristiques des parlers des principales villes de cette région (i.e. parlers de Tripoli, Zahlé, Beyrouth et Damas) compte tenu de leur influence grandissante sur les parlers adjacents.
A Tripoli, El-Hajje (1954) relève outre la prononciation sourde du ’qaf’, l’introduction d’un nouveau phonème emphatique [z
] dont la fréquence d’occurrence est toutefois relativement rare (e.g. [
arf] « outre » vs. [z
arf] ’enveloppe’ ; [fad
d
] « il a rincé » vs. [faz
z
] « grossier, acariâtre »). Ce phonème représente soit la fricative interdentale pharyngalisée (dans certains mots empruntés au vocabulaire bédouin seulement), soit l’ancien phonème latéral /
/ dans les emprunts à l’arabe classique (souvent par l’intermédiaire du Turc) soit encore la variante pharyngalisée (en contexte postérieur) de la fricative [z].
A Zahlé (3
ème centre urbain du Liban situé dans la plaine de la Beka), Fleish (1974) souligne la présence des diphtongues [aj] et [aw] ce trait constituant un conservatisme relativement rare dans cette zone où le passage /aj/ > [e:] et /aw/ > [o:] est attesté partout ailleurs. Ce parler, très caractéristique, ne présente pas d’interdentales, on y trouve une prononciation glottale du ’qaf’ (i.e. [
]) et un schéma de propagation de l’emphase perçu, par l’auteur, comme étant assez étendu mais qui n’a pas encore fait l’objet d’études expérimentales à ce jour.
L’étude de Naïm-Sambar (1986) donne un aperçu détaillé du parler de la capitale (i.e. Beyrouth). Là aussi, de manière générale, les interdentales ont disparu ([
] étant représenté par [z] ou [d] ; [
] par [d
] ou [z
] et [
] par [t] ou [s]). Du point de vue diachronique, l’ancienne latérale de l’arabe ancien /
/ est passée à [d
]. Ainsi, dans ce parler on a : /
/ > [d
] et /
/ > [
] et/ou [z
] cette dernière variante constituant un phonème nouveau purement dialectal (i.e. innovation) résultant de l’intégration des emprunts classiques dans le système phonologique du dialecte. Ce phonème [z
] pour [
] n’existe qu’au Moyen-Orient - et particulièrement en Syrie et au Liban - région qui a pendant longtemps appartenu à l’Empire Ottoman. Les Turcs, n’ayant pas d’interdentales dans leur système linguistique, auraient transféré [
] à [z
] dans leurs usages ; les autochtones auraient ainsi rempruntés aux Turcs leur propre vocabulaire en conservant la prononciation turque.
C’est ainsi qu’on trouve dans ce parler des paires minimales opposant [
] à [z
] (e.g. [z
abt] du turc ’feuille d’audience’ vs. [d
abtu] ’consolidation’). Naïm-Sambar (1986) souligne par ailleurs que sur les quelque 100 mots comportant le phonème [z
], seuls 5 renvoient à un mot d’étymologie arabe. En ce sens, il est aussi possible de parler d’emprunts à l’arabe classique pour certains items n’appartenant pas au vocabulaire quotidien et devant être prononcés correctement (i.e. avec une prononciation classique). La réalisation [z
] attestée dans ces mots s’explique selon l’auteur
par ’l’incapacité à produire des fricatives interdentales’ et correspond
’au désir de provoquer chez l’interlocuteur un certain impact psychologique lié à l’emploi d’un mot savant’ (Naïm-Sambar, 1986:100-101). Ainsi les termes [z
ann] ’il a pensé’ et [z
ll] ’ombre’ possèdent des synonymes ’dialectaux’ moins connotés littérairement, soient respectivement [fakkar] et [fayy] qui seront utilisés en fonction de l’impact psychologique recherché. L’analyse du système phonologique du parler de Beyrouth montre par ailleurs que les fricatives interdentales sont passées à des occlusives et/ou des sifflantes ; ce trait devant être selon D. Cohen (cité par Naïm-Sambar, 1986:101
) ’un phénomène sporadique lié à un certain nombre de facteurs dont l’emprunt déformé à l’arabe classique ou le remprunt par l’intermédiaire d’étrangers’.
Le parler de Damas a lui aussi donné lieu à plusieurs études (Cantineau & Helbaoui (1953) ; Cantineau (1956) et Irikoussi (1981)). Au niveau consonantique, il se caractérise par la présence d’au moins quatre phonèmes pharyngalisés [t
; d
; s
; z
]. Cantineau & Halbaoui (1953) relèvent en effet quelques paires opposant /z/ à /z
/ (e.g. [bu:z] ’museau’ vs. [bu:z
] ’glace’). Ils tendent par ailleurs à considérer les paires /l/ vs. /l
/et /r/ vs. /r
/ comme
potentiellement productives (ils ne proposent cependant aucun exemple d’opposition phonémique). Comme dans la plupart des parlers de sédentaires de cette région on trouve de manière générale une prononciation glottale [
] pour /q/ et une réalisation sonore en [g] dans les emprunts aux langues étrangères et/ou aux parlers de bédouins. On remarque aussi l’absence des fricatives interdentales remplacées par [t
; d
; z
]. Une étude phonétique de l’ensemble des consonnes de ce parler a été effectuée par Irikoussi (1981) qui a caractérisé chacune d’elle au niveau acoustique.
Du point de vue vocalique, Ferguson (1956) et Irikoussi (1981) s’accordent pour poser un système à 5 voyelles et 3 niveaux d’aperture : un niveau ’fermé’ avec /i ; u/ ; un niveau ’intermédiaire’ avec /e ; o/ et un niveau ’ouvert’ représenté par la voyelle /a/. Toutes ces voyelles peuvent être longues et/ou brèves. L’analyse du paramètre de quantité dans le système vocalique du parler de Damas est étudiée plus en détail dans le travail de Cantineau (1956) dont l’objectif premier était de répondre aux critiques avancées par Ferguson (1956) à propos de sa description antérieure (Cantineau & Helbaoui, 1953). Selon Cantineau (1956), le système vocalique du parler de Damas se caractérise
’phonétiquement par une infinité de degrés de longueur’ : se côtoient ainsi dans le système des voyelles longues (i.e. longues accentuées), des voyelles brèves (i.e. brèves non-accentuées), des voyelles extra-courtes (i.e. dont la valeur morphémique est nulle comme dans le mot classique/
oboz/ ’pain’, réalisé à Damas [
ob
oz]) et des voyelles de longueur moyenne, correspondant à des longues non accentuées et abrégées et/ou à des courtes accentuées et allongées et/ou à des semi-voyelles en position vocalique.