3.4. Dispersion vocalique par zones géographiques

3.4.1. La dispersion des voyelles brèves

Les figures 51 et 52 montrent la dispersion des segments vocaliques brefs réalisée en arabe maghrébin (i.e. parlers marocains, algériens et tunisiens) et en arabe oriental (i.e. parlers syriens, libanais et jordaniens). Les caractéristiques formantiques de chaque timbre vocalique ont été étudiées — pour chaque parler — dans les sections précédentes. Ici, nous nous proposons d’analyser de manière globale (i.e. c’est-à-dire sans prendre en considération les variations interdialectales) la distribution des segments vocaliques en arabe maghrébin et moyen-oriental afin de caractériser les schémas de dispersion mis en oeuvre dans l’une et l’autre des deux zones dialectales du monde arabophone.

Bien que les systèmes phonologiques varient substantiellement d’un dialecte à l’autre à l’intérieur d’une même zone géographique (section 3.1), l’observation comparée de la distribution des segments vocaliques brefs tels qu’ils sont effectivement réalisés en parole spontanée montre que les parlers maghrébins — contrairement aux parlers orientaux — tendent à favoriser la génération de timbres centralisés, ce qui conduit à une certaine réduction des contrastes vocaliques d’origine. Les parlers orientaux, en revanche, privilégient les positions périphériques et ont tendance à conserver une dispersion vocalique maximale tout en en développant, par ailleurs, de nouvelles voyelles d’aperture moyenne de type [e] et [o] et centrale (i.e. [ message URL e.gif]). Afin de comprendre la dispersion des voyelles brèves dans les parlers du Maghreb, il convient de rappeler qu’un certain nombre d’entre elles ont purement et simplement disparu du système : les voyelles courtes finales, par exemple, déjà instables de par leur position, ne subsistent généralement plus. Certaines autres voyelles brèves positionnées à l’intérieur de syllabes ouvertes peuvent, selon le parler, soit s’abréger au point de devenir de simples « points » vocaliques de timbre plus ou moins neutre selon le contexte articulatoire, soit disparaître complètement du fait d’une règle de syncope touchant, à de rares exceptions près, toutes les voyelles brèves ainsi positionnées. Enfin, il semblerait que les voyelles brèves qui sont conservées, tout en entretenant les oppositions qualitatives de base, soient articulées à l’intérieur d’un espace articulatoire plus réduit que celui des parlers orientaux.
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Figure 51 : Dispersion vocalique (voyelles brèves) en arabe maghrébin
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Figure 52 : Dispersion vocalique (voyelles brèves) en arabe oriental

Le tableau 37 et la figure 53 présentent la proportion des segments vocaliques courts et longs relevés dans nos données en arabe maghrébin et moyen-oriental. Nos chiffres montrent la fréquence relative des voyelles longues n’est pas significativement différente de celle observée pour les voyelles brèves (48 % au Maghreb et 46 % au Moyen-Orient). De la même manière, la proportion des segments brefs est comparable d’une zone à l’autre (52 % au Maghreb et 54 % au Moyen-Orient). Ces chiffres nous permettent d’effectuer des comparaisons de dispersion sur la base d’un nombre de données similaire d’une zone à l’autre.

Tableau 37 : Répartition des segments vocaliques relevés dans nos données
Arabe Maghrébin Arabe Oriental Total
V. brèves 289 317 606
V. longues 270 270 540
Total 559 587 1146
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Figure 53 : Répartition des segments vocaliques en fonction de leur durée étymologique.

Dans les parlers orientaux comme dans les dialectes du Maghreb, les segments vocaliques brefs conservent, au niveau phonétique, des timbres et des fréquences d’occurrences relatives nettement différenciées (tableaux 38 et figures 54(a) et 54 (b)).

Tableau 38 : Fréquence d’occurrence des segments vocalique brefs en arabe maghrébin et moyen-oriental (en % et par timbre)
Fréquence d’occurrence des segments vocaliques
Maghreb Moyen-Orient
a 11% 19%
e 0% 7%
i 19% 11%
o 0% 3%
23% 29%
u 16% 13%
30% 17%
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Figure 54(b) : Répartition par timbre (en %) des segments vocaliques brefs en arabe oriental
La répartition par timbre des segments vocaliques brefs attestés en arabe maghrébin et oriental est représentée dans les figures 54(a) et 54(b). Elle permet d’observer que la voyelle la plus fréquente en arabe maghrébin est la voyelle de timbre neutre [ message URL e.gif] (30%), à l’inverse cette voyelle connaît une fréquence d’occurrence largement inférieure dans les dialectes orientaux (17%). Cette différence fondamentale explique que la répartition vocalique des parlers maghrébins soit nettement plus concentrée dans la zone centrale que ne l’est celle mise en oeuvre dans les parlers orientaux (voir figures 50 et 51 ci-dessus).

Par ailleurs, la pertinence du contraste vocalique pour les réalisations des anciens /a/ /i/ et /u/ s’établit, au Maghreb, à l’intérieur d’une zone centrale plus ou moins condensée selon les parlers. Ceci est prouvé par les analyses statistiques effectuées dans les sections précédentes.

Ainsi, même si, à l’instar de Ghazali (1979), nous observons, pour tous les parlers représentés dans ce travail, des différences qualitatives entre les voyelles brèves et longues de même timbre et que l’on peut, à ce propos, retenir la variable de quantité vocalique comme entraînant des modifications qualitatives significatives (consistant de manière générale en une meilleure atteinte de la cible articulatoire), il nous semble, a priori, qu’à durée égale et à timbre comparable, les voyelles maghrébines sont plus centralisées que leurs correspondantes orientales indépendamment de la structure syllabique dans laquelle elles apparaissent. C’est ce que nous nous proposons de vérifier maintenant par le biais d’une analyse statistique menée, à partir des valeurs moyennes obtenues sur F1 et sur F2 (tableaux 39 et 40), pour chaque voyelle brève attestée aussi bien au Maghreb qu’au Moyen-Orient.

Tableau 39 : valeurs formantiques moyennes des segments vocaliques brefs de l’arabe maghrébin
F1 écart-type F2 écart-type
a 647 44 1392 89
i 429 56 1840 104
560 55 1682 115
u 448 66 1208 109
471 42 1516 74
Tableau 40 : valeurs formantiques moyennes des segments vocaliques brefs de l’arabe oriental
F1 écart-type F2 écart-type
a 668 48 1355 128
i 360 48 2140 125
593 62 1768 102
u 362 53 994 125
512 48 1522 100
o 491 22 1082 47
e 498 46 2084 80
La comparaison des réalisations de [a] montre que la variante orientale est significativement plus ouverte et plus postérieure que la réalisation maghrébine (p = .01 sur F1 et p = .05 sur F2). La voyelle d’aperture moyenne [ message URL ae.gif] présente dans ses réalisations orientales un degré d’aperture significativement supérieur à celui caractéristique des dialectes maghrébins (p = .0002), de plus, tout comme pour la voyelle ouverte, [ message URL ae.gif] est au Maghreb plus centralisé (i.e. valeur de F2 inférieure par rapport à la réalisation orientale (p = .0001). Pour ce qui concerne les voyelles fermées d’avant et d’arrière, soient [i] et [u], on constate à nouveau qu’elles sont (1) plus fermées dans les dialectes moyen-orientaux qu’au Maghreb (p = .0002 pour [i] et p = .0001 pour [u], et (2) plus centralisées en arabe maghrébin, puisque [i] est significativement plus antérieur dans ses réalisations orientales (p = .0001) et [u] significativement plus postérieur (p = .0001).
Les résultats statistiques que nous venons de présenter permettent de définir la distribution vocalique des segments brefs des parlers maghrébins comme étant significativement plus centrale que celle des parlers orientaux. Cette tendance à la « périphérisation » typique des parlers orientaux, s’observe également pour la voyelle centrale elle-même. La comparaison des valeurs formantiques de [ message URL e.gif] montre que cette voyelle ne connaît aucune différence interdialectale au niveau de sa position sur l’axe avant ~ arrière, ceci nous permet de poser une valeur moyenne pour F2[ message URL eenversindice.gif ] = 1519 Hz. En revanche, la réalisation orientale est significativement plus ouverte que la réalisation maghrébine (p = .0001). Ce phénomène nous semble particulièrement important à souligner, car la mise en valeur d’une différence significative au niveau statistique quant au degré d’aperture pour la réalisation maghrébine vs orientale d’une voyelle, par définition, « centrale », peut ipso facto être interprétée comme la preuve d’une distribution différenciée : les parlers maghrébins privilégiant la génération de timbres vocaliques [+ centralisés] alors que les dialectes orientaux préfèrent les positions périphériques.