Huit critères segmentaux ont été évoqués par nos sujets comme particulièrement pertinents pour la discrimination dialectale des différents types de stimuli. Nous retrouvons — pour les consonnes — les différentes réalisations de la plosive uvulaire standard /q/. Au Maghreb, trois réalisations dialectales sont possibles, soient : / q g k /. Nous ne reviendrons pas ici sur les fondements historico-linguistiques d’une telle distribution en renvoyant le lecteur au premier chapitre de ce travail. Toutefois, nous tenons à souligner qu’il n’existe apparemment pas de réalisation préférentielle dans les parlers de Casablanca et/ou d’Oran, où deux réalisations de l’ancien « qaf » sont possibles (i.e. /q/ et/ou /g/) même pour des items fréquents du vocabulaire dont certains apparaissent dans les énoncés (5) et (6) rapportés ci-dessous :
« La nuit il est allé dormir avec son chien dans le lit et pendant ce temps la grenouille est sortie de sa bouteille».
(Loc. H.Q., Parler de Casablanca, Maroc).
« et il s’est endormi dans son lit et le chien aussi était avec lui sur son lit et pendant ce temps, la grenouille est sortie du bocal et s’est sauvée. »
(Loc. A.B., parler de Oran, Algérie)
Ces traitements hétérogènes survenant d’un item à l’autre et/ou d’un sujet à l’autre peuvent résulter soit de l’histoire linguistique propre à chacun des sujets (comme par exemple, l’installation tardive dans la région considérée par les locuteurs comme ville/village d’origine et les conséquences linguistiques liées aux situations de contact ainsi développées ; ou la présence d’origines dialectales variées au sein même des familles favorisant l’élaboration de formes idiosyncrasiques45 et/ou d’idiolecte46) ; soit du traitement différencié des items lexicaux résultant de l’emprunt à l’arabe classique et/ou à une langue étrangère.
« [...] et le petit chien est tombé de cette fenêtre, le bocal s’est brisé et le petit garçon s’est mis à le calmer, il l’a porté et il s’est mis à parler avec lui »
(Loc. A.B., Parler de Oran, Algérie)
Rajoutons à cela les paramètres liés à l’histoire individuelle des locuteurs, aux processus d’effacement des traits dialectaux les plus typiques sous-tendus par des considérations psychologiques (notion de « prestige » attribuée aux parlers des villes vs. parlers des campagnes) et au traitement spécifiques de certains items (comme les emprunts) et l’on comprend pourquoi il est souvent difficile d’arriver à une description stable et homogène des formes dialectales des langues.
Néanmoins, il semble, que les sujets ayant participé à l’expérience de discrimination dialectale présentée plus haut aient considéré les indices rapportés dans le tableau 9 comme des critères pertinents pour l’identification dialectale des parlers arabes. Nous invitons toutefois le lecteur à considérer avec réserve leur pouvoir discriminant en ce sens que les sujets avaient systématiquement affaire à des stimuli sonores composites (i.e. composés d’indices de différentes natures) où le lexique spécifique, l’intonation particulière peuvent avoir joué un rôle plus important que les critères phonétiques évoqués qui peuvent n’avoir été utilisés (i.e. traités au niveau cognitif pour la tâche de discrimination) qu’en second lieu donc comme des critères de discrimination sur-rajoutés à d’autres caractéristiques plus pertinentes (nous pensons plus particulièrement à l’emploi de certains items lexicaux spécifiquement rattachés à un dialecte et/ou à des formes syntaxiques particulièrement marquées, c’est-à-dire caractéristiques d’un type de parler).
Indices segmentaux | ||||||||||||||||||||||||||
Consonnes | Diphtongues | Voyelles | ||||||||||||||||||||||||
Réalisation standard | q | k | t | aj | aw | /i u a / | /a/ | |||||||||||||||||||
Traitement dialectal | q | g | k | d | tΣ | ts | t | s | ts | f | d | d | z | aj | i: | e: | aw | u: | o: | Centralisation/ Chute des voyelles brèves [I ] |
Imala /a/ > ; /e/ |
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Dialectes Marocains | ||||||||||||||||||||||||||
Parler de Casablanca | + | + | - | - | + | - | - | - | + | - | - | - | - | + | - | + | - | - | - | + | - | - | + | - | + | - |
Parler de Rabat | + | - | - | - | + | - | - | - | - | + | - | - | - | - | + | - | + | - | - | + | - | - | + | - | + | - |
Parler de Safi | - | + | - | - | + | - | - | + | - | - | - | + | - | - | + | - | + | - | - | + | - | + | - | - | + | - |
Dialectes Algériens | ||||||||||||||||||||||||||
Parler de Oran | - | + | - | - | + | - | - | - | - | + | - | - | - | - | + | - | + | - | - | + | - | - | + | - | + | - |
Parler de Cherchell | + | - | - | - | - | + | - | + | + | - | - | - | - | + | - | + | - | - | - | + | - | - | + | - | + | - |
Parler de Touggourt | + | - | - | - | + | - | - | - | - | + | - | - | - | - | + | - | + | - | - | + | - | - | + | - | + | - |
Parler de Jijel | - | - | - | + | + | - | - | + | + | - | - | - | - | + | - | + | - | - | - | + | - | - | + | - | + | - |
Dialectes Tunisiens | ||||||||||||||||||||||||||
Parler de Tunis | + | - | - | - | + | - | - | - | + | - | - | - | - | + | - | + | - | - | - | + | - | - | + | - | - | + |
Parler de Bousalem | - | + | - | - | + | - | - | - | - | - | - | + | + | + | - | + | - | - | - | + | - | - | + | - | - | + |
Parler de Bizerte | + | - | - | - | + | - | - | - | + | - | - | - | - | + | - | + | - | - | + | - | - | + | - | - | - | + |
Dialectes Syriens | ||||||||||||||||||||||||||
Parler de Homs | - | - | + | - | + | - | - | - | - | - | + | - | - | - | - | - | + | + | - | - | + | - | - | + | - | + |
Parler de Alep | - | - | + | - | + | - | - | - | - | + | - | - | - | - | + | - | + | - | - | - | + | - | - | + | - | + |
Dialectes Libanais | ||||||||||||||||||||||||||
Parler de Beyrouth | - | - | + | - | + | - | - | - | - | - | + | - | - | - | - | - | + | - | - | - | + | - | - | + | - | + |
Parler de Zahle | - | - | + | - | + | - | - | - | - | + | - | - | - | - | + | - | + | - | - | - | + | - | - | + | - | + |
DialectesJordaniens | ||||||||||||||||||||||||||
Parler de Irbid | - | + | - | - | - | + | - | - | + | - | - | - | - | + | - | + | - | - | - | - | + | - | - | + | - | + |
Parmi les différents indices morpho-lexicaux dégagés par nos sujets lors de la tâche de définition des indices discriminants ayant permis l’identification dialectale, trois critères nous semblent potentiellement utiles dans le cadre d’applications de discrimination automatique, pour peu qu’il soit possible de développer en parallèle un modèle de reconnaissance de mots.
Le premier critère évoqué se trouve être fréquemment utilisé par les dialectologues pour la classification des parlers arabes et consiste à comparer au niveau trans-linguistique la forme des particules préverbales dont l’usage dans la langue est très fréquent. Ces particules précèdent ordinairement le verbe et y adjoignent des nuances sémantiques et modales. On sait, grâce notamment aux travaux de D. Cohen (1989), que l’organisation des systèmes verbaux du sémitique en général et de l’arabe en particulier, est essentiellement fondée sur une dichotomie aspectuelle opposant l’aspect accompli à l’aspect inaccompli, ces deux modalités apparaissant sous des formes différentes d’un dialecte à l’autre. Pour ce qui nous concerne nous nous intéressons plus particulièrement aux proclitiques surajoutés aux formes dialectales de l’inaccompli tels qu’ils sont attestés à l’intérieur de certains stimuli présentés aux sujets.
Quatre constructions verbales différentes peuvent être observées en fonction du parler considéré : la première permet de rassembler à l’intérieur d’un même sous-groupe dialectal la totalité des parlers marocains. Ceux-ci attestent en effet des constructions verbales complexes de type [proclitique [ki-] + préfixe de l’inaccompli [j-]+ verbe]. Le second groupe englobe les parlers algériens et tunisiens caractérisés par l’absence de proclitique et par la présence d’une marque d’inaccompli de type [i-] + base verbale. Un troisième groupe comprend les parlers syriens, jordaniens ainsi que le parler de Zahle au Liban, où l’on rencontre une forme de type [b-] + préfixe de l’inaccompli [j] + base verbale].
« Le petit garçon s’est mis à chercher la grenouille au fond d’un trou et le chien s’est mis à jouer avec les abeilles ».
(Loc. N.H., Parler de Rabat, Maroc)
« Ensuite le chien est tombé de la fenêtre et le garçon le regardait sans rien y comprendre du tout».
(Loc. G.L., Parler de Jijel, Algérie)
« Le petit garçon était assis et regardait une grenouille qu’il a emprisonnée dans un vase ».
(Loc. A.S., Parler de Irbid, Jordanie)
« Le garçon se mit à crier, se mit à hurler à l’attention de la grenouille pour qu’elle vienne et le chien, ici, s’est mis à sentir le vase ».
(Loc F.B., Parler de Beyrouth, Liban)
Le second critère morpho-lexical de discrimination dialectale évoqué par nos sujets touche aux différents termes utilisés pour l’expression du rapport d’annexion en arabe dialectal. Quatre formes différentes ont été perçues.
« Le chien du garçon joue avec la grenouille».
(Loc. A.F. Parler de Touggourt, Algérie)
« C’est un petit garçon assis dans sa chambre».
(Loc.F.C., Parler de Rabat, Maroc)
« il s’est mis à le chercher dans sa chaussure, le chien a mis sa tête dans la bouteille de la grenouille ».
(Loc. A.F. Parler de Tunis, Tunisie)
« Ici, le garçon a quitté sa chambre et porté son chien».
(Loc. F.B. Parler de Beyrouth, Liban)
« il l’a porté jusqu’à ce qu’il le renverse dans la rivière car il était très énervé qu’il soit monté sur sa maison ».
(Loc. R.B. Parler de Homs, Syrie)
« Ensuite, le garçon a eu sommeil et il a dormi dans son lit ».
(Loc. A.S. Parler de Irbid, Jordanie).
[w d] | + | [ l - w ld] | => ; | [w d - l - w ld] |
Numéral | + | Article défini – Nom | => ; | Forme indéfinie |
« un » | + | « le garçon» | => ; | « un garçon » |
On retrouve ce schéma dans la plupart des parlers du Maghreb représentés dans cette étude (i.e. parlers marocains de Rabat et Safi ; parlers algériens de Cherchell, Touggourt, Jijel et Oran ; parlers tunisiens de Bousalem et Bizerte.
La totalité des indices morpho-lexicaux présentés dans les exemples précédents sont rassemblés dans le tableau synoptique 11. Il nous semble important de les considérer a priori comme pertinents pour la discrimination dialectale en ce sens qu’ils peuvent constituer des unités potentiellement robustes dans le cadre d’un modèle de reconnaissance de mots isolés (Calliope, 1989).
Indices morpho-lexicaux | ||||||||||
Forme de l’accompli | Forme dimi-nutive | Expression du rapport d’annexion | Expression de l’indéfini | |||||||
Forme de la particule pré-verbale | Infixe au Nom | Forme de la particule post-posée au nom |
Numéral antéposé au nom | |||||||
k- | j- | b- | nb- | - jj- | nt | j l- | bt | t ba - | w d | |
Dialectes Marocains | ||||||||||
Parler de Casablanca | + | - | - | - | - | - | + | - | - | + |
Parler de Rabat | + | - | - | - | - | - | + | - | - | + |
Parler de Safi | + | - | - | - | - | - | + | - | - | + |
Dialectes Algériens | ||||||||||
Parler de Cherchell | - | + | - | - | + | + | - | - | - | + |
Parler de Touggourt | - | + | - | - | - | + | - | - | - | + |
Parler de Jijel | - | + | - | - | - | + | - | - | - | + |
Parler de Oran | - | + | - | - | + | + | - | - | - | + |
Dialectes Tunisiens | ||||||||||
Parlers de Tunis | - | + | - | - | - | - | - | + | - | - |
Parler de Bousalem | - | + | - | - | - | - | - | + | - | + |
Parler de Bizerte | - | + | - | - | - | - | - | + | - | + |
Dialectes Syriens | ||||||||||
Parler de Homs | - | - | + | - | - | - | - | - | + | - |
Parler de Alep | - | - | + | - | - | - | - | - | + | - |
Dialectes Libanais | ||||||||||
Parler de Beyrouth | - | - | - | + | - | - | - | + | - | - |
Parler de Zahle | - | - | + | - | - | - | - | - | + | - |
Dialectes Jordaniens | ||||||||||
Parler de Irbid | - | - | + | - | - | - | - | - | + | - |
On parle de comportement « idiosyncrasique » lorsque les sujets ont tendance à organiser un ensemble de données identiques de manière différentes selon leurs dispositions intellectuelles et/ou affectives particulières.
On désigne par « idiolecte » l’ensemble des énoncés produits par une seule personne, et surtout les constantes linguistiques qui les sous-tendent et qu’on envisage en tant qu’idiomes ou systèmes spécifiques ; l’idiolecte est donc l’ensemble des usages d’une langue propre à un individu donné, à un moment déterminé. Notons par ailleurs, que la notion d’idiolecte met l’accent sur certains caractères particuliers des problèmes de géographie linguistique : tout corpus de parlers, dialectes et/ou langues n’est représentatif que dans la mesure où il émane de locuteurs suffisamment diversifiés. Dans ce travail, même si nous avons relevé — pour un parler donné — des énoncés en nombre suffisant pour l’aire étudiée, nous avons postulé implicitement que les locuteurs originaires d’un même point d’enquête avaient le même parler. Or la notion d’idiolecte soulevée ici implique au contraire, qu’il y a variation non seulement d’un pays à l’autre, d’une région à l’autre, d’un village à l’autre et/ou d’une classe sociale à l’autre, mais aussi d’une personne à l’autre.