Les parlers de la région du Delta: se subdivisent eux-mêmes entre parlers de l’Est et parlers de l’Ouest. Ces derniers partageant quelques traits morphologiques communs avec les parlers Maghrébins, ils sont parfois considérés comme des variétés transitoires ’inter-zones’.
Par souci de clarté, nous présentons ici, sous forme de cartes, certains des isoglosses obtenus par Behstedt (1978-79) dans cette région. Nous n’avons retenu ici que les trois unités phonétiques distinctives citées dans l’ouvrage : la prononciation du « qaf » et du « jim » d’une part , le traitement des diphtongues d’autre part.
Les parlers de Haute-Egypte : ce dernier groupe englobe les parlers de toutes les régions situées au Sud d’Assiout jusqu’à la frontière soudanaise. Il peut être subdivisé en quatre sous-groupes pour permettre une classification linguistico-géogaphique plus fine distinguant les dialectes des régions se situant entre Assiout et Nag Hammadi, ceux des régions allant de Nag Hammadi à Qena, de Quena à Louxor et enfin ceux parlés entre Louxor et Esna, à la frontière soudanaise.
L’ensemble de ces parlers, à l’exception de celui du Caire, sont décrits dans l’Atlas Linguistique des Parlers d’Egypte (Behnstedt & Woidich, 1985). Contrairement aux sections précédentes et par souci de clarté, nous n’avons pas repris en détails l’ensemble de ces descriptions. Dans l’ouvrage cité ci-dessus, elles présentent en effet l’avantage d’apparaître sous forme de cartes très claires et bien détaillées dont nous avons présenté des extraits.
En revanche, il nous semble intéressant de voir dans quelle mesure le parler de la capitale - qui a pendant longtemps été l’unique objet des études linguistiques dans cette région - est rattaché aux autres parlers égyptiens.
Jusqu’à une période récente les études dialectologiques se sont principalement intéressées à établir des descriptions synchroniques du parler du Caire (Gairdner, 1924 ; Harrell, 1957 ; Tomiche, 1964 ; Norlin, 1983 ; Haeri, 1987, 1989, 1994, et 1996). A ce propos, Woidich (1993) rappelle que dans les années cinquante notre connaissance des parlers d’Egypte était limitée à ce seul dialecte considéré comme le dialecte égyptien per se. Cette situation — bien que dénoncée par Cantineau (1960:264) : ’Voilà [...] un pays ouvert depuis longtemps aux Européens et à la culture occidentale où les recherches dialectologiques n’ont pas pris l’ampleur qu’on aurait été en droit d’attendre’ — a perduré jusque dans les années soixante. Dès lors, la situation commence à évoluer bien que la nature des données dialectales soit quelque peu limitée. Ce n’est que dans les années soixante-dix et quatre-vingt, que les dialectologues se tournent résolument vers les variétés dialectales rurales d’Egypte et que l’on voit paraître un grand nombre d’études linguistiques couvrant la majeure partie du domaine égyptien non-urbain (Behnstedt , 1978 ; Behnstedt, 1982 ; Behnstedt, 1988 ; Woidich, 1978, 1979 et 1980 et Behnstedt & Woidich, 1985).
Ces études montrent que le parler du Caire partage un certains nombre de traits communs avec les parlers ruraux alentours. Géographiquement parlant, le Caire est situé à l’extrémité Nord de la Vallée du Nil, là où commence le Delta. Linguistiquement il apparaît comme étant le premier parler différentiel dans une région constituée jusqu’à ce point de parlers non-différentiels uniquement. Mis à part ce trait discriminant, le parler du Caire (C) partage avec les parlers de la région du Delta (D) plusieurs caractéristiques communes qui le/les différencie des parlers de Moyenne-Egypte (ME) dont, entre autres, :
l’abrègement des voyelles longues placées devant des clusters consonantiques (e.g. ME [ka:mla] > CD [kamla])
l’absence du ’bukara-syndrôme’22 (e.g. ME [bukara] > CD [bukra])
la voyelle brève [i] chute en syllabe ouverte — i.e. parler différentiel — (e.g. ME [misikit] > CD [miskit])
les diphtongues passent à des voyelles longues ME [bajt] > CD [be:t] et ME [jawm] > CD [jo:m].
De la même manière, le parler du Caire présente quelques rares traits morphologiques communs avec les parlers de Moyenne-Egypte (i.e. prefixe /it-/ au passif au lieu de /in-/ dans les parlers du Delta, (e.g. [it-masak] vs [in-masak]).
Il convient alors de se poser la question des origines du dialecte du Caire. Comment ce dialecte s’est-il développé ? D’où vient-il ? Quels changements a-t-il vécu au cours du temps ? Le scénario avancé par Versteegh (1984) selon lequel le dialecte des conquérants aurait été adopté à la manière d’un pidgin par les populations locales puis, après avoir été acquis en tant que créole par les plus jeunes, se serait décréolisé pour devenir ce que nous appelons aujourd’hui le Cairote est-il plausible ? Nous n’en savons malheureusement que trop peu sur les premiers développements de l’arabe dialectal pour pouvoir répondre à cette question. Néanmoins, l’étude du dialecte du Caire menée en parrallèle avec celle des mouvements de population dans cette région du monde arabophone et sur les 150 dernières années peut, selon Woidich (1993), être enrichissante. De nos jours la ville du Caire attire des populations en provenance de toutes les régions du pays, ce qui explique qu’au niveau linguistique on soit en mesure d’y rencontrer toutes sortes de variétés dialectales. Entre le 18e et le 19e siècle, le nombre d’habitants passe de 250.000 (en 1798) à 590.000 (en 1897) (Abu-Lughod, 1971). En 1835, suite à une épidémie de peste, le Caire perd un tiers de sa population, on observe alors un exode rural massif : Baer (1969) souligne qu’en 1907 plus d’un tiers de la population Cairote est née ’ailleurs’. Ces informations démographiques ont leur importance pour l’histoire du dialecte du Caire. En effet, si l’on observe la langue qui est décrite dans les grammaires du 19e siècle ainsi que les textes datant de cette époque jusqu’à la première guerre mondiale, on retrouve plusieurs caractéristiques linguistiques propres aux parlers ruraux et encore en usage aujourd’hui dans certains parlers villageois et/ou campagnards. Il est donc fort probable que l’on on ait eu affaire à cette époque à une situation de contact entre différents dialectes qui a mené à l’émergence de formes interdialectales. Certains traits linguistiques du Cairote moderne ne résulteraient donc pas de l’évolution interne du système mais proviendraient plutôt de ces formes interdialectales dont la plupart sont d’origine rurale.
Néanmoins, le prestige dont jouit aujourd’hui le parler de la capitale égyptienne — favorisé dans une large mesure par l’industrie cinématographique et les mass-média — a permis à cette variété dialectale d’accéder au rang de parler supra-national sur une grande partie du domaine arabophone. Au Maghreb, s’il n’est pas utilisé comme moyen de communication inter-états, il n’en est pas moins perçu comme la forme linguistique orientale la moins ’étrangère’, et constitue, en ce sens, la variété orientale permettant un certain degré d’intercompréhension inter-zone.
’Bukara Syndrom’ : ce phénomène se retrouve dans tous les parlers de Moyenne-Egypte. Il correspond à l’insertion d’une voyelle brève à l’intérieur d’un mot pour éviter l’articulation d’un cluster consonantique complexe (de type CVCCV) lié à la collision d’une syllabe fermée de type CVC suivie d’une syllabe ouverte de forme CV (Behnstedt, 1979:64 et Woidich, 1980:209).