3.6.1. L’opposition de durée vocalique en arabe marocain
Les durées moyennes calculées pour chaque timbre vocalique attesté en arabe marocain apparaissent dans le tableau 45 et sur la Figure 62.
Tableau 45 :Durée moyenne (en ms) des segments vocaliques en arabe marocain
Dialectes marocains |
Voyelles brèves (en ms) |
écart-type (Vb) (en ms) |
Voyelles longues (en ms) |
écart-type (Vl) (en ms) |
Rapport VL/VB par timbre |
Durée des Vb en % de Vl |
Rapport Vl/Vb moyen |
a |
57 |
11 |
121 |
39 |
2.0 |
47% |
1.8
|
i |
57 |
9 |
100 |
40 |
1.7 |
57% |
|
57 |
8 |
94 |
34 |
1.7 |
60% |
u |
64 |
7 |
123 |
48 |
1.9 |
52% |
|
54 |
8 |
90 |
29 |
1.6 |
60% |
Durée Moy. |
58
|
|
106
|
|
|
|
|
Ecart-type |
4
|
|
16
|
|
|
|
|
Figure 62 : Durées moyennes (en ms) des voyelles longues et brèves de l’arabe marocain
Remarquons que la voyelle qui présente la durée intrinsèque la plus importante est la voyelle fermée arrondie d’arrière avec des durées moyennes de 64 ms pour la brève et 123 ms pour la longue. Il est possible d’expliquer la différence observée pour la voyelle [u]/[u:] par son contexte d’occurrence. La voyelle [u:] constitue en effet la marque du pluriel (3
e personne) sur les racines verbales et se trouve ainsi fréquemment située en position finale, ce qui peut provoquer soit son abrègement — si elle est suivie par une syllabe accentuée et qu’elle même ne porte pas l’accent, comme c’est le cas dans l’exemple (1) — soit son allongement si elle apparaît en position finale absolue à la fin d’un énoncé. Dans notre corpus, la plupart des formes verbales concernant deux actants principaux (i.e. « La Bise et le Soleil »), ce contexte conduit à une fréquence d’occurrence du morphème [u:] relativement élevée (24 % contre 23 % pour [
:], 29 % pour [i:], 14 % pour [a:] et 10 % pour [
:]), la plupart des verbes étant conjugués à la troisième personne du pluriel comme le montre l’énoncé rapporté en (1) :
(1) [
l brd
m
k
:nu k
dd
bzu:]
« le vent et le soleil se disputaient ».
Dans cet exemple, nous sommes en présence d’une occurrence de [u:] abrégé ([‘k
:n
u] « étaient »). La voyelle finale est étymologiquement longue et on devrait avoir [k
n
u:] mais la voyelle étant ici (1) non-accentuée (2) suivie d’une séquence de trois syllabes dont la seconde est accentuée et la première ultra-brève ([k
dd
bzu:] « se disputant »), la co-occurrence de ces faits mène, en parole, à son abrègement. En revanche, la voyelle finale de ([k
dd
bz
u:] connaît un allongement important à la fois étymologique (i.e. morphème de 3
ème personne du pluriel) et contextuel (i.e. lié à la position de finale absolue dans l’item et dans la phrase). Pour ce qui est des voyelles brèves [a] [
] et [i], on relève une durée moyenne de 57 ms. La durée moyenne de la voyelle centrale est légèrement inférieure (54 ms) ce qui peut s’expliquer par ses caractéristiques articulatoires qui, par définition, n’impliquent pas que l’on ait à atteindre une cible extrême dans l’appareil phonatoire contrairement aux voyelles ouvertes et/ou antérieures. Pour les voyelles longues correspondantes, notons que la voyelle la plus longue est le [a:] avec une durée moyenne de 121 ms. Les variantes [a]/[a:] apparaissent en marocain soit en position finale comme dans l’énoncé (2) et (3), soit en contexte consonantique postérieur (3) :
(2) [hu’m
a:
’g
lu:]
« ils disent »
(3) [’huwa
’qw
a: mn ’l
a:
r]
« il est le plus fort par rapport à l’autre »
La position finale associée à la présence de l’accent ([hu
ma:] « ils ») favorise l’allongement vocalique de la voyelle ouverte. De la même manière, la présence dans le mot d’une consonne postérieure (dans le cas de [
la:
r], la fricative uvulaire [
]), peut expliquer que la durée co-intrinsèque de [a:] soit plus importante que celle de [
:]. Dans les contextes non-postérieurs on a soit [
:] soit [
:] dont les durées moyennes sont respectivement de 94 ms et 90 ms, la durée moyenne de la voyelle ouverte [a:] de 121 ms peut donc s’expliquer d’une part par l’influence du contexte consonantique et d’autre part par les caractéristiques de durée intrinsèques liées à ce timbre vocalique. Notons pour finir que la voyelle centrale longue (dont nous avons relevé 10 % d’occurrences) présente la durée la plus courte par rapport à l’ensemble des voyelles longues de timbre plein.
Afin de vérifier si les différences de durée constatées d’un timbre à l’autre sont significatives au plan statistique, nous avons effectué une analyse de la variance (ANOVA, série non-appariée). Pour la variable indépendante « voyelles brèves », les écarts sont non-significatifs, ceci nous autorise à calculer — indépendamment de la variable dépendante « timbre » — la durée moyenne des voyelles brèves de l’arabe marocain (58 ms). En revanche, pour les voyelles longues, les différents timbres vocaliques présentent des différences de durée significatives (p = .002). Cet état de fait est principalement lié aux moyennes obtenues pour [a:] (121 ms) et [u:] (123 ms) Toutefois, l’opposition [u] ~ [u:] conduisant à un rapport Vl/Vb comparable à celui obtenu pour les autres timbres (R = 1.9), seul le rapport V[a:] :V[a] s’avère particulièrement élevé (R = 2). Le rapport moyen Vl/Vb calculé sur la base de tous les timbres vocaliques et indépendamment du timbre est égal à R = 1.7. Exprimé en pourcentage
61, ce résultat indique qu’une voyelle brève en arabe marocain correspond en moyenne à 55 % d’une voyelle longue. Cette opposition est particulièrement marquée pour la voyelle ouverte [a] qui représente 47 % de la longue correspondante, pour [
] et [
] en revanche, l’opposition de durée est moins saillante : la durée des voyelles brèves correspondant à 60% de la longue. Toutefois, les proportions restent suffisamment importantes pour nous permettre d’affirmer qu’en parole spontanée, c’est-à-dire lorsque tous les paramètres de variations de durée co-intrinsèque entrent en interaction, l’opposition de durée vocalique est toujours pertinente.