3.6. L’opposition de durée vocalique en arabe dialectal

Les dialectes arabes, nous l’avons vu, opposent des voyelles longues aux voyelles brèves. Cette opposition est admise par tous, à l’exception du dialecte marocain pour lequel elle est controversée57. Elle est inscrite dans le système phonologique sous-jacent de la langue et permet de distinguer des significations par la seule variation de la quantité vocalique58. Les travaux traitant de la durée vocalique en arabe dialectal sont rares et jusqu’alors assez dispersés. Par ailleurs, ils ne concernent souvent qu’un nombre assez restreint d’entités phonémiques (le plus souvent, les voyelles cardinales) dans le but d’observer des phénomènes connexes à la quantité vocalique (i.e. influence du contexte consonantique sur la durée des segments vocaliques adjacents (Mitleb, 1984) ; phénomène de résistivité de la quantité vocalique en fonction du débit de parole (Jomaa & Abry, 1988  et Ghazali & Braham, 1992) ; corrélation entre durée et degré d’aperture des segments vocaliques (Alioua, 1991-92) ; influence de la nature de la syllabe et de la position des segments vocaliques sur la durée intrinsèque (Agoujard, 1979). Il convient à ce propos de souligner que la durée des voyelles finales est généralement traitée à part dans l’ensemble des études s’intéressant spécifiquement à la durée vocalique. La position finale entraîne, en effet, des modifications importantes tant du point de vue de la durée des segments que de leurs caractéristiques spectrales.

Toutefois, bien que ce type de connaissance soit indispensable pour l’élaboration des règles phonétiques significatives liées au phénomène de temporalité, l’étude de l’opposition de la durée vocalique telle qu’elle est réalisée en parole naturelle (et non à l’intérieur de mots isolés comme dans la plupart des études précédemment citées) reste primordiale. En effet, les connaissances ainsi acquises permettraient d’améliorer les performances des modèles de reconnaissance et des systèmes de synthèse de la parole dont l’objectif ultime est, d’une part, de pouvoir fonctionner à partir de parole spontanée dans le cas des systèmes de reconnaissance et d’autre part, d’être le plus proche possible des phénomènes observés en parole naturelle pour ce qui concerne la synthèse de la parole.

C’est dans cette optique que s’inscrit notre travail. Nous avons ainsi retenu les mesures acoustiques des voyelles brèves et longues de six variétés d’arabe dialectal différentes. Au terme de ce travail, nous espérons apporter de nouvelles données à la problématique de la durée vocalique en arabe en établissant, sur la base de nos données, le rapport moyen VL/VB tel qu’il est effectivement réalisé en parole spontanée, (c’est à dire non-lue). Le choix de cette méthodologie s’explique par le fait qu’il nous semble contestable d’établir les caractéristiques phonétiques de l’arabe dialectal à travers le filtre de l’arabe standard dont les règles sont nécessairement transposées à l’arabe dialectal par l’usage d’un corpus écrit. De ce fait, procéder à des analyses phonétiques en s’appuyant sur un corpus lu alors que l’arabe dialectal est une langue orale, qui plus est sans écriture conventionnelle jusqu’à nos jours, nous semble limité. Il est de ce fait évident que l’analyse des caractéristiques phonétiques de l’arabe dialectal doit être fondée à partir d’un corpus oral spontané, seul capable de refléter une image moins déformée de l’usage quotidien qu’ont les locuteurs arabophones de leur langue maternelle.

Avant de procéder à l’analyse de nos données, nous avons voulu rassembler l’ensemble des connaissances traitant de la durée vocalique en arabe. Rappelons de prime abord que la plupart des études concerne la langue standard et s’intéressent essentiellement aux variations quantitatives encourues par la voyelle /a/. La majorité des auteurs justifient ce choix par des considérations typologiques. La voyelle ouverte est effectivement l’une des voyelles les plus fréquentes dans les langues du monde (97.8 % langues répertoriées dans la base UPSID451. De plus, si l’on en croit Metoui (1989:37), les voyelles fermées /i/ et /u/ ont une faible fréquence d’occurrence en arabe standard, soit 20.8 % pour /i/ et 19.8 % pour /u/ en comparaison à /a/ qui atteste une fréquence de 59.4 %. Abu-Haidar (1991 :40) évoque quant à elle le fait que les contraintes de paires minimales signifiantes en arabe standard font que les voyelles [a] et [a:] sont largement majoritaires.

Ainsi, Port & al. (1980) ont montré que la durée de la voyelle [a] standard prononcée par des locuteurs d’origine égyptienne, irakienne et koweïtienne est d’environ 60ms alors que [a:] présente une durée de 155 ms. Pour Belkaïd (1984), les paires de voyelles cardinales /i/ ~ /i:/ ; /u/ ~ /u:/ et /a/ ~ /a:/ réalisées par un locuteur de substrat dialectal tunisien présentent des durées respectives de 60 ms et 150 ms pour le couple /i/ ~ /i:/ ; 70 ms et 140 ms pour /u/ ~ /u:/ et 75 ms et 200 ms pour /a/ ~ /a:/. Les travaux de Alioua (1987) effectués sur la base des réalisations vocaliques de locuteurs marocains révèlent que la voyelle ouverte brève connaît une durée moyenne de 65 ms contre une durée de 174 ms pour sa correspondante longue.

L’étude de Al-Ani (1970), supposée fournir des informations concernant la réalisation de l’opposition de durée vocalique telle qu’elle est mise en oeuvre en arabe standard contemporain, pose que la durée des voyelles brèves est de 300 ms et celle des longues de 600 ms. Malheureusement, compte tenu de la méthodologie utilisée dans ce travail (i.e. fondée sur la production de voyelles isolées), nous ne pouvons que difficilement tenir compte de ces résultats, les valeurs exceptionnellement élevées qu’il enregistre étant incontestablement liées au contexte d’acquisition de ces données.

Abu-Haidar (1991) a étudié la variabilité et l’invariance du système vocalique de l’arabe standard. Trois locuteurs arabophones d’origine dialectale différente ont produit des syllabes de type CVC et CVCV dans des mots isolés avec V = /a/. L’opposition [a] vs [a:] apparaît dans son corpus à l’intérieur de paires minimales et les valeurs de durées moyennes sont de 119 ms pour la brève et 312 ms pour la longue. L’auteur souligne par ailleurs l’importance de la variation inter-individuelle, car pour ce qui concerne la durée des voyelles longues elle enregistre des écarts-types de l’ordre de 84 ms.

L’objet du travail de Ghazali & Braham (1992), consiste à observer le comportement de la quantité vocalique des voyelles /u/ et /a/ selon la nature de la structure syllabique dans lequel elles se réalisent (i.e. VC et/ou VCC) et en jouant sur la variable « débit de parole ». Les trois sujets d’origine dialectale tunisienne ont produit des dissyllabes accentués sur la première syllabe dans deux conditions de vitesse d’élocution : « rapide » vs « normal » et selon deux styles de prononciation : « ordinaire » vs « pédagogique ». Les résultats obtenus à l’issue de cette étude montrent d’une part que la variable « vitesse d’élocution » n’a pas d’effet significatif sur la durée intrinsèque des voyelles brèves étudiées : elles conservent, en effet, en débit rapide 88% et 84% de leur durée normale pour [a] et [u] respectivement. Les longues en revanche connaissent une compression temporelle plus importante et leur durée, en débit rapide, ne représente plus que 74 % et 77 %. D’autre part, la plupart des auteurs montrent que le contexte — et plus particulièrement la présence de consonnes géminées dans l’environnement immédiat — a un effet notoire sur la durée des segments vocaliques.

Ce dernier point a fait l’objet d’une étude particulière (Jomaa, 1995) et l’on sait depuis que la gémination consonantique a un effet de compression (i.e. abrègement) sur la durée de la voyelle qui précède. Ces résultats corroborent par ailleurs le principe de « closed syllable vowel shortening rule » défini par Maddieson (1985), selon lequel les voyelles situées à l’intérieur de syllabe fermées connaissent un abrègement contextuel. Ghazali & Braham (1992) ont également observé ce phénomène dans leurs données, et montrent que la voyelle [a] atteste une durée de 61 ms en syllabe VC et de 56 ms en syllabe VCC.

Pour ce qui est de l’effet du voisement des consonnes adjacentes sur la durée co-extrinsèque des segments vocaliques, Mitleb (1982) arrive a la conclusion que ce paramètre n’influe en rien sur la quantité des segments vocaliques en arabe et que cette variable est dépendante de la langue étudiée, et ne doit pas être considérée comme un phénomène universel attesté dans l’ensemble les langues du monde. Cette remarque nous semble d’autant plus juste que dans les langues où la durée est phonologique, les variations de durée co-intrinsèque se doivent d’être réalisées dans des proportions minimes afin d’éviter un changement de sens.

Bien que n’entrant pas directement dans le cadre de cette étude, nous avons tenu à rassembler ici les résultats obtenus dans le champ de la durée en arabe standard afin de mettre en valeur l’importance de certains critères de variation intervenant dans les phénomènes de temporalité dans les langues en général et en arabe en particulier. Toutefois, comme nous le verrons plus loin, notre approche n’a pas porté sur ces paramètres de variation. Notre objectif étant d’observer la réalisation globale de l’opposition de quantité vocalique telle qu’elle apparaît — tous phénomènes de variation co-intrisèques confondus — dans le discours spontané de locuteurs arabophones d’origines différentes. De plus, étant donné que c’est l’influence du substrat dialectal qui est connue pour avoir une influence sur les réalisations de l’arabe standard et non l’inverse (Abu-Haidar, 1991), ce principe étant par ailleurs, clairement défini par Al-Ani (1970) dans les remarques préliminaires à son étude du système phonologique de l’arabe standard prononcé par des locuteurs irakiens :

‘«  The aim of this work is to present a systematic study of the phonology of contemporary Standard Arabic as used in Irak. Needless to say, this phonology varies from one Arab country to another » (Al-Ani, 1970 :18).’

Il nous semble possible de dire que l’étude de la durée vocalique dans les différents dialectes arabes constitue une étape primordiale59 au sens premier du terme.

La connaissance de la réalisation de l’opposition de durée vocalique mise en oeuvre dans les différents dialectes arabes pouvant ainsi aider à une meilleure compréhension des variations rencontrées, à ce niveau, dans la prononciation de formes standards.

Il nous semble maintenant nécessaire de présenter sommairement les résultats des études traitant du comportement de la quantité vocalique dans différentes variétés dialectales de l’arabe, pour lesquelles il est nécessaire de rappeler qu’elles sont considérées comme des langues à tradition essentiellement orales et comme les outils de communication vernaculaires quotidiens des populations arabophones dans leur ensemble.

Chez Jomaa (1987), la durée moyenne des voyelles brèves en arabe tunisien est de 60 ms (la voyelle brève la plus longue étant la voyelle ouverte présentant une durée moyenne de 67 ms). Les longues mesurent environ 110 ms (113 ms pour [a:]). Le paramètre de durée vocalique a été abordé dans ce travail en intégrant des variations de vitesse d’élocution et les résultats présentés ici ont été obtenus en débit conversationnel.

Dans un second travail sur l’arabe tunisien, Jomaa (1991) établit que la durée de la voyelle ouverte située en contexte simple ne diffère pas de celle apparaissant en contexte géminé. Dans ces deux contextes, la voyelle brève présente une durée moyenne de 75 ms et la longue de 132 ms.

Pour Ghazali (1979), [a] présente une durée de 75 ms, la longue mesurant 125 ms. Notons sur ce point que cette analyse a largement inspiré notre approche visant à la caractérisation des systèmes vocaliques en arabe dialectal. Elle constitue en effet, la première étude trans-dialectale traitant de la durée vocalique et de ses effets sur les caractéristiques formantiques des segments vocaliques.

L’étude de Norlin (1987) sur l’arabe égyptien prononcé à débit normal a montré que la durée moyenne des voyelles brèves [i u a] était de 85 ms, les longues correspondantes atteignant une durée de 152 ms. Pour la voyelle [a] spécifiquement, la brève présente une durée de 59 ms et la longue de 151 ms. Ce dernier résultat correspond exactement à celui obtenu par Jomaa (1987) pour l’arabe tunisien, ce qui semble dire qu’il n’existerait pas de différences dialectales inter-zones au niveau de la quantité des voyelles comme c’est le cas pour ce qui concerne la caractérisation des voyelles au niveau formantique. Nous verrons dans la suite de ce travail si cette hypothèse est confirmée par nos données trans-dialectales.

Les travaux menés par Durand, 1946 ; Obrecht, 1968 et Sayah, 1979 attestent des valeurs de durée moyennes pour les segments vocaliques de 85 ms - 110 ms pour les voyelles brèves et 140 ms - 220 ms pour les voyelles longues.

En arabe jordanien, Mitleb (1984) qui s’est intéressé plus particulièrement à l’influence du contexte et de la gémination consonantiques pour déterminer la durée des segments vocaliques obtient, pour la voyelle [a] brève une durée moyenne de 90 ms, la voyelle longue mesurant 145 ms.

Pour ce qui concerne les parlers de la péninsule Arabique, Fledge (1979 et 1981), Hussain (1985) et Al-Ghamdi (1992) ont étudié la durée vocalique en arabe saoudien dans un contexte consonantique composé d’occlusives. Les résultats qu’ils obtiennent séparément sont comparables d’une étude à l’autre, et indiquent comme durée moyenne des segments vocaliques brefs une durée moyenne de 99 ms, celle des longues correspondantes étant en moyenne de 190 ms. Ils n’observent pas de différences significatives quant à la nature sourde ~ sonore du contexte adjacent.

Le dialecte koweïtien a également donné lieu à une étude, celle de Al-Dossari (1989), où les variables dépendantes au travers desquelles les variations de durée vocalique sont étudiées sont le caractère [+ emphatique] de l’environnement consonantique immédiat ainsi que la gémination. Dans ces différents contextes l’auteur remarque que la durée des voyelles brèves en contexte neutre et simple (i.e. non emphatique et non géminé) est de 73 ms, alors qu’en contexte emphatique et géminé les voyelles brèves précédents le cluster consonantique prédéfini présentent une durée de 88 ms. Nous avons vu précédemment que la présence de consonnes géminées à droite des voyelles avait tendance à abréger la durée des segments vocaliques (cf. principe « Closed Syllable Vowel Shortening Rule »). Les résultats, ici contradictoires, obtenus par ces auteurs sont liés à la nature des consonnes (i.e. pharyngalisation). Les longues, en contexte simple, mesurent, pour leur part, 152 ms.

Enfin en arabe syrien, l’étude de Irikoussi (1981) sur le parler de Damas, montre que les voyelles brèves [i e a o u] ont une durée moyenne de 49 ms et leurs correspondantes longues de 119 ms, ce qui mène à un rapport de 2.4. Dans ce travail, la variation de durée vocalique est observée en fonction du critère de l’accentuation, les voyelles brèves accentuées présentant une durée moyenne de 63 ms, les longues de 126 ms. Toutefois, nous verrons plus loin les raisons pour lesquelles le paramètre de l’accentuation ne peut avoir réellement entraîné, à lui seul, de telles différences quantitatives.

Pour finir nous nous attarderons plus particulièrement sur les résultats obtenus lors de l’étude de l’opposition de durée vocalique en arabe marocain. Rhardisse (1989) obtient les mesures suivantes [a] = 108 ms et [a:] = 139 ms dans son étude sur la corrélation entre le voisement consonantique contextuel et la durée vocalique. Par ailleurs, l’étude menée par Amrani (1997) fait état de résultats intéressants. Par le biais de l’oralisation en arabe standard et en arabe marocain d’un triplet opposant, dans les mêmes contextes syllabique et consonantique, des voyelles ouvertes brèves et longues (i.e. [ message URL z.gifamal] « chameau » vs [ message URL z.gifa:mal] « beauté » vs [ message URL z.gifama:l] «Jamal » (i.e. prénom masculin), l’auteur montre que la durée moyenne de tous les [a] — qu’ils soient brefs ou longs — correspond en arabe marocain à la durée d’un [a] bref étymologique réalisé en arabe standard. Mais une fois de plus, cette méthode d’analyse basée sur la comparaison de réalisations « en arabe standard » vs « en arabe dialectal » nous semble quelque peu artificielle. La seule étude qui nous paraisse, à l’heure actuelle, méthodologiquement appropriée quant à l’analyse de l’opposition réelle de durée vocalique en arabe dialectal est celle de Embarki (1997). L’auteur considère, à notre avis très justement, que l’analyse des caractéristiques phonétiques (qu’elles soient liées à la durée et/ou aux caractéristiques formantiques des voyelles) doit être fondée sur un corpus oral spontané, seul capable d’éclairer sur l’existence éventuelle de l’opposition quantitative et sa nature phonologique et/ou situationnelle en arabe marocain. Pour ce faire l’auteur a enregistré des conversations spontanées et, avant de procéder à l’analyse acoustique des données ainsi obtenues, il a mis en place un test psycho-acoustique dont l’objectif était de voir si un groupe d’auditeurs, eux-mêmes d’origine marocaine, percevaient une opposition de durée entre les différentes voyelles du corpus. Les résultats montrent que les sujets repèrent effectivement des différences et affirment avoir perçu dans les stimuli présentés des voyelles plus longues que d’autres. L’étude approfondie de ces résultats révèlent que la perception de longueur est liée dans certains contextes à des mots empruntés à l’arabe classique. Afin de vérifier si la perception du trait [+ long] des segments était physiquement fondée, l’auteur a procédé à la mesure des segments vocaliques relevés dans son corpus (tout en tenant compte du paramètre de variation lié à la structuration syllabique). Les résultats qu’il obtient sont pour le moins surprenants. Ils présentent toutefois l’avantage de nous éclairer (1) sur l’importance des fluctuations rencontrées en parole spontanée, (2) sur le décalage existant entre réalisation effective et perception subjective, (3) sur la perversion de l’utilisation d’un codage prenant en compte la nature étymologique des segments vocaliques. En effet, dans la plupart des cas cités les voyelles perçues comme longues présentent une durée moyenne inférieure à celle mesurée pour les voyelles brèves ! Ainsi, l’auteur trouve une durée de 81 ms pour la voyelle brève et 57 ms pour la voyelle longue réalisées dans la séquence C[a]C[a:]C du mot [ message URL integrale.gifama:l] « Nord ». Un second exemple lui permet de mesurer pour une occurrence de [i] étymologiquement long une durée de 118 ms alors que la mesure de la voyelle brève /a/ située dans le même mot (i.e. [s message URL exposant.gif message URL a.gifri: message URL h.gif] « franc », présente une durée de 128 ms. La multiplication de ce type d’éléments permettent à l’auteur de conclure en faveur de l’absence d’opposition quantitative en arabe marocain au niveau phonologique.
Il nous semble néanmoins nécessaire d’attribuer à ces résultats une valeur toute relative compte tenu (1) de la nature [+ classique] de ces items, (2) des différences observées au niveau de la structure syllabique : les voyelles analysées apparaissant à l’intérieur de deux structures syllabiques différentes (i.e. CV d’une part, CVC d’autre part) dont on sait qu’elles constituent des contextes spécifiques ayant une influence sur la durée co-intrinsèque des segments vocaliques. Nous savons par exemple que — dans les parlers maghrébins — si une voyelle brève est conservée en syllabe ouverte et ne subit pas la règle d’effacement liée à cette position, c’est que le terme où elle apparaît est sujet à traitement spécifique consistant au maintien de la voyelle étymologiquement brève (par exemple dans [ message URL integrale.gifama:l] « Nord »). Nous savons aussi qu’une voyelle apparaissant en syllabe fermée est, de manière générale, abrégée (Maddieson, 1985 ; Ghazali, 1979).

Ainsi, ce que nous défendons dans l’approche de Embarki (1997) n’est pas tant les résultats obtenus que la méthodologie utilisée. Le tableau synoptique 44 résume les résultats les plus cohérents que nous avons introduits ci-dessus et rappelle pour chaque étude les variables dépendantes prises en compte pour l’établissement des valeurs de durée moyennes calculées pour chaque type de voyelles (brève/longue).

Tableau 44 : Récapitulatif des études sur la durée vocalique en arabe dialectal
Variétés dialectales Variable dépendante Durée moyenne voyelles brèves (ms) Durée Moyenne voyelles longues (ms) Rapport moyen VL/VB Références
Tunisien Vitesse d’élocution 60 110 1.8 Jomaa , 1987
Tunisien Gémination consonantique contextuelle 75 132 1.7 Jomaa, 1991
Tunisien Contexte consonantique + structure syllabique 75 125 1.6 Ghazali, 1979
Egyptien Vitesse d’élocution 85 152 1.7 Norlin, 1987
Libanais - 97 220 2.2 Durand, 1946
Obrecht, 1968
Sayah, 1979
Jordanien Gémination consonantique contextuelle 90 145 1.6 Mitleb, 1984
Saoudien - 99 190 1.9 Fledge, 1979-81
Hussain, 1985
Al-Ghamdi, 1992
Koweïtien Emphase et gémination consonantique contextuelle 80 152 1.9 Al-Dossari, 1989
Syrien Accentuation 56 122 2.1 Irikoussi, 1981
Irakien - 300 600 2.0 Al-Ani, 1970
Marocain Voisement consonantique contextuel 108 139 1.2 Rhardisse, 1989

Les éléments typologiques que nous avons tentés de rassembler ici présentent, comme nous l’avons souligné, l’inconvénient (1) de ne traiter la durée vocalique qu’à travers l’observation de paramètres connexes, (2) de se baser sur des corpus préfabriqués ne partageant que peu de caractéristiques communes avec la parole spontanée. Toutefois, à l’exception des résultats quelque peu contradictoires obtenus par Embarki (1997), ces études nous permettent de rappeler les paramètres de variation pour la durée vocalique co-intrinsèque dont il est, sans aucun doute, important de tenir compte afin d’assurer par exemple la naturalité de la synthèse du système sonore de l’arabe, soient :

  1. le contexte consonantique, et plus particulièrement la gémination et/ou le caractère [+ voisé] et/ou [+ emphatique] des consonnes suivant la voyelle, semble avoir un effet allongeant sur les segments vocaliques,

  2. les variations de vitesse d’élocution (i.e. le débit) et le nombre de syllabes dans le mot et/ou la longueur de la phrase entraînent des différences au niveau de la durée des segments. Il a ainsi été montré que la durée des segments vocaliques (et consonantiques) était inversement proportionnelle au nombre de syllabes présentes dans l’item (Benkirane, 1981-1982), et que plus le débit est rapide et/ou plus la phrase est longue, plus la durée des segments diminue,

  3. la nature de la structure syllabique a elle aussi été pressentie pour avoir un effet sur la durée des segments vocaliques, les voyelles positionnées à l’intérieur de syllabes fermées présentant une durée inférieure aux autres (principe de « Closed Syllable Vowel Shortening »). De même, la position dans le mot influe sur la durée : les voyelles situées en position finale présentent ainsi des variations de durée importantes tant du point de vue de leur caractéristiques qualitatives que du point de vue de leur durée. Enfin, certains auteurs, comme Irikoussi (1981), ont tenté de montrer que l’accent provoquait l’allongement des segments vocaliques : les voyelles accentuées ayant tendance à s’allonger.

Toutefois, il nous semble important de souligner que quelle que soit la variable dépendante prise en compte pour mesurer les écarts de durée vocalique, les différences observées ne sont pas statistiquement significatives bien qu’allant dans le sens des tendances générales. Ces résultats mitigés s’expliquent avant tout par le fait que la durée constitue, en arabe, une opposition phonologique. De ce fait, les paramètres de variation quantitative ne peuvent jouer au-delà d’une certaine limite sans perturber le système. Ceci explique que les différences enregistrées par les différents auteurs dans les différents contextes de variation soient de l’ordre de quelques millisecondes seulement. L’opposition de quantité vocalique est un fait phonético-phonologique pertinent pour la totalité des dialectes arabes60. Les études que nous avons mentionnées ci-dessus s’intéressent à sa caractérisation pour chaque langue/dialecte. Dans les sections suivantes, nous entendons présenter la réalisation de cette opposition en parole naturelle et spontanée. Bien que nous ne puissions pas établir sur la base de données en parole spontanée la réalité phonologique de l’opposition de quantité — car cet objectif nécessiterait de travailler sur des paires minimales ne s’opposant que par la durée des segments vocaliques comme par exemple : [ message URL chi.gif amsa] « cinq» vs [ message URL chi.gif a:msa] « cinquième » ; [s message URL ae.gifmessage URL interro.gifa] « sept » vs [s message URL ae.gif :message URL interro.gifa] « septième » ; [s message URL I.gifnni] « ma dent » vs [s message URL exposant.gif i:ni] « chinois » ou encore [f message URL u.gifl] « jasmin » vs [fu:l] « fève ») — nous entendons, dans notre travail, observer la réalisation de l’opposition de durée vocalique telle qu’elle est mise en oeuvre en parole spontanée dans différents dialectes arabes pour lesquels nous postulons, à l’instar de la majorité des chercheurs mentionnés ci-dessus, l’existence d’un contraste quantitatif au niveau phonologique.

L’opposition de durée, relative à l’organisation temporelle de la parole, existe dans toutes les langues du monde, y compris dans celles qui n’opposent pas, au niveau phonologique, des voyelles brèves à des voyelles longues. Keller (1992) définit ce principe en stipulant «qu’au niveau de la parole, les différents segments occupent des espaces-temps spécifiques qui, sur le plan de l’analyse de la production phonétique, peuvent changer considérablement selon les conditions d’élocution, les locuteurs, les débits ou encore les dialectes ». Dans notre étude, nous avons tenté d’observer la réalisation de la durée phonétique à travers le filtre de l’opposition de quantité phonologique. En d’autres termes, les voyelles présentes dans nos corpus ont été codées en fonction de leur durée intrinsèque (i.e. étymologiquement brève ou longue), l’exemple (1) montre le codage vocalique réalisé sur la première phrase du corpus de « La Bise et le Soleil » utilisé pour cette étude :

(1) «  le – vent – et – le – soleil – se – disputaient »

* Transcription phonétique en arabe marocain :

[ message URL alif.gif message URL e.gif - ri: message URL h.gif - u - message URL integrale.gif message URL integrale.gif message URL e.gifm message URL integrale.gif - k message URL ae.gif:nu - mdd message URL ae.gifbzi:n ]

* Transcription morphologique en arabe marocain :

article déf – nom masc – conj. de coordination - nom fem. – verbe « auxillaire » 3° pers. pluriel passé – participe présent passif pluriel (aspect inaccompli, fonction adjectivale)

* Codage des voyelles en fonction de leur origine étymologique

CVb – CVlC – Vb – CVbCC – CVlCVl - CCVbCVlC

L’origine brève et/ou longue de certaines voyelles peut, en arabe, relever d’un conditionnement morphologique. La voyelle finale non-accentuée [u:] de [k message URL ae.gif:nu:], représentant la troisième personne du pluriel, est étymologiquement — c’est-à-dire intrinsèquement — longue. Toutefois, dans l’exemple (1) elle est réalisée brève du fait de sa position dans l’énoncé. Il a été montré précédemment que la position finale absolue de mot conduit à un allongement des voyelles. En revanche, ce principe est remis en cause lorsque le mot comportant la voyelle en question n’est pas lui même en position finale d’énoncé (i.e. la durée des segments est inversement proportionnelle au nombre de syllabe dans le mot et au nombre d’items dans la phrase). Pourtant, nous avons décidé de la coder « longue » afin d’une part, de conserver l’information étymologique et, d’autre part, d’observer, en connaissance de cause, les phénomènes d’allongement et/ou d’abrègement qui peuvent toucher les voyelles originellement brèves et/ou longues. Nous avons ensuite procédé expérimentalement à la mesure des segments vocaliques par catégories (voyelles étymologiquement brèves vs voyelles étymologiquement longues) sans tenir compte des paramètres de variation contextuels pouvant entraîner, au niveau phonétique, des variations de durée co-intrinsèque. Les durées moyennes et plus particulièrement les rapports VL/VB obtenus sur la base de nos données doivent ainsi être interprétés comme représentatifs de la réalisation effective de l’opposition de durée vocalique telle qu’elle est mise en oeuvre en parole spontanée toutes choses étant égales par ailleurs. Il convient de ne pas considérer les résultats présentés ci-après comme une étude pertinente au niveau phonologique, puisqu’il s’agit précisément d’observer, de manière empirique, les oppositions de durée vocalique, inévitablement co-déterminées à tout moment par un ensemble important de facteurs, telles qu’elles se manifestent en parole continue.
Notes
57.

Plusieurs auteurs affirment que le système vocalique de l’arabe marocain oppose des voyelles longues aux brèves. On peut citer entre autres, Benkaddour (1982), Fennan (1986), Harris (1942 et 1946), Hassaoui (1980), Idrissi (1987), Khomsi (1975), Laabi (1975), Rhardiss & al. (1992). Pourtant, certains autres chercheurs adoptant une démarche synchronique, fondée sur l’observation des faits physiques par des outils expérimentaux, aboutissent généralement à l’absence ou à la disparition de l’opposition de quantité en arabe marocain. Benhallam & Dahbi (1990) affirment par exemple que l’arabe marocain a abandonné cette opposition. De même, Amrani (1997) et Embarki (1997) observent que sur le plan acoustique, l’arabe marocain ne connaît pas (c’est-à-dire plus) d’opposition entre voyelles brèves et voyelles longues et que la perception que certains auditeurs ont de cette opposition est due (1) à une distribution différente de la durée entre les différents segments de la syllabe ; (2) à la nature de la syllabe ; (3) à l’influence de la connaissance de la morphologie classique liée diachroniquement à la variété dialectale marocaine.

58.

Le paramètre de quantité correspond à la durée des segments, la durée étant précisément le corrélat physique de la quantité. L’opposition phonologique de quantité correspond à la notion de d’opposition entre voyelle brève et voyelle longue. La durée extrinsèque (ou co-intrinsèque) est liée à des facteurs d’allongement et/ d’abrègement externes, comme la nature du contexte consonantique environnant, la vitesse d’élocution, etc. La durée intrinsèque  fait référence au fait que la voyelle ouverte présente généralement la durée la plus longue par rapport, par exemple, aux voyelles fermées d’avant et d’arrière.

59.

Selon le Petit Robert (1999), de primordium « commencement » : qui est le plus ancien et sert d’origine (2) d’une importance capitale, essentielle, principale (nous soulignons).

60.

On note toutefois une variabilité interdialectale de l’opposition de quantité vocalique. Ces différences peuvent nous renseigner sur la spécificité de chaque dialecte arabe, comme cela semble se produire en arabe marocain où l’opposition de durée consonantique semble être plus manifeste que celle de durée vocalique (Rhardisse, 1989).