L’étude de la prononciation (sourde ou sonore) de la plosive uvulaire [q] a pendant longtemps constitué le trait général le plus discriminant pour la distinction entre parlers arabes de sédentaires et parlers arabes de bédouins. Il était en principe valable pour tous les groupes dialectaux et possédait un sens décisif car, selon Cantineau (1956) « tous les parlers de sédentaires et seuls les parlers de sédentaires attestaient cette réalisation ».
Les Grammairiens Arabes avaient déjà souligné l’importance de ce critère pour la distinction entre parlers de sédentaires et parlers de nomades ; l’historien Ibn Khaldoun (1332-1406), par exemple, écrit à propos des parlers de bédouins :
‘« One of the phenomena that happen in the speech of these Arabs until this day [...] is their special way of pronouncing the « qaf » (i.e. [q]). They do not pronounce it at the place of articulation of the urban people, as it is mentioned in the books on Arabic, namely between the back of the tongue and the opposite point of the upper palate. They do not pronounce it at the place of articulation of the [k] either, which is somewhat lower than the place of the [q], but they pronounce it at a place that is somewhere in the middle between the [q] and the [k]. » (Ibn Khaldoun, cité par Vesteegh, 1997).’Ceci peut-être considéré comme une première description articulatoire d’un des critères les plus souvent évoqués pour la distinction entre parlers de nomades et parlers de sédentaires. Son importance pour la dialectologie arabe et plus particulièrement pour la typologie dialectal est telle qu’un grand nombre de chercheurs se sont intéressés à l’origine de ce segment.
Les sémitisants s’interrogent quant au caractère voisé/non-voisé de cette consonne en sémitique ancien et cherchent à déterminer laquelle des deux réalisations actuellement attestées (en [q] ou [g]) est antérieure. Selon Ghazali (1977), deux hypothèses émergent.
La première défendue entre autres, par Cantineau (1951-52 et 1960) ; Garbell (1958) et Rabin (1951) postule un « qaf » originellement sonore de type */G/, dont le changement vers une occlusive sourde serait dû à l’influence de l’araméen ; l’autre pose à l’origine une consonne sourde de type */q/ (Rodinson, 1970). Selon ce dernier, la sonorité du ’qaf’ telle qu’elle est attestée dans certains parlers arabes uniquement (i.e. de bédouins), ne se retrouve dans aucune autre langue sémitique. ceci l’autorise à avancer l’hypothèse que la Koïné poético-coranique du 6e et 7e siècle de notre ère, forme ancienne de l’arabe classique, possédait dans son système un phonème sourd de type /q/.
Ghazali (1977) note par ailleurs, que la description articulatoire du [q] faite par Sibawahi ne peut correspondre à une variante sourde de [g], la correspondante sonore de la consonne plosive uvulaire étant [G]. Du point de vue articulatoire en effet, Sibawahi défini la consonne uvulaire comme suit :
‘’The place of articulation for [q] is the farthest back of the tongue and the part of the upper palate which is above it’ (Sibawahi, p. 405, cité par Ghazali, 1977). ’En d’autres termes, le lieu d’articulation du « qaf » se situe bien au niveau de la racine de la langue et de luette et non pas au niveau du voile du palais comme pour le [k] dont la correspondante sonore est [g].
Ainsi, dès le 11e siècle, la ‘coexistence’ de deux réalisations possibles pour le « qaf » ancien est attestée et la bipartition se serait produite, en fonction des écoles, selon deux schémas :
(1) [q] > [q] ou [g] ou (2) [G] > [q] ou [g]
Selon Ghazali (1977), plusieurs arguments permettent de considérer le premier schéma d’évolution comme le plus probable. Les observations faites par Rodinson (1970) sur les transcriptions de textes arabes en Grec effectuées entre le 3e et le 8e siècle de notre ère par Wuthnow, montrent que sur les 66 occurrences ou apparaît un [q] arabe, la transcription grecque rend 64 [Κ] et 2 [γ]. Par ailleurs, D. Cohen (1953) souligne que le Coran atteste plusieurs emprunts lexicaux où le [q] correspond à une consonne non-voisée dans la langue source. Ainsi au [k] latin de ‘castra’ correspond en arabe le [q] de ‘qasar’. Ces exemples fréquents concernant le traitement phonologique du [q] dans les emprunts arabes et le faible nombre de correspondances en [γ] montre que le voisement de cette consonne était si ce n’est inexistant tout au moins extrêmement rare, et Rodinson (1970) de souligner que la prédominance des transcriptions en [q] prouve que le voisement du « qaf » n’était pas, à cette époque, caractéristique des parlers de bédouins comme c’est le cas aujourd’hui.
Du point de vue typologique, l’arabe étant considéré comme une langue sémitique prototypique, c’est surtout en se basant sur les faits linguistiques qui y sont attestés que les linguistes ont reconstruit le Proto-Sémitique, langue mère de cette famille. Or, il n’existe pas de langue sémitique connue qui atteste un son voisé pour le phonème */q/.
Par ailleurs, l’une des caractéristiques des langues sémitiques est la pharyngalisation29 (ou la vélarisation) de certains sons consonantiques définis comme « emphatiques » (Finch, 1984). Aux emphatiques, correspondent dans les langues sémitiques éthiopiennes, des consonnes éjectives30 glottalisées. Pour certains linguistes, les éjectives résultent de l’influence des langues couchitiques sur les langues sémitiques de cette région ; ils posent donc les emphatiques comme proto-phonèmes. Une autre approche, tend à considérer les emphatiques comme des phonèmes dérivés des proto-éjectives.
Néanmoins, et bien qu’intéressant du point de vue diachronique de part la controverse qu’il suscite, ce critère ne permet plus aujourd’hui de tracer des isoglosses précises entre les parlers actuellement en usage. L’étude des changements phonétiques montre que les réalisations des sons [q] et/ou [g] en arabe sont toujours en cours d’évolution et présentent de ce fait des distributions fluctuantes à l’intérieur même du lexique (Rjaibi-Sabhi, 1993).
Par ailleurs, la diffusion de l’arabe classique (par le biais de la généralisation de l’enseignement et le développement des médias) a permis à ces populations d’augmenter leur stock d’items classiques caractérisés par une prononciation en [q]. Pour ce qui est des bédouins sédentarisés dans les villes, l’adoption de la prononciation prestigieuse s’est effectuée de manière naturelle, et plus particulièrement chez les jeunes générations. De la même manière les populations sédentaires d’origine (citadines et/ou rurales) ont à l’inverse subi l’influence linguistique des populations nomades nouvellement sédentarisées ainsi que celle d’autres langues en contact. Ainsi, la plupart des items lexicaux empruntés comportant un [g] dans la langue source conservent la même prononciation en arabe :
Exemples :
[gram] «gramme » (du français)
De plus, certains mots appartenant au vocabulaire nomade sont invariablement prononcés en fonction des règles de prononciation propres aux parlers de bédouins. Ainsi alors que l’on entend [baqri] pour « boeuf » on a [bagra] pour « vache » et [bgarr] pour « troupeau », la prononciation classique de ces termes étant respectivement [baqarah], et [baqar]. Outre l’explication en terme socio-linguistiques, l’opposition [q]/[g] peut aussi être le fait de facteurs pragmatiques : à Tunis, par exemple, Ghazali relève deux prononciations du terme [qalb] « coeur ». Alors que les Tunisois emploient de manière générale la forme [qalbi] pour « mon coeur », on entend aussi [ya: galbi:] pour « oh ! mon coeur », l’alternance [q]/[g] véhiculant ici une opposition d’ordre émotionnel.
A l’Est de l’Algérie (région de Constantine), la distribution de [q]/[g] est plus complexe encore. Dans une étude sur la prononciation de « qaf », Rahmuni (1971) relève 100 mots comportant un /q/ à prononciation sourde unique ; 50 dont la prononciation est sonore ; 20 pour lesquels les locuteurs utilisent, de manière indifférente et non-prédictible (i.e. variation libre), l’une ou l’autre de ces deux formes. Elle repère enfin, huit paires de mots pour lesquels l’opposition [q]/[g] est phonémique. Ainsi, [qassar] « raccourcir » s’oppose à [gassar] « discuter ».
Ainsi, l’observation des parlers des grandes villes actuelles montre que les populations nomades sédentarisées acquièrent une prononciation sourde du fait de l’influence, sur leur parler, de l’arabe classique. L’introduction dans leur lexique de termes dérivés, tels [attaqadum] « développement social et économique », côtoient des mots plus anciens dont la forme sonore conserve les traits linguistiques d’origine comme [ga:ddim] pour « avancer ». Par ailleurs, le statut plus prestigieux de la forme sourde tend à jouer en faveur de son développement en dehors des zones purement citadines. Chez les sédentaires, c’est l’influence des parlers bédouins et l’assimilation de termes étrangers comportant un [g] qui explique la fréquence d’occurrence de ce phonème dans les parlers citadins.
L’appropriation du segment [g] par les locuteurs sédentaires d’Afrique du Nord a parfois mené à des ambiguïtés phonético-sémantiques. Dans certains cas, l’intégration dans le lexique d’un mot appartenant au vocabulaire bédouin a mené à deux entrées lexicales, l’une à prononciation sourde, l’autre à prononciation sonore (cf. [qassar] Vs. [gassar]) alors que le système de l’arabe considère théoriquement ces deux formes comme deux variantes phonétiques d’un seul et même phonème. Ces ambiguïtés ont donné lieu à la ré-interprétation sémantique de certains termes, ré-interprétation favorisée par les caractéristiques internes aux parlers de sédentaires (absence du phonème [g] dans le système).
Quoi qu’il en soit, nous n’en savons encore pas assez sur la propagation des changements en cours dans les différents dialectes arabes, ni sur les différentes catégories de mots susceptibles de conserver et/ou d’adopter une prononciation sourde et/ou sonore. De même, rien ne permet de prédire quels sont les mots qui, sous deux formes phoniques différentes, conserveront le même sens. Il semble néanmoins possible d’avancer l’hypothèse que dans certains parlers arabes (surtout maghrébins), [q] et [g] se développent comme deux phonèmes distincts. Ailleurs, comme dans le parler des Mābādā en Jordanie, [q] apparaît nettement comme une variante libre et/ou combinatoire suivant les cas du phonème [g] (Czapkiewicz ; 1960). On peut trouver dans ce dialecte soit deux occurrences du même mot, fléchies différemment, attestant tantôt la forme [q], tantôt la forme [g] (cf. exemple 1 ci-dessous), soit un seul mot pour lequel les deux réalisations sont en variations libres (cf. exemple 2 ci-après) :
Exemples :
L’étude de ce parler permet néanmoins de trouver une certaine régularité dans l’opposition [q]/[g] : il semble en effet que ce dialecte connaisse un phonème /g/, réalisé le plus souvent sonore [g], lequel se dévoise au contact d’une dentale sourde subséquente ou en finale absolue, soit :
/g/ →→ [q] /_t(#)
Toutes ces remarques nous autorisent donc à considérer ce critère phonétique de même que le classement sociolinguistique des parlers arabes en termes de parlers de sédentaires/bédouins comme un élément informatif « du seul point de vue historique » (D. Cohen, 1970).
Il ne peut, de ce fait, être défini comme un indice de discrimination pertinent dans le cadre de notre travail, dont l’ultime objectif est de tenter un regroupement géographique des parlers arabes de manière automatique. Nous verrons néanmoins dans quelle mesure il est possible de considérer la fréquence d’occurrence d’un phonème comme un indice potentiellement robuste pour l’identification automatique des langues (chapitre 2).
Nous tenons toutefois à souligner que ces critères discriminants doivent faire l’objet de quelques pondérations, car, comme nous venons de le souligner, ces faits linguistiques sont des faits généraux, auxquels il convient d’attribuer une valeur relative localement limitée aux zones ne connaissant pas ou peu l’influence d’autres langues/parlers. Bien que l’on puisse encore rencontrer des parlers purement bédouins et/ou sédentaires aussi bien à l’Est qu’à l’Ouest du domaine arabophone, il est difficile — voire impossible — de délimiter, de manière précise, des isoglosses ; l’étude des mouvements de populations révélant des courants migratoires complexes.
Voice Onset Time (VOT) : Selon Lisker et Abramson (1964), il est défini, pour les plosives uniquement, comme la durée séparant le relâchement (R) de la mise en vibration des cordes vocales (VO). Il peut donc être positif (sourdes), négatif (sonores) ou nul (simultanéité des évenements).
Certaines langues utilisent une variation de volume dans la cavité pharyngale pour produire un contraste entre sons de même articulation primaire. Le rôle du pharynx comme articulateur actif a été mis en évidence pour les langues afro-asiatiques, caucasiennes et amérindiennes. Du point de vue articulatoire, la pharyngalisation est une articulation secondaire produite par une rétraction de l’arrière du dos de la langue entraînant un rétrécissement de la région du moyen-pharynx (voir par exemple, Ghazali (1977)).
Ces consonnes sont produites par la seule utilisation de l’air supralaryngal : à la suite d’une fermeture glottale et d’une remontée du larynx, l’air accumulé dans la cavité buccale se trouve comprimé puis brutalement expulsé avec un bruit typique « d’éclatement » au moment du relâchement de l’occlusion buccale. La même impression auditive résulte du seul jeu des cordes vocales dans le cas des éjectives glottalisées.