1.3.3.4. Les dialectes Egyptiens

L’arabisation de l’Egypte s’est effectuée lors de la première vague des invasions musulmanes. Elle a conduit à la création de nombreux centres urbains, comme Fustāt et à l’abandon assez rapide de la langue Copte par les populations urbaines de Basse-Egypte. Dans les zones rurales de Haute-Egypte, la situation linguistique a évolué plus lentement du fait d’un processus d’arabisation graduel s’étendant sur près de trois siècles et résultant essentiellement de l’installation, sur le territoire égyptien, de deux tribus de nomades venant d’Arabie (i.e. les tribus de Rab¡ message URL interro.gifa et de *uhayna). L’arabisation du Nord (i.e. Basse-Egypte) vers le Sud (i.e. Haute-Egypte) a suivi le cours du Nil et s’est développée, par ce biais, en pays Béja et Nubien où elle a lieu au 9e siècle de l’ère chrétienne (Miller, 1996) ainsi qu’au Soudan et au Tchad dont l’arabisation remonte au 14e siècle (A.S. Kaye, 1976). Ces incursions militaires et linguistiques se sont propagées en terres africaines, via le Tchad et la République Centre Africaine, jusqu’au Nigéria conduisant ainsi à l’émergence d’un dialecte arabe nigérian de type bédouin, actuellement parlé, dans le Nord-Est du pays, par quelques 200.000 locuteurs, et partageant avec les autres parlers arabes de nombreux traits communs (Lethem, 1920 ; Hagège, 1973 ; Kaye, 1982 et 1986 ; Owens, 1985 et 1993 ; Roth, 1994). Dans son étude de dialectologie comparée au Tchad et au Soudan, Roth (1994) relève quelques 24 traits discriminants mettant en valeur d’une part l’unité du groupe dialectal arabe subsaharien vis à vis des autres dialectes arabes ; d’autre part le caractère ’composite’ de ces parlers (où l’on rencontre à la fois des traits de nomades — comme la prononciation sonore du ’qaf’ — et des traits de sédentaires — telle l’absence des fricatives interdentales et le passage de /aw/ et /aj/ à [o:] et [e:] respectivement). Comme à Tripoli (Liban), la présence de ces caractéristiques mixtes s’explique par le recouvrement d’un parler de type citadin par un parler de type nomade. Pour ce qui concerne les parlers égyptiens spécifiquement, la dialectologie traditionnelle distingue en général, quatre sous-groupes dialectaux :
  1. Les parlers de la région du Delta: se subdivisent eux-mêmes entre parlers de l’Est et parlers de l’Ouest. Ces derniers partageant quelques traits morphologiques communs avec les parlers Maghrébins, ils sont parfois considérés comme des variétés transitoires ’inter-zones’.
    Par souci de clarté, nous présentons ici, sous forme de cartes, certains des isoglosses obtenus par Behstedt (1978-79) dans cette région. Nous n’avons retenu ici que les trois unités phonétiques distinctives citées dans l’ouvrage : la prononciation du « qaf » et du « jim » d’une part , le traitement des diphtongues d’autre part.

message URL fig4.gif
Figure 4 : Réalisations de ’qaf’ et ’jim’ dans les parlers du Delta (Egypte). D’après Behnstedt (1978-79:77)
message URL fig5.gif
Figure 5 : Réalisations de /aw/ et /aj/ dans les parlers du Delta (Egypte). D’après Behnstedt (1978-79:79)
  1. Le parler du Caire :
    Il serait difficile de reprendre ici la totalité des études qui ont concerné le parler du Caire. Nous ne présenterons dans la section qui suit que quelque unes des caractéristiques phonétiques relevées par Tomiche (1962 et 1964). Du point de vue articulatoire, on note que les consonnes /t d d message URL exposant.gif/, — dentales en classique — sont nettement alvéolaires dans ce parler. Par ailleurs, le système consonantique du Cairote répond ainsi à une organisation binaire où chaque segment possède un pendant emphatisé dont l’occurrence dépend de la nature du segment consonantique adjacent : en contexte postérieur (i.e. consonnes pharyngale, vélaire, glottale et/ou trille alvéolaire /r/) c’est la variante [+ pharyngalisé] qui est réalisée. Les fricatives interdentales sont passées aux occlusives alvéolaires correspondantes sauf dans certains mots pressentis comme [+classique] pour lesquels les locuteurs préfèrent une réalisation sibilante (e.g. /ma message URL theta.gifalan/ > [m message URL ae.gifs message URL ae.gifl message URL ae.gifn] ’exemple’). La variante emphatique de /z/ (i.e. [z message URL exposant.gif]) correspond à la fois à l’ancienne interdentale pharyngalisée de l’arabe classique (i.e. [ message URL delta.gif message URL exposant.gif]) par l’intermédiaire des emprunts au turc (cf. Naim-Sambar, analyse du parler de Ras-Beyrouth, ci-dessus) et à la variante emphatisée du phonème /z/ apparaissant en contexte d’arrière. /z message URL exposant.gif/ et [z message URL exposant.gif] sont donc deux unités pertinentes dans ce parler où l’on retrouve par ailleurs, une réalisation sourde et glottale (i.e. [ message URL alif.gif]) pour l’ancien /q/21 ainsi que les diphtongues de l’arabe classique [aj] et [aw].
  2. Les parlers égyptiens ’intermédiaires’ : Ils correspondent aux parlers de moyenne Egypte (i.e. ’MittelÄgypten’ de Woidich, 1980 et 1981)), et rassemblent tous les parlers situés depuis le plateau de Gizeh (au Sud du Caire) jusqu’à Assiout.
    Ils se distinguent des parlers du Caire par une prononciation sonore du ’qaf’ (i.e. [g] vs. [ message URL alif.gif] et/ou [q] au Caire selon les auteurs) et une réalisation affriquée du ’jim’ vs. occlusive au Caire (i.e. / message URL z.gif/ > [d message URL z.gif] dans les parlers intermédiaires vs. [g] au Caire).
    Du point de vue vocalique, Woidich (1978-1979:56) souligne que les voyelles brèves accentuées font souvent l’objet d’un allongement (e.g. /’hat message URL exposant.gifab/ > [’ha:t message URL exposant.gifab] « bois ») alors que les voyelles étymologiquement longues connaissent une sorte de ’brisure’ qui se traduit au niveau phonétique par l’introduction d’une voyelle centrale de type [ message URL a.gif message URL exposant.gif] (e.g. /fo:g/ > [fo: message URL a.gif message URL exposant.gifg] ’sur’ ; /me:dana/ > [me: message URL a.gif message URL exposant.gifdana] ’minaret’).
  3. Les parlers de Haute-Egypte : ce dernier groupe englobe les parlers de toutes les régions situées au Sud d’Assiout jusqu’à la frontière soudanaise. Il peut être subdivisé en quatre sous-groupes pour permettre une classification linguistico-géogaphique plus fine distinguant les dialectes des régions se situant entre Assiout et Nag Hammadi, ceux des régions allant de Nag Hammadi à Qena, de Quena à Louxor et enfin ceux parlés entre Louxor et Esna, à la frontière soudanaise.

Woidich (1978 et 1979) relève sur ce domaine une caractéristique consonantique intéressante à mettre en parallèle - au niveau diachronique - avec le problème de l’évolution du « qaf » dans les dialectes arabes (Ghazali, 1977). Il s’agit du phénomène de glottalisation de /t message URL exposant.gif/ > [t message URL apostrophe.gif] que l’on ne retrouve que dans les parlers de Haute-Egypte parlés au Sud de Assiout.

L’ensemble de ces parlers, à l’exception de celui du Caire, sont décrits dans l’Atlas Linguistique des Parlers d’Egypte (Behnstedt & Woidich, 1985). Contrairement aux sections précédentes et par souci de clarté, nous n’avons pas repris en détails l’ensemble de ces descriptions. Dans l’ouvrage cité ci-dessus, elles présentent en effet l’avantage d’apparaître sous forme de cartes très claires et bien détaillées dont nous avons présenté des extraits.

En revanche, il nous semble intéressant de voir dans quelle mesure le parler de la capitale - qui a pendant longtemps été l’unique objet des études linguistiques dans cette région - est rattaché aux autres parlers égyptiens.

Jusqu’à une période récente les études dialectologiques se sont principalement intéressées à établir des descriptions synchroniques du parler du Caire (Gairdner, 1924 ; Harrell, 1957 ; Tomiche, 1964 ; Norlin, 1983 ; Haeri, 1987, 1989, 1994, et 1996). A ce propos, Woidich (1993) rappelle que dans les années cinquante notre connaissance des parlers d’Egypte était limitée à ce seul dialecte considéré comme le dialecte égyptien per se. Cette situation — bien que dénoncée par Cantineau (1960:264) : ’Voilà [...] un pays ouvert depuis longtemps aux Européens et à la culture occidentale où les recherches dialectologiques n’ont pas pris l’ampleur qu’on aurait été en droit d’attendre’ — a perduré jusque dans les années soixante. Dès lors, la situation commence à évoluer bien que la nature des données dialectales soit quelque peu limitée. Ce n’est que dans les années soixante-dix et quatre-vingt, que les dialectologues se tournent résolument vers les variétés dialectales rurales d’Egypte et que l’on voit paraître un grand nombre d’études linguistiques couvrant la majeure partie du domaine égyptien non-urbain (Behnstedt , 1978 ; Behnstedt, 1982 ; Behnstedt, 1988 ; Woidich, 1978, 1979 et 1980 et Behnstedt & Woidich, 1985).

Ces études montrent que le parler du Caire partage un certains nombre de traits communs avec les parlers ruraux alentours. Géographiquement parlant, le Caire est situé à l’extrémité Nord de la Vallée du Nil, là où commence le Delta. Linguistiquement il apparaît comme étant le premier parler différentiel dans une région constituée jusqu’à ce point de parlers non-différentiels uniquement. Mis à part ce trait discriminant, le parler du Caire (C) partage avec les parlers de la région du Delta (D) plusieurs caractéristiques communes qui le/les différencie des parlers de Moyenne-Egypte (ME) dont, entre autres, :

  1. l’abrègement des voyelles longues placées devant des clusters consonantiques (e.g. ME [ka:mla]  > CD [kamla])

  2. l’absence du ’bukara-syndrôme22 (e.g. ME [bukara]  > CD [bukra])

  3. la voyelle brève [i] chute en syllabe ouverte — i.e. parler différentiel — (e.g. ME [misikit] > CD [miskit])

  4. le schéma accentuel particulier ME [ message URL apostrophe.gifmadrasa] mais CD [ma message URL apostrophe.gifdrasa]
  5. les diphtongues passent à des voyelles longues ME [bajt] > CD [be:t] et ME [jawm] > CD [jo:m].

De la même manière, le parler du Caire présente quelques rares traits morphologiques communs avec les parlers de Moyenne-Egypte (i.e. prefixe /it-/ au passif au lieu de /in-/ dans les parlers du Delta, (e.g. [it-masak] vs [in-masak]).

De plus, l’analyse de la prononciation du « qaf » (i.e. /q/) et du « jim » (i.e. / message URL z.gif/) montre que le Cairote peut — selon les unités prises en considération — être à la fois rattaché aux parlers de Moyenne-Egypte et de certains parlers du Delta. Ainsi, les parlers du Centre du Delta et de Moyenne-Egypte attestent, comme au Caire [ message URL alif.gif] pour /q/ et [g] pour / message URL z.gif/ (e.g. [ message URL alif.gifalb] « coeur » et [gamal] « chameau ») ; alors que ceux de l’Est et de l’Ouest du Delta utilisent les variantes [g] et [d message URL z.gif] (e.g. [galb] et [d message URL z.gifamal]). Enfin, le parler de la capitale fait aussi état de caractéristiques propres qui ne sont partagées d’aucun autre parler, par exemple l’absence d’imala finale (i.e. pausale) que tous les autres dialectes ruraux d’Egypte appliquent à la voyelle ouverte de manière plus ou moins ’radicale’ (i.e. /a/ > [E] ; [e] et/ou [i]).

Il convient alors de se poser la question des origines du dialecte du Caire. Comment ce dialecte s’est-il développé ? D’où vient-il ? Quels changements a-t-il vécu au cours du temps ? Le scénario avancé par Versteegh (1984) selon lequel le dialecte des conquérants aurait été adopté à la manière d’un pidgin par les populations locales puis, après avoir été acquis en tant que créole par les plus jeunes, se serait décréolisé pour devenir ce que nous appelons aujourd’hui le Cairote est-il plausible ? Nous n’en savons malheureusement que trop peu sur les premiers développements de l’arabe dialectal pour pouvoir répondre à cette question. Néanmoins, l’étude du dialecte du Caire menée en parrallèle avec celle des mouvements de population dans cette région du monde arabophone et sur les 150 dernières années peut, selon Woidich (1993), être enrichissante. De nos jours la ville du Caire attire des populations en provenance de toutes les régions du pays, ce qui explique qu’au niveau linguistique on soit en mesure d’y rencontrer toutes sortes de variétés dialectales. Entre le 18e et le 19e siècle, le nombre d’habitants passe de 250.000 (en 1798) à 590.000 (en 1897) (Abu-Lughod, 1971). En 1835, suite à une épidémie de peste, le Caire perd un tiers de sa population, on observe alors un exode rural massif : Baer (1969) souligne qu’en 1907 plus d’un tiers de la population Cairote est née ’ailleurs’. Ces informations démographiques ont leur importance pour l’histoire du dialecte du Caire. En effet, si l’on observe la langue qui est décrite dans les grammaires du 19e siècle ainsi que les textes datant de cette époque jusqu’à la première guerre mondiale, on retrouve plusieurs caractéristiques linguistiques propres aux parlers ruraux et encore en usage aujourd’hui dans certains parlers villageois et/ou campagnards. Il est donc fort probable que l’on on ait eu affaire à cette époque à une situation de contact entre différents dialectes qui a mené à l’émergence de formes interdialectales. Certains traits linguistiques du Cairote moderne ne résulteraient donc pas de l’évolution interne du système mais proviendraient plutôt de ces formes interdialectales dont la plupart sont d’origine rurale.

Néanmoins, le prestige dont jouit aujourd’hui le parler de la capitale égyptienne — favorisé dans une large mesure par l’industrie cinématographique et les mass-média — a permis à cette variété dialectale d’accéder au rang de parler supra-national sur une grande partie du domaine arabophone. Au Maghreb, s’il n’est pas utilisé comme moyen de communication inter-états, il n’en est pas moins perçu comme la forme linguistique orientale la moins ’étrangère’, et constitue, en ce sens, la variété orientale permettant un certain degré d’intercompréhension inter-zone.

Notes
21.
Notons sur ce point que les analyses de Behnstedt (1978-79) et Tomiche (1964) diverge. Le premier attestant au Caire une réalisation classique du ’qaf’ [q] alors que Tomiche pose une réalisation glottale [ message URL alif.gif].
22.

’Bukara Syndrom’ : ce phénomène se retrouve dans tous les parlers de Moyenne-Egypte. Il correspond à l’insertion d’une voyelle brève à l’intérieur d’un mot pour éviter l’articulation d’un cluster consonantique complexe (de type CVCCV) lié à la collision d’une syllabe fermée de type CVC suivie d’une syllabe ouverte de forme CV (Behnstedt, 1979:64 et Woidich, 1980:209).